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thebusylilbee · 5 days
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"Un café crème et une minute, voire deux, de réflexion. Nawel (1) est à la recherche des mots pour décrire ses sentiments. La trentenaire est «chargée de sécurité en ligne» pour un média social. Elle a «galéré» pour se faire embaucher. La faute à quoi ? Son nom, son prénom et sa religion, dit-elle dans une brasserie parisienne proche de la place de la République. «Je fais attention à ne pas tomber dans la colère parce qu’on nous refuse le droit à la colère. Elle est perçue comme une forme de violence alors que nous la subissons au quotidien.» Le «nous» englobe de nombreux Français musulmans diplômés. Ils dénoncent une atmosphère «pesante» dans le monde du travail, les médias et l’espace public. Ils ne supportent plus les regards de travers les jours qui suivent les attentats, la «suspicion» et les débats politiques. Une vie avec la «boule au ventre», disent-ils.
Aïcha (1) qui enseigne la littérature dans le Val-de-Marne garde encore en elle la souffrance lorsqu’un collègue lui a posé une question après l’attaque du Hamas en Israël le 7 octobre. Elle était installée en train de boire son café en pianotant sur son téléphone dans la salle des professeurs. Tout était calme. Puis : «Et toi Aïcha, tu es bien silencieuse, ça ne te fait rien ce qui vient de se passer ?» Elle a fondu en larmes dans sa voiture sur le chemin du retour. En arrivant à son domicile, Aïcha a demandé à son compagnon : «Pourquoi on reste encore ici alors qu’on pourrait être respectés ailleurs ?»
«On se bat pour se faire embaucher»
Le ressenti est documenté. Trois sociologues ont mené une enquête. Olivier Esteves, Alice Picard et Julien Talpin ont interrogé une partie de cette «élite minoritaire» – appuyée sur un échantillon quantitatif de plus de 1 000 personnes et sur 140 entretiens approfondis – qui a décidé de quitter la France pour s’installer à Londres, Dubaï, New York, Casablanca, Montréal. Ils ont en fait un livre, La France, tu l’aimes mais tu la quittes (Seuil). Les interrogés racontent les raisons de l’exil : discrimination, stigmatisation et difficultés à grimper dans le fameux ascenseur social. Libération a rencontré une dizaine de jeunes diplômés musulmans – pratiquants ou non – qui travaillent actuellement en France mais qui pensent chaque jour un peu plus à l’exil. Nous en avons également croisé qui ont passé le cap ; celui de vivre ailleurs.
Le recteur de la grande mosquée de Bordeaux, le médiatique Tareq Oubrou, perçoit le phénomène. «Le malaise est profond chez les musulmans et ne l’a jamais autant été. Il y a de grandes interrogations, une angoisse même face à l’avenir politique et social d’une France qui se crispe», explique cette figure de l’islam de France. Combien ont passé la frontière ? Les chiffres n’existent pas.
Salim est ingénieur dans la téléphonie. «J’en parle presque tous les jours avec des copains, dit-il en introduction. Nous sommes nombreux à ressentir la même chose. On se bat pour se faire embaucher et on galère pour être promu. Récemment, mon collègue qui a été nommé chef d’équipe a été gêné. Il n’arrive même plus à me regarder dans les yeux. Je suis arrivé avant lui et j’ai fait de meilleures écoles que lui. Je suis vu comme le mec sympa qui fait des blagues, qui devrait remercier chaque matin ses patrons d’être là.» Le trentenaire est en train de se laisser convaincre par son cousin à Londres. Il gagne le double de son salaire mais pas seulement. Salim regarde le plafond, s’évade et revient parmi nous : «Personne ne lui fait de réflexions pendant le ramadan ou après une attaque terroriste. Il n’est pas vu comme un arabe ou un musulman mais comme un ingénieur français.»
«Je me suis sentie entièrement française»
Dans la brasserie parisienne, Nawel commande un second café crème et déroule le câble de sa trajectoire. C’est la petite dernière des huit enfants de la famille. Ses parents ont quitté le Maroc à la fin des années 60 pour s’installer dans l’Yonne. Le daron à l’usine et la daronne avec la marmaille. La famille déménage un peu plus tard dans un petit village du Loir-et-Cher. «Mon père est devenu bûcheron. Les premiers temps étaient compliqués dans le village. Il y avait beaucoup de racisme, nous étions la seule famille arabe du coin. Mais notre famille nombreuse a sauvé l’équipe de foot, la fanfare et l’école du village.» Après un bac littéraire, la petite dernière se lance dans la sociologie. Elle se retrouve à Londres grâce au programme Erasmus. Tout change. «Je rencontre des gens du monde entier et plus personne ne me méprise, dit-elle. Je n’avais plus besoin de me justifier ou d’avoir honte de ce que je suis. Et, pour la première fois de ma vie, je me suis sentie entièrement française.» Cette dernière phrase reviendra souvent tout au long de nos rencontres avec les expatriés.
Nawel se cherche à son retour. Elle se lance dans le journalisme, un milieu où l’entre-soi est roi et la diversité (surtout dans les postes à responsabilité) un songe. Elle galère, enchaîne les petits jobs pour payer les factures. Elle décide de partir pour Dublin, en Irlande, où elle se retrouve – après avoir vendu des sandwichs – modératrice de contenus pour Facebook. Elle gravit les échelons en interne et change de boîte. Airbnb puis Twitter (devenu X). La vie est belle. Un bon salaire et des responsabilités. Nawel décide de rentrer en France après sept années en Irlande. «Je pensais que ça allait bien se passer. J’avais fait mes preuves dans de grosses boîtes, mais non. Je postule à un tas de trucs mais je n’ai aucune réponse. Je galère aussi pour trouver un appartement à Paris. J’avais des offres d’emploi toutes les semaines en Irlande et pas une depuis mon retour en France.» Elle ne lâche pas l’affaire. La «chargée de sécurité en ligne» décroche deux entretiens. Deux réponses positives. Elle ne croit pas au hasard : «J’ai eu un entretien avec un directeur des ressources humaines maghrébin et le second, c’était en visioconférence avec un Afro-Américain parce que c’est une entreprise américaine.»
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Pour Amara, 24 ans, la religion en France reste un «tabou», surtout dans le cadre professionnel. (Dorian Prost/Libération )
La jeunesse diplômée qui pense à l’exil se ressemble dans le regard de ceux qui mettent dans le même sac les enfants d’immigrés nés en France. «Nous sommes différents. Tous les Arabes ne sont pas musulmans et tous les musulmans ne sont pas Arabes, explique Salim. Et chez les croyants, les degrés de pratique varient mais de nombreuses personnes ne cherchent pas à comprendre.» Les pratiquants, notamment les femmes voilées, sont nombreux à se projeter loin de la France ; pas forcément dans des pays musulmans.
«On est obligés de cacher un peu notre identité»
Cap au Nord. Ils ont tous les deux un parcours brillant : étudiante en M1 dans une grande école lilloise pour l’une ; en dernière année de Centrale-Lille, cursus ingénieur en développement applications mobiles et web, pour l’autre. Fatima (1), 22 ans, a grandi à Roubaix, immigration de troisième génération. Ses grands-parents, habitants de l’Algérie française, sont arrivés en métropole dans les années 50. Amara, 24 ans, originaire de banlieue parisienne, a des parents venant d’Afrique subsaharienne : Côte-d’Ivoire pour le père, Guinée pour la mère. Tous les deux, si différents dans leur histoire, partagent le même désir d’ailleurs. «Rester reviendrait à vivre dans un pays où on ne se sent pas à 100 % acceptés», résume Fatima, voile kaki accordé à sa chemise vintage, chinée en friperie, et jeans blanc. Amara approuve : «Je voudrais trouver un pays où je peux pratiquer ma religion dans des conditions plus propices.» Il dit qu’en France, la religion reste un «tabou», surtout dans le cadre professionnel. Un regret ? «On est dans le pays où on a grandi, on fait la culture de ce pays, mais on est obligés de cacher un peu notre identité.»
Fatima souffre, elle, de l’image des musulmans issus des quartiers populaires. «On les associe dans l’imaginaire collectif à délinquance et à communautarisme. Et on nous confond avec des terroristes», soupire-t-elle. Le retour de Berlin, après un séjour Erasmus, a été dur. «Deux jours après, c’était l’annonce de l’interdiction de l’abaya. Je ne me sens pas vraiment concernée, je n’aime pas porter des robes, mais après Berlin, où tout le monde se respecte…» Elle porte le voile depuis trois ans. Dans son école lilloise, elle n’a subi aucune discrimination, de la part des profs comme des élèves. Juste parfois des étonnements maladroits quand on constate qu’elle ne parle pas arabe ou que ses parents sont français. Elle flippe pour les entretiens d’embauche. Elle a une autre peur, que l’extrême droite arrive au pouvoir. Pour ces raisons, elle prévoit de chercher du travail au Canada ou en Grande-Bretagne. «Soit on reste et on aide au développement de sa ville, soupire-t-elle. Soit on part, avec un sentiment de culpabilité. La France a investi sur moi, mais cela ne lui profitera peut-être pas. Je n’ai pas l’impression qu’elle se rende compte de cette perte.»
Amel a une phobie : l’avion. Elle traverse les mers et les océans pour rejoindre les différents continents. Elle a vécu un temps au Brésil. Puis un long moment à Dubaï. Elle raconte toujours un tas d’histoires. Ses traversées en cargo ou en voiliers. «J’ai toujours su que je quitterais la France après mes études, explique l’ancienne étudiante en école de commerce. Je n’ai jamais été une victime directe de racisme mais je sentais que j’aurais moins de barrières ailleurs et qu’on ne me jugerait pas.» Amel a créé plusieurs entreprises à Dubaï dans la cosmétique. Elle travaille aussi dans la finance. Dans un café du IIe arrondissement de Paris, la trentenaire pose une question qui paraît banale : «Pourquoi les choses ne changent pas ?» Elle ne cherche pas la réponse. Elle refuse de parler de «regrets» ou de «gâchis». Elle préfère dire «tant pis» pour la France. Son retour à Dubaï est programmé pour les prochaines semaines. Elle cherche un voilier pour embarquer.
Du racisme ordinaire devenu «monnaie courante»
Omar est ingénieur en informatique. Il a tout quitté du jour au lendemain pour la Californie. Une décision «difficile mais réfléchie», «contrainte aussi». Le trentenaire, fils de Marocains, est musulman pratiquant. Il y a six mois, il était encore «bien installé». Omar a traversé le monde pour s’établir à Los Angeles avec sa femme Nadia, 30 ans, chercheuse en biologie, et leurs deux enfants de 3 et 8 ans. La réponse à «une atmosphère islamophobe» devenue trop pesante. «Nos proches nous manquent, mais on ne veut plus se cacher par peur d’être jugés», dit-il. La réalité ? Un «incident» leur a fait franchir le pas l’an dernier. «Nadia a été dénoncée par des collègues car elle portait le voile dans son laboratoire.» Des questions de sécurité ont été mises en avant. Une «fausse excuse», selon Omar, qui insiste pour dire que sa femme travaille désormais dans l’un des plus grands hôpitaux de Californie «sans que cela ne leur pose de problème». Dans son entourage, leur cas n’est pas isolé, ses deux sœurs, dont il préfère taire la profession, sont parties en Angleterre pour les mêmes raisons.
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La trentenaire Amel a préféré dire «tant pis» à la France et partir vivre à Dubaï. (Marie Rouge/Libération)
Facky, lui, raconte un tas d’anecdotes. Diplômé d’école d’ingénieur l’an dernier, il a sauté le pas il y a quatre mois pour rejoindre le Japon. Une parenthèse pour le moment. Il compte y apprendre la langue, pendant un an, et, s’il s’y plaît, s’y installer définitivement. Ici ou ailleurs mais pas en France. «J’aime mon pays mais malheureusement je n’ai plus vraiment l’espoir de vivre sereinement quand on te répète tous les jours que tu n’es pas chez toi en France.» Il raconte des expériences. Du racisme ordinaire devenu «monnaie courante». Cette fois, lors d’un contrôle d’identité alors qu’il attend sa mère, où quatre policiers le mettent en joue par crainte de ce qu’il peut avoir dans son sac. Un flingue pointé sur sa tête. Ou alors, «moins grave», mais tout aussi «fatiguant», lorsqu’un caissier de supermarché refuse de passer ses articles. Dernier épisode en date, il y a un mois, dans l’avion le ramenant en France pendant le ramadan. Il explique au personnel de bord qu’il jeûne. Une femme, assise à portée de la conversation, juge bon de donner son avis : «On est au Japon ou à Kaboul là ?»
Dans la brasserie parisienne, Nawel regarde l’heure. Elle doit retourner travailler. La pause est terminée. Une ultime question : partir ou rester en France ? «Je parle cinq langues et j’ai fait mes preuves mais mon pays a du mal à reconnaître mes compétences. C’est triste. Nos parents sont venus ici pour travailler sans faire de vagues. Ils ont accepté beaucoup de choses que je ne pourrais jamais accepter.» Nouvelle hésitation. Nouveau silence. Puis : «Je n’ai pas envie de faire semblant ou de jouer à la meuf sympa pour me faire une place. C’est terminé cette époque. Peut-être que demain j’aurai des enfants et je ne veux pas qu’ils grandissent dans une ambiance ou il faut toujours montrer patte blanche ou se justifier.» "
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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thebusylilbee · 1 year
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Le centre de Paris interdit à Airbnb ? Ce qui semblait impensable il y a dix ans est en passe de devenir réalité : la ville de Paris va interdire les nouveaux meublés touristiques dans les quartiers de la capitale qui souffrent d’un déficit de logements, comme le Marais, le Sentier, le Quartier latin ou la butte Montmartre. La mesure devrait être gravée dans le marbre du futur Plan local d’urbanisme (PLU), en cours de révision. [...]
«No-go zones»
La mairie centrale travaille actuellement, main dans la main avec les mairies d’arrondissement et l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur), à délimiter ces zones, qui devraient inclure au moins Paris Centre (Ier, IIe, IIIe et IVe arrondissements) et Montmartre (XVIIIe). Une carte de ces «no-go zones» pour les nouveaux Airbnb sera présentée aux élus parisiens lors du conseil municipal de juin, qui sera consacré à l’examen puis au vote du plus gros chantier de la deuxième mandature d’Anne Hidalgo : la révision du PLU, le document qui définira les nouvelles règles de construction, de transformation et de création d’espaces verts pour au moins les dix années à venir.
«Nous voulons mettre un coup d’arrêt à la création de nouveaux meublés dans les secteurs où il n’y a quasiment plus de résidents permanents», a expliqué jeudi Emmanuel Grégoire, le premier adjoint PS, chargé de l’urbanisme, lors d’une déambulation dans le quartier du Sentier. «Si on ne veut pas que Paris se transforme en Venise, il ne faut pas laisser faire le marché», a ajouté le bras droit d’Anne Hidalgo. L’interdiction, a-t-il précisé, ne s’appliquera pas aux Parisiens qui louent leur résidence principale, dans la limite de 120 jours par an, mais uniquement aux investisseurs professionnels.
Ici, rue de la Lune , c’est un immeuble entier qui a été progressivement «mité» par les locations touristiques. «Petit à petit, des gens ont racheté les appartements qu’ils ont transformés en meublés touristiques. Au bout d’un moment, vous vous retrouvez avec une sorte de résidence hôtelière», explique Dorine Bregman, adjointe chargée des commerces et du tourisme à la mairie de Paris Centre. «Il y a toujours eu des propriétaires bailleurs à Paris, pour obtenir un complément de revenus pour la retraite, par exemple, mais quand le phénomène des locations touristiques est arrivé, les gens se sont aperçus assez rapidement que c’était beaucoup plus lucratif de louer à la semaine, voire deux, trois jours, que de louer sous le bail classique de trois ans». Là, rue des Jeûneurs, en plus des appartements dans les étages, c’est le rez-de-chaussée, jusque-là occupé par un local commercial, qui a aussi changé de destination. La vitrine a été opacifiée, et le tour est joué.
«Pendant des années, nous avons été désarmés, puis, avec [l’adjoint au logement] Ian Brossat, on a pu reprendre la main», a reconnu Emmanuel Grégoire. Comme les autres capitales du globe, Paris a d’abord subi, impuissante, la déferlante de ces locations meublées de courte durée, qui ont fait monter les prix et chassé les habitants des quartiers centraux, entraînant avec eux la fermeture de commerces de bouche ou de services à l’habitant, comme les blanchisseries. [...]
La régulation a fait son effet
La France est le deuxième marché mondial pour Airbnb, derrière les Etats-Unis. Première destination touristique mondiale, sa capitale reste une ville de cocagne pour la firme de San Francisco, surtout dans la perspective des Jeux olympiques l’été prochain. D’où l’urgence de compléter l’arsenal juridique mis en place à partir de 2018 par Ian Brossat, à base de régime d’autorisation préalable et de règles strictes de compensation pour les professionnels, en parallèle à l’obligation faite à Airbnb de désactiver les annonces, désormais pourvues d’un numéro d’enregistrement, dont le nombre de nuitées dépasse 120. Ainsi, depuis janvier 2022, tout changement d’usage d’un commerce en meublé touristique est désormais soumis à autorisation de la mairie et les logements transformés en locations touristiques doivent faire l’objet d’une double, voire d’une triple compensation en surface. Il était temps : en à peine deux ans (2020-2022), un commerce sur huit a été transformé en meublé touristique au cœur de la capitale, selon Dorine Bregman, l’adjointe de Paris Centre. De manière générale, la régulation a produit son effet, puisqu’on assiste à un «tassement du nombre de meublés touristiques déclaré», affirme Emmanuel Grégoire.
[...] Longtemps hostile à toute réglementation, au point d’adresser régulièrement des «bras d’honneur» à la mairie, dixit Ian Brossat (1), la plateforme américaine assure aujourd’hui être non seulement en règle, mais avoir renoué avec son mythe fondateur, puisque «les trois quarts des hébergements loués l’an dernier à Paris sur Airbnb étaient des résidences principales ou des chambres chez l’habitant». Omettant de rappeler la bataille qu’a dû livrer la ville de Paris (mais aussi d’autres métropoles régionales et jusqu’à l’île d’Oléron, qui a attaqué récemment la firme en justice) pour récupérer la taxe de séjour. Sans parler des tentatives, infructueuses celles-là, pour qu’Airbnb paie des impôts en France à proportion du chiffre d’affaires qu’y génère son activité : peine perdue, puisque la maison mère est basée en Irlande, un quasi-paradis fiscal.
«Un trou dans la raquette»
Cette offensive pour «déloger» Airbnb n’est pas que parisienne : la municipalité écologiste d’Annecy, victime à son tour de son attractivité, a ouvert la voie en votant fin février la mise en place de quotas de meublés de tourisme pour tenter de faire revenir sur le marché plusieurs centaines de logements. Ces quotas s’appliqueront dès juin dans la commune, qui a été divisée en trois zones, la plus restrictive étant la vieille ville, très touristique. Une mesure jugée «discriminatoire et disproportionnée» par le Syndicat Annecy Meublés, représentant les intérêts des loueurs, qui a annoncé son intention de saisir la justice. Le lobby des professionnels de l’immobilier, qui a déjà eu la peau de l’encadrement des loyers (finalement rétabli), va-t-il repartir à l’attaque contre le régime d’interdiction appelé à se mettre en place à Paris ?
La transformation des logements et commerces en meublés de tourisme étant désormais très encadrée, les élus parisiens redoutent que l’appétit des investisseurs ne se tourne désormais vers les bureaux. D’autant qu’avec la généralisation du télétravail, les besoins des entreprises en m² de bureaux se sont beaucoup réduits. «Ce qui nous manque aujourd’hui, ce sont des déclarations préalables pour la transformation de bureaux en Airbnb, et puis il y a un trou dans la raquette concernant les locations de passoires thermiques, sur lesquelles il y avait une exception pour les meublés touristiques», confirme Emmanuel Grégoire.
Pour boucher ces trous, la ville compte sur la proposition de loi transpartisane visant à «remédier aux déséquilibres du marché locatif en zone tendue», qui sera débattue le 13 juin à l’Assemblée. Selon son corapporteur, le député de la Nupes Iñaki Echaniz, présent lors du déplacement dans le Sentier, son article 2 propose justement «d’étendre aux meublés touristiques le droit de regard des élus», en leur permettant de mettre en place une autorisation préalable à la location touristique. Ce régime dit «de changement d’usage d’un local», bureaux inclus, ne concerne aujourd’hui que les communes de plus de 200 000 habitants et trois départements de la petite couronne francilienne, a précisé le député socialiste.
Véto fiscal de Bercy
Reste le nerf de la guerre : la fiscalité. Relayant une demande ancienne des associations de mettre fin à la «niche fiscale Airbnb», l’article 3 de la proposition de loi suggère de réduire l’abattement dont bénéficient les investisseurs sur leurs revenus locatifs, qui peut aller jusqu’à 71 % ! «Je plaidais aussi pour une révision de la taxe sur les résidences secondaires, mais Bercy ne veut pas en entendre parler», a regretté Iñaki Echaniz. Explication : cette taxe est une majoration de la taxe foncière. En raison de ce «couplage», toute hausse de la première entraîne mécaniquement une hausse de la seconde. Résultat, les maires qui voudraient augmenter la pression fiscale sur les résidences secondaires pour inciter les propriétaires à remettre sur le marché ces logements inoccupés une bonne partie de l’année devront augmenter les impôts locaux. Aucune chance qu’ils le fassent… D’où l’idée portée par le Parti socialiste d’un «découplage», sur lequel Bercy a mis, sans surprise, son veto.
Ce n’est pas comme si la crise du logement ne frappait pas durement, non seulement l’Ile-de-France, mais une bonne partie du littoral atlantique. Le député basque a décrit le défilé dans sa permanence électorale des saisonniers, étudiants ou membres du personnel de l’hôpital de Bayonne, qui ne trouvent plus à se loger «là où ils travaillent et là d’où ils viennent». La raison ? Le boom des meublés de tourisme, qui ont augmenté de 130 % entre 2016 et 2020 dans la communauté d’agglomération du Pays basque. «Même dans l’arrière-pays, les prix montent. Au centre du Pays basque, une maison achetée 120 000 euros il y a trois ans a été remise sur le marché, avec une piscine en plus, à 400 000 euros, a illustré l’élu. Or nos territoires ne sont pas seulement des centres de vacances : on souhaite avoir des gens qui y vivent !»
Dédiabolisation des «méfaits du business»
Alors qu’Airbnb est montré du doigt pour son rôle dans cette crise, la firme a lancé une opération de séduction pour tenter de redorer son image. «Avec la ville de Paris, la relation est forte, il y a toujours des moyens de l’améliorer mais nous serons un partenaire extraordinairement important du logement», a assuré Brian Chesky, son PDG, dans un entretien aux Echos publié mardi. Et, à moins de 500 jours du top départ des JO, elle se décarcasse pour montrer à quel point sa présence sera bénéfique à l’économie française. Par exemple, elle a commandé une étude au cabinet de conseil Deloitte, qui chiffre à 1 milliard d’euros les retombées économiques attendues pour la France. Un chiffre largement repris dans les médias. Ainsi, les quelque 560 000 touristes «qui séjourneront dans des hébergements loués sur Airbnb pendant les Jeux généreraient un milliard d’euros de chiffre d’affaires, 73 millions d’euros de recettes fiscales (dont 15 millions de taxes de séjour) et devraient permettre la création de près de 7 300 emplois équivalents temps plein dans l’année», détaille l’étude.
Du côté des 130 000 hôtes attendus, Airbnb fait miroiter un jackpot : selon Deloitte, ils devraient empocher 221 euros par nuit en moyenne entre le 26 juillet et le 11 août. Soit une hausse de 85 % par rapport au revenu moyen en 2022 (119 euros). «Cette étude n’a pour but que de dédiaboliser les méfaits du business des meublés de tourisme sur notre territoire et de redorer l’image de l’entreprise, s’agace Vincent Aulnay, membre du collectif ParisvsBnB, cité par le Parisien. Oui, il y aura des retombées économiques fortes durant cette période, mais après ? Va-t-on voir encore une vague d’investisseurs jouer au Monopoly dans nos villes ? Trop de jeunes, de foyers modestes ont énormément de mal à se loger, des quartiers se vident, des classes ferment…» Pour ou contre Airbnb ? Après les trottinettes en libre-service, autre marqueur contesté de la «ville ubérisée», la question ne pourrait-elle pas aussi faire l’objet d’une votation citoyenne ?
(1) Voir son livre Airbnb, la ville ubérisée, éd. La Ville brûle, 2018
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thebusylilbee · 6 months
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"Le premier mail du rectorat est tombé le 12 octobre, à l’attention de l’Association des cinémas indépendants parisiens (CIP), qui coordonne le dispositif «Collège au cinéma». Au deuxième trimestre de cette année, les classes de sixièmes et de cinquièmes parisiennes n’étudieront finalement pas le film d’animation Wardi, qui a pour héroïne une fillette palestinienne vivant dans un camp de réfugiés à Beyrouth. Une décision du recteur de l’académie de Paris, inédite en trente ans d’existence des dispositifs d’éducation à l’image (qui touchent 2 millions d’élèves par an), témoignent des professionnels désemparés. Un mail aux enseignants la justifie par le «contexte d’extrême tension internationale et de ses conséquences potentielles sur notre territoire». «Plusieurs enseignants ont fait remonter au rectorat des interrogations quant à l’opportunité de diffuser cette année ce film d’animation qui a pour cadre le conflit israélo-palestinien», étaye le courrier, estimant que «les circonstances dramatiques que connaît actuellement le Proche-Orient, la diffusion et l’exploitation pédagogique de Wardi pourrait se révéler très délicate».
Co-portée par le ministère de l’Education nationale, le ministère de la Culture, l’association l’Archipel des lucioles et le CNC, l’opération «Collège au cinéma» vise à faire découvrir aux classes plusieurs films retenus par un comité de sélection national, paritairement composé de représentants de la culture, de professionnels de l’image et de l’enseignement. Dans Wardi, le Norvégien Mats Grorud raconte l’exclusion sociale et politique du peuple palestinien à travers le regard d’une enfant de 11 ans, et retrace l’histoire traumatique de son grand-père, chassé de son village au moment de la Nakba en 1948. Commandes de dossiers pédagogiques, recherche d’intervenants pour les classes, tout était prêt – figurent également au programme les 400 coups de François Truffaut et Tous en scène de Vincente Minnelli.
«Donner des clés»
Le jour où les CIP sont informés de cette déprogrammation, les enseignants venaient de compléter leur formation, suivie d’un temps d’échanges. Contrairement à ce que le rectorat laisse entendre, rien ne permet alors de conclure à un mouvement de panique, affirme Patrick Facchinetti, délégué général de l’Archipel des lucioles : «Si c’étaient les enseignants eux-mêmes qui avaient souhaité déprogrammer le film au regard du contexte actuel ou d’un manque de formation, on n’aurait pas le pouvoir de leur imposer de le projeter. Au contraire, cela aurait été entendable !» Et d’ajouter : «Cette décision unilatérale nous pose question. L’école doit rester plus que jamais un sanctuaire où construire l’esprit critique des élèves, apprendre à décoder les images et former des citoyens éclairés. On trouve regrettable de mettre de côté ce film au regard de son sujet, alors que les jeunes sont en permanence inondés par les images et qu’il est nécessaire de leur donner des clés.»
Si une marge de discussion semblait encore possible au matin du 13 octobre, jour de l’attaque au couteau dans un lycée d’Arras où est tué l’enseignant Dominique Bernard, le ton du rectorat s’est soudain fait sans appel. Invoquée : l’impossibilité d’assurer la sécurité des enseignants, en première ligne quand il s’agit d’aborder des sujets si complexes. Un comité d’urgence convoqué le 24 octobre en présence de la Drac Ile-de-France et de la ville de Paris n’y fait rien. Contacté par Libération, le rectorat de l’académie de Paris parle plus prudemment d’un report : «Tous les professeurs qui participent à “Collège au cinéma” ne sont pas professeurs d’histoire géographie et par conséquent, ne possèdent pas tous les outils pédagogiques pour expliciter la complexité du contexte actuel. En l’état il nous semblait plus opportun de reporter la projection du film Wardi.» Le film est par ailleurs maintenu par les recteurs des quatre autres départements qui l’avaient sélectionné (le Val-de-Marne, la Lozère, le Lot-et-Garonne et la Marne), dissipant les soupçons d’un arbitrage du ministère de l’Intérieur lui-même.
«Un si beau témoignage»
«Les œuvres ne sont pas coupables», déclarait justement l’Observatoire de la liberté de création dans son communiqué du 25 octobre, dénonçant «la vague de déprogrammations et de reports d’œuvres d’artistes palestiniennes et palestiniens, ou dont le sujet a un rapport avec la Palestine». Peu d’annulations sèches ont été comptabilisées jusqu’ici, mais les ajournements d’événements (tels ceux proposés à l’Institut du monde arabe en marge de l’exposition «Ce que la Palestine apporte au monde») en disent long sur un climat inflammable.
La sortie le 8 novembre du documentaire Yallah Gaza de Roland Nurier, collection de témoignages sur la situation dramatique de l’enclave palestinienne et le quotidien des civils gazaouis, en offre encore un exemple. La tournée d’avant-premières prévues dans le réseau du GRAC (qui regroupe les salles Art et Essai de proximité en dehors de Paris) a connu trois déprogrammations en Rhône-Alpes, les exploitants se disant contraints de reporter des séances sous la pression des préfectures ou des mairies locales. «Ces gérants de salles ont cédé, expliqueRoland Nurier, mais dans 90 % des cas le film est maintenu, les exploitants répondent aux collectivités que le film n’est pas du tout un appel à la haine. Dans un petit village du Tarn-et-Garonne, on a quand même mis quatre gendarmes devant le cinéma… En cas de trouble à l’ordre public j’imagine, alors qu’il n’y a jamais eu aucun souci dans les débats que j’ai animés.»
Sans nouvelles des protagonistes de son documentaire, à l’exception de son chef opérateur gazaoui Iyad Alasttal, le cinéaste ajoute, ému : «Je ne comprends pas les motivations de déprogrammer un film comme le mien ou comme Wardi, un si beau témoignage de transmission. C’en est presque ridicule. Je ne fais que constater dans mes déplacements une forte empathie du public, une demande de compréhension et de contextualisation de la situation.» La projection de Yallah Gaza prévue à l’Assemblée nationale le 9 novembre est encore à l’ordre du jour, malgré l’interdiction de la venue de la militante Mariam Abudaqa, membre du Front populaire de libération de la Palestine (classée comme organisation terroriste par l’Union européenne) et frappée d’un arrêté d’expulsion."
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thebusylilbee · 9 months
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«Il fait trop chaud pour travailler», disait la publicité dans les années 90. D’accord, mais à part boire un Pulco, on fait quoi ? Alors que les phases caniculaires tendent à se répéter année après année, la question est sérieusement posée. Car face à un code du travail pour le moins discret, la documentation du risque se fait de plus en plus abondante. L’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), spécialisé dans la prévention des risques au travail, estime qu’«au-delà de 30°C pour une activité sédentaire, et 28°C pour un travail nécessitant une activité physique, la chaleur peut constituer un risque pour les salariés».
Or, depuis quelques étés, ces températures virent au banal en extérieur. A partir de ce jeudi 17 août et pour plusieurs jours, des températures très élevées devraient ainsi s’installer sur une bonne partie du pays, avec des pointes à 40°C attendues dans le Midi.
Le secteur du bâtiment parmi les plus exposés
Les métiers concernés sont nombreux, et leurs effectifs considérables. Selon l’enquête «Sumer», menée par la direction de la recherche du ministère du Travail, près de 1,5 million de salariés «travaillent au chaud» – soit plus 24°C – et 3,6 millions travaillent en extérieur. Mais ils sont près de 9,7 millions de travailleurs à se dire incommodés par la chaleur dans leur activité professionnelle, selon l’enquête «Conditions de travail» menée par la même Dares.
Au final, on estime donc que 14 à 36 % des salariés sont soumis à la chaleur dans leur activité professionnelle. [...] Dans l’enquête Conditions de travail, plus de 80% des ouvriers qualifiés des travaux publics, du béton et de l’extraction disent subir un «inconvénient du travail lié à une température élevée».
Des conséquences sur le stress, la fatigue et la concentration
Dans la construction de routes par exemple, «on réceptionne le matériau entre 160 et 180°C, et on a les pieds dessus», explique Frédéric Mau, secrétaire fédéral de la CGT Construction. «Quand il fait 33°C au thermomètre, nous au sol on est déjà à 45°C.» La proportion est similaire chez les jardiniers et les maraîchers, et dépasse les 70 % chez les agriculteurs, les sylviculteurs et les bûcherons.
Les conséquences de la chaleur sur la santé des travailleurs sont connues. En premier lieu, ceux-ci subissent «un “stress thermique” qui favorise la fatigue, voire l’épuisement, et diminue un certain nombre de capacités : baisse de la vigilance et de la concentration, moindre qualité de traitement des informations, augmentation des temps de réaction, vision troublée, nervosité et modification de l’humeur, etc.», liste France Stratégie dans une note d’analyse publiée fin juin.
Mais il y a aussi des conséquences indirectes : «Dans le secteur manufacturier, une étude récente a montré qu’à partir de sept jours de température située au-dessus de 35°C, une augmentation de 5 % d’absentéisme est observée», relève France Stratégie, en soulignant que «les réorganisations en “flux tendu” qui en découlent peuvent ensuite favoriser une intensification du travail avec toutes les conséquences que cela peut produire en matière de santé».
Une aggravation des inégalités sociales
A quoi s’ajoute une réalité sociologique : bien souvent, les travailleurs concernés souffrent d’autres facteurs aggravants «liés à leurs conditions de vie». Ainsi, ils vivent plus que d’autres dans des logements mal isolés, eux-mêmes situés dans des quartiers éloignés de leur lieu de travail, qui peuvent être une «zone urbaine délaissée et touchée par le phénomène de l’îlot de chaleur urbain». [...]
Et les solutions parfois adoptées par les entreprises, comme une adaptation des horaires pour faire démarrer les chantiers aux aurores, souffrent de certains revers : en faisant se lever les salariés au moment le plus frais de la nuit, donc lorsque leur sommeil pourrait être le plus réparateur, on prend le risque de les fatiguer davantage, font valoir des syndicats.
Pouvoir moins travailler pendant les épisodes de chaleur
Le code du travail est-il suffisamment garni pour répondre à cette situation ? Non, estiment des partis politiques de gauche. Dans un «plan d’urgence pour passer l’été» présenté en cet été, Europe Ecologie-les Verts plaide pour introduire dans le code du travail «la possibilité d’exercer son droit de retrait lorsque la température est d’au moins 33°C». A LFI, les députées Mathilde Panot et Caroline Fiat ont, elles, déposé une proposition de loi contenant quelques évolutions législatives.
Certaines sont liées à l’activation des niveaux de vigilance météorologique : un temps de travail journalier qui ne peut excéder six heures en cas de vigilance orange (niveau 3), une obligation pour l’employeur de prendre «les mesures nécessaires pour permettre aux travailleurs d’arrêter temporairement leur activité sans perte de salaire» en cas de vigilance rouge (niveau 4). Et, dès lors que la température dépasse 28°C sur le lieu de travail en extérieur, un droit à des pauses plus longues et plus régulières sans perte de salaire.
L’exemple du «chômage intempérie»
Côté syndical, toutes ces idées ne sont pas accueillies de la même manière. Pour Frédéric Mau, de la CGT, la proposition écolo d’un droit de retrait à partir de 33°C constitue en réalité un recul : «Le droit de retrait est déjà dans le code du travail, à l’initiative du salarié quand il s’estime en danger. Le fait d’inscrire une température réduit ce droit !» [...]
En revanche, une idée qui figure dans la proposition de LFI semble emporter une forme d’unanimité, y compris patronale. Ce qui n’était pas forcément évident au départ [...]. Cette idée consiste à faire évoluer le dispositif du «chômage intempérie» dont s’est doté le secteur du BTP dans les années 50 pour, à l’époque, minimiser les frais en cas d’arrêt des chantiers pour cause de pluie, de tempête ou de neige. Proche du chômage partiel, la formule consiste en une indemnisation du salarié privé de travail à hauteur d’environ 75% de son salaire brut, tandis que l’employeur est lui-même indemnisé par une caisse abondée par des cotisations émanant des entreprises du BTP.
«Depuis 2004, le régime de chômage intempéries du BTP a mis en place une commission canicule qui indemnise au cas par cas, mais ce n’est pas généralisé», explique Sophie Sebah, directrice des relations du travail et de la protection sociale à la Fédération nationale des travaux publics (FNTP).
Début mai, les quatre branches du secteur, dont la FNTP et la plus puissante encore Fédération française du bâtiment (FFB) ont donc écrit au ministre du Travail, Olivier Dussopt, pour lui demander que la canicule soit intégrée parmi les risques climatiques permettant d’activer le «chômage intempéries». Même si «cela ne peut pas constituer l’alpha et l’omega», l’idée est accueillie favorablement par la CGT… «en attendant les transformations de fond», précise Frédéric Mau. Qui prévient, en écho à la dernière réforme des retraites : «Quand on fera travailler des gens de 64 ans par 50°C, le Covid et ses 150 000 morts apparaîtront comme une blague à côté de ce qui se passera.»
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thebusylilbee · 2 years
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"Nao est attablé dans un café parisien. Tee-shirt bleu foncé et jean noir, le musicien de 28 ans porte les cheveux longs. Il commande un expresso, se présente, puis s’interrompt, ému : «Cela fait très longtemps que je n’ai pas raconté cette histoire.» Originaire du sud de la France, Nao arrive à Paris en 2014 pour ses études et prend peu à peu conscience de sa transidentité. Deux ans plus tard, il entreprend une transition MtF (de l’anglicisme Male to Female, homme à femme) sociale et médicale. «Une partie de moi avait des doutes et savait que ce n’était pas tout à fait ce qu’il me fallait sur le long terme, mais mon but était juste d’aller mieux.»
Accès aux traitements sous conditions
Pendant quatre ans, Nao vit en tant que femme trans, mais toujours avec «un sentiment de malaise». «Je sentais que le problème de fond n’avait pas été résolu.» En 2020, juste avant son opération de réassignation sexuelle (une vaginoplastie), Nao annule le rendez-vous avec le chirurgien. «J’ai pris conscience que cela ne correspondait pas à un malaise profond dans mon genre, mais à une fuite de mes problèmes», explique-t-il. Il arrête son traitement hormonal, déféminise son prénom et débute ce qu’on appelle une détransition ou retransition – c’est-à-dire le processus qui stoppe complètement ou temporairement son changement de genre.
Et il n’est pas le seul dans ce cas. Julie, 22 ans, étudiante au Mans, a débuté sa transition FtM (femme à homme) en août 2018 avant de se voir prescrire un traitement hormonal en octobre 2019 puis d’effectuer une torsoplastie (ablation des seins) et une hystérectomie (acte chirurgical consistant à retirer l’utérus) mi-2020. Elle décide finalement d’arrêter le processus un an plus tard. Et, comme Nao, elle «n’a aucun regret». «J’en avais besoin pour comprendre et accepter mon identité lesbienne butch [lesbienne «masculine», ndlr] et non-binaire.» Et de soupirer : «J’en ai marre qu’on dramatise les détransitions comme si c’était la fin du monde.»
Car si elles sont très rares – entre 1 et 4 % selon la majorité des études américaines et canadiennes (1) –, elles sont pourtant instrumentalisées par plusieurs collectifs opposés aux transitions des mineurs. Rappelons qu’en France les mineurs peuvent accéder sous conditions, avec l’autorisation parentale et jamais avant la puberté, à des traitements médicaux, en partie ou complètement réversibles, tels que les bloqueurs de puberté ou des hormones. Pour les chirurgies, «seules les torsoplasties peuvent être pratiquées avant 18 ans, mais cela arrive rarement», souligne Agnès Condat, pédopsychiatre à la Pitié-Salpêtrière et coordinatrice de la plateforme Trajectoires Trans Enfants.
«Avancée des droits et visibilité»
«L’idée est de dire aux jeunes “ne faites rien d’irréversible avant d’avoir bien réfléchi”», plaide une mère de famille membre du collectif Ipomony. Créé à l’automne 2021, ce groupe, composé «de parents concernés par l’explosion des transitions médicales rapides et irréversibles proposées à des enfants», alerte sur un supposé «nombre croissant de témoignages de “détransitionneuses” et “détransitionneurs”».
«C’est exponentiel», abonde la psychanalyste Céline Masson, membre du collectif la Petite sirène, composé de psychanalystes ou encore de juristes. Ces deux collectifs plaident pour la stricte interdiction des transitions médicales avant 18 ans et appellent à plus de «prudence» avant 25 ans. Si Céline Masson assure «ne pas être opposée à celles des adultes», elle juge qu’«une partie des jeunes sont sous l’emprise des discours idéologiques LGBT et de certains influenceurs».
«Ce n’est pas parce que c’est exponentiel que c’est le fruit d’une idéologie, rétorque Clément Moreau, clinicien et membre de l’association Espace Santé Trans. Les causes de cette expression plus précoce et vaste des personnes trans sont plutôt liées à l’avancée des droits et à la progression de la visibilité.»
«Ces collectifs agitent une panique morale»
Mais si le nombre de changements de genre a bien augmenté en France, selon des chiffres de l’Assurance maladie (2), cela ne semble pas être le cas des détransitions. Sur les 600 patients suivis par la réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) qui regroupe l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, l’hôpital Robert-Debré et le Ciapa (Centre intersectoriel d’accueil pour adolescents), «seul un cas de retransition a été observé», atteste la pédopsychiatre Agnès Condat. «Ces collectifs agitent une espèce de panique morale, s’agace Clément Moreau. Au-delà du nombre, il faut en regarder les raisons.»
Une étude américaine menée sur près de 28 000 adultes s’est intéressée à ce sujet. Parmi les personnes ayant effectué une détransition, 82,5 % d’entre elles disent qu’au moins un facteur externe, comme la pression sociale ou familiale, en est à l’origine. Seuls 15,9 % d’entre eux évoquent en revanche un facteur interne comme des raisons médico-psychologiques ou un doute sur l’identité de genre, sans forcément regretter leur démarche.
C’est peu ou prou ce qu’a vécu Samaël, rencontré·e dans un café de Rouen. Chemise colorée, short vert et boucles d’oreilles rondes, l’étudiant·e de 22 ans a compris qu’iel «n’était pas une femme» à l’adolescence, en découvrant le féminisme et en «déconstruisant son rapport au genre». A 17 ans, Samaël entame donc une transition FtM (femme à homme) visant plutôt à «tendre vers l’androgynie et la non-binarité». Iel change de prénom et demande à ses proches d’utiliser des pronoms masculins. Mais plusieurs événements viennent freiner son parcours, à commencer par la réaction de sa famille. «Ma transidentité a été complètement ignorée, comme si je n’avais jamais rien dit.»
Poids de la pression familiale
La question d’une transition médicale pose aussi problème. Samaël songe à prendre un traitement hormonal, mais craint les effets de la testostérone. «On me proposait seulement une transition binaire pour ressembler à un homme cisgenre, ce qui ne me convenait absolument pas.» En plus du déni de sa famille et des difficultés médicales, Samaël a fait face à des violences sexuelles qui ont «complètement bousculé [s]on rapport au genre». «Je ne voulais surtout pas ressembler à un homme pour ne pas ressembler à mon agresseur.»
L’étudiant·e s’est alors retrouvé·e dans un processus de détransition insidieux. «Petit à petit, j’ai arrêté de reprendre mes parents quand ils m’appelaient par mon dead name [prénom assigné à la naissance, ndlr], puis j’ai moi-même arrêté de me genrer au masculin. C’est un peu comme un retour au placard.» Samaël aimerait retransitionner, mais plusieurs choses l’en dissuadent. «Il y a d’abord la lourdeur des démarches administratives, pour changer de prénom par exemple. Mais, surtout, je n’ai trouvé aucun modèle en dehors de la binarité auquel me référer.»
Selon une étude américaine, pour 82,5 % des personnes ayant effectué une détransition, au moins un facteur externe, comme la pression sociale ou familiale, est à l’origine du processus. (Florence Brochoire/Libération)
Camille (3), 26 ans et éducateur·rice spécialisé·e en région parisienne, a aussi ressenti le poids de la pression familiale. Il y a quatre ans, iel avait obtenu les documents nécessaires pour entamer une transition médicale, mais a «tout arrêté à cause de sa famille». Ses parents, qui vivent en Grèce, avaient très mal accepté son coming out lesbien à l’adolescence et lui avaient fait subir une thérapie de conversion. «Je n’exclus pas de retransitionner, mais c’est encore trop compliqué.»
Comme Camille, ils sont nombreux à continuer de se considérer comme trans ou non-binaires. C’est le cas de Nao, qui ne voit pas du tout cela comme un «retour en arrière». «Je n’ai jamais été un mec cisgenre, insiste-t-il. Il fallait que je passe par là pour construire ma propre masculinité.»
«Consentement libre et éclairé»
Gwen (3) partage ce point de vue. L’étudiant·e montpelliérain·e de 20 ans a fait une transition sociale FtM en 2018, avant de détransitionner quelques années plus tard : «Ce parcours m’a permis de comprendre que j’étais en fait non-binaire et lesbienne.» «Certaines personnes ne supportent pas l’idée qu’il existe des corps qui sortent de la norme, regrette Gwen. Si j’avais fait une torsoplastie, et que je m’identifiais comme une femme, cela ne me poserait pas plus de problème que ça.» Une façon de dire que ce processus n’est jamais binaire, que les corps trans sont multiples et qu’ils s’affirment en dehors des frontières du genre.
C’est en tout cas la position de la majorité des cliniciens qui suivent des enfants et des adolescents trans ou en questionnement. «A la Pitié-Salpêtrière, nous expliquons aux jeunes qu’il n’existe pas une seule manière de transitionner», certifie Agnès Condat. Et de compléter : «Nous respectons in fine la décision des jeunes, mais cela intervient après une information complète des parents et du jeune et une évaluation de l’aptitude de ce dernier à donner un consentement libre et éclairé en fonction de son développement.»
Dans ce contexte, et pour harmoniser les pratiques sur le territoire, la Haute Autorité de santé (HAS) devrait formuler des recommandations en milieu d’année prochaine, sur la base d’un rapport remis en janvier 2022 au ministère de la Santé. Le but : garantir un cadre légal de prise en charge des personnes trans et sécuriser la pratique des professionnels. «On est quotidiennement insultés et discriminés, soupire Agnès Condat. Quand on écrit qu’on fait de «l’expérimentation médicale» sur les enfants, c’est difficile à vivre pour nous et surtout pour les enfants et adolescents que nous suivons, ainsi que leurs familles», alors que «toutes les décisions sont réfléchies en réunions de concertation pluridisciplinaires». Les nouvelles recommandations «devraient permettre de travailler plus sereinement», indique Agnès Condat."
(1) The 2015 U.S. Transgender Survey de James, S. E., Herman, J. L., Rankin, S., Keisling, M., Mottet, L., & Anafi, M. (2016). (2) Selon le rapport relatif à la santé et aux parcours de soins des personnes trans, remis à Olivier Véran en janvier 2022, 9000 personnes étaient bénéficiaires de l’ALD (affection longue durée) au titre d’un diagnostic de transidentité ou dysphorie de genre en 2020, dont 3 300 admises dans l’année (soit 10 fois plus d’admissions qu’en 2013). (3) Les prénoms ont été modifiés.
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thebusylilbee · 10 months
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"Invisibilisées, les personnes bisexuelles sont la cible de stigmatisations venant d’hétérosexuels, mais aussi d’autres personnes LGBT+. Mercredi se tient la Journée mondiale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie.
«Femmes, hommes… Il va falloir choisir !» Nous sommes en 2006, et Jann, alors âgé d’une vingtaine d’années, est assis dans un hôpital parisien, une aiguille dans le bras pour une prise de sang. «L’infirmière s’est permis de donner son avis personnel. Sur quoi ? Ma bisexualité, ma vie privée.» Quinze ans plus tard, le chanteur franco-gabonais de 40 ans est toujours agacé d’être perçu comme «une bête curieuse».
Ce mercredi 17 mai se tient la Journée mondiale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie. Si les deux premières font l’objet de campagnes de sensibilisation, la biphobie, et même la bisexualité, restent largement méconnues et invisibilisées. A cette occasion, près de dix personnes bisexuelles ont témoigné auprès de Libération des stigmatisations, discriminations et violences propres à leur orientation sexuelle.
Les clichés sont peu visibles, mais tenaces, comme en atteste le compte Instagram «Paye ta bi», près de 18 000 followers. «La bisexualité est considérée comme une identification transitoire vers l’homosexualité, ou au contraire une sexualité de circonstance qui ne remet pas en cause l’hétérosexualité de la personne», rapportait l’Institut national d’études démographiques (Ined) en 2018. «La bisexualité n’existerait pas, serait une passade, une mode, comme m’a dit un jour un journaliste. Bi depuis 1978, je ne suis pas une mode», s’amuse Vincent-Viktoria Strobel, porte-parole de Bi’Cause, créée en 1997. Selon l’association, la bisexualité désigne le fait d’être attiré «par des personnes, par deux identités de genre ou plus», la pansexualité, celui d’être attiré «sans considération de genre».
Un passe-plat supposé
En France, le nombre de bisexuels est difficile à déterminer, et serait largement sous-estimé. 0,9% des femmes et 0,6% des hommes, selon l’Ined, mais «il s’agirait de 3 à 5% de la population selon l’enquête de référence “Contexte de la Sexualité en France” réalisée en 2007», rapporte Félix Dusseau, doctorant en sociologie des intimités et des sexualités à l’université du Québec à Montréal. «Si l’on compte les expériences, on monte même à 10% de la population.» Or, la biphobie a des conséquences concrètes. 69% des personnes bisexuelles se sont déjà senties agressées verbalement en raison de leur orientation sexuelle, rapporte une enquête sur la biphobie auprès de 3 625 personnes par cinq associations, dont SOS homophobie et Bi’Cause. Un bisexuel sur sept a déjà été confronté à des discriminations de la part du corps médical, poursuit cette enquête. Enfin, la prévalence de tentative de suicide est trois fois plus importante chez les lesbiennes ou bisexuelles que chez les hétérosexuelles, rapporte Santé publique France.
Eléonore a longuement hésité à requérir l’anonymat avant de s’exprimer dans Libération. «Je travaille avec des enfants, je redoute la réaction des parents», explique cette assistante maternelle de Menton (Côte d’Azur). Un souvenir pousse sa prudence : «On déjeunait souvent avec une collègue de crèche, on parlait de nos vies. Un jour, elle m’a demandé le nom de mon ex. En entendant le prénom d’une femme, elle s’est décomposée et m’a demandé : “Mais tu ne m’avais pas dit que tu étais avec un garçon ?”» L’amie écourte le déjeuner, met une distance. Sa réaction n’est pas isolée. «Comme si en apprenant ma bisexualité, ils ne savaient plus à qui ils avaient affaire.»
Laura fuit un autre type de regard. Cette psychologue de 31 ans originaire des Hauts-de-Seine se remémore une soirée. La scène est banale : Laura bavarde avec un homme, sur un ton amical. Elle parle de son copain, évoque son ex-petite amie. «Son regard s’est illuminé. Il m’a lancé : “Tu dois être chaude pour des plans à trois”. J’étais devenue un objet à ses yeux, il me pensait adepte du libertinage.» Dans une société pétrie de représentations sexualisantes des femmes et des lesbiennes, les bisexuelles sont elles aussi hypersexualisées. Quasiment toutes les femmes interrogées pour cet article ont témoigné de propos similaires.
«Un silence, une gêne nous entourent»
Dire sa bisexualité dépasse ce qu’il est convenable d’entendre selon certains. «Comme si rien qu’en racontant nos vacances au travail, une chose naturelle pour les hétéros, on en avait trop dit, dénonce Louise(1), artiste rennaise de 28 ans. Quand on raconte son week-end à des collègues et qu’on est hétéro, ils s’imaginent des balades à la mer. Pour nous, ils imaginent directement des scènes de sexe, quelque chose de très intime.»
«La souffrance d’être dans le placard», Louise l’a toujours connue. Mais depuis qu’elle sort avec une femme, celle qui se définit comme «pan, bi, lesbienne, ça dépend des jours», découvre avec stupeur une autre souffrance, liée à la lesbophobie. «Je viens d’un milieu plutôt homophobe, des proches travaillant dans le BTP avec une culture très macho. Les mots “pédé” ou “fiotte” fusaient, et les lesbiennes, ça n’existait pas vraiment.» Au moment de son coming out, Louise entend les mots rêvés : «Peu importe ma fille, je t’accepte.» Avant de déchanter. «A Noël, je faisais des blagues sur les lesbiennes. On m’a clairement dit : “N’en parle pas trop non plus.”» Autour de la table, on pose des questions à son frère et sa copine, on photographie le couple hétéro… Rien de tel pour sa copine et elle-même. «Il y a comme un silence et une gêne qui nous entourent. On n’est pas célébrées de la même manière.»
«Le drame des bisexualités est de subir des discriminations associées à d’autres sexualités. Historiquement, les personnes bisexuelles sont fondues dans les communautés gay et lesbienne», rappelle Félix Dusseau. Ainsi, «les femmes bi peuvent subir de la lesbophobie. Or c’est aussi de la biphobie parce que leur identité n’est pas reconnue comme telle».
Les hommes bisexuels souffrent également d’homophobie. «Un homme bisexuel serait un gay undercover [qui se cache, ndlr], forcément suspect aux yeux notamment des hommes hétéros», analyse Félix Dusseau. Victor (1), 40 ans, connaît bien ce «soupçon» d’homosexualité, qui lui a coûté beaucoup d’amitiés. Plus jeune, entre copains, ils voyagent et se défient d’accumuler les conquêtes féminines. Habitué enfant aux rires de son père en voyant des gays à la télévision, Victor se résout à rire aux blagues crasses de ses amis, homophobes et misogynes. Il tente tout de même un début de coming out avec l’un d’eux. «Dès qu’il était bourré, il me hurlait des insanités autour de la pénétration, avec une telle haine…»
Violences intracommunautaires
La biphobie n’est pas l’apanage des hétérosexuels. Des propos violents proférés par des personnes elles-mêmes LGBT+ ont été mentionnés par la quasi-totalité des personnes interrogées. La psychologue des Hauts-de-Seine, Laura, dénonce aussi les agissements violents de certaines lesbiennes. Sur Tinder, il y a cette femme qui «ne veut pas que sa meuf ait été touchée par les sales mains d’un mec», des propos misandres qui trouvent leurs pendants misogynes chez certains gays rencontrés par Victor. Une autre a refusé de rencontrer Laura, «parce que les personnes bi seraient plus à risque d’apporter des maladies». Une dernière n’a vu en elle qu’«une petite hétéro en mal de sensations».
«Dans LGBT, le B existe dans le sigle… Mais il ne s’agit pas encore d’une culture à part entière», regrette Laura. Lou (1), Parisienne de 27 ans, acquiesce : «On n’a pas d’espace, pas de communauté, on est rejetées des deux côtés.» Le militantisme bi est d’ailleurs très peu représenté en France. A part Bi’Cause, seule la cadette toulousaine «To bi or not to bi» se concentre sur les bisexuels. «Quand on interroge les militants bi plus âgés, ils militaient dans des associations gays ou lesbiennes», confirme Félix Dusseau.
Face à la biphobie décomplexée, mais toujours sous les radars, certaines et certains s’organisent. Sur le groupe de discussion Bi’Cause sur Discord, des centaines de personnes se retrouvent en ligne. A Paris, Tours, Nancy ou Montpellier, de nouveaux groupes de paroles à l’initiative de particuliers voient le jour depuis le début d’année, sur le modèle des Bi’Causerie. Vingt-six ans après le lancement de l’association, «un mouvement est peut-être en train de se lancer», espère Laura.
(1) Le prénom a été modifié."
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thebusylilbee · 2 years
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«J’aurais pu être défiguré ou même pire.» Thomas Huchon, journaliste spécialisé dans le débunkage des théories complotistes, a eu de la chance selon les médecins qui se sont occupés de lui. En novembre 2021, alors qu’il fête les 40 ans d’un ami au restaurant en compagnie d’une vingtaine de personnes, il est violemment agressé par l’un des convives qui le frappe avec une carafe en verre. Un homme que le journaliste et auteur de documentaires connaît pourtant depuis plus de vingt-cinq ans. Un ami d’enfance devenu complotiste.
«Cela fait plusieurs années que je n’ai plus de relations avec ce monsieur, depuis qu’il a basculé dans une forme de croyance complotiste à travers les discours d’Alain Soral et de Dieudonné notamment», explique Huchon à Libération. Au cours du dîner, la discussion dévie sur des sujets sur lesquels il travaille : «Je lui rétorque peut-être de façon véhémente que ce qu’il dit n’a pas de sens et j’essaye de couper court à la conversation. Il m’accuse d’être complice de la soi-disant pédocriminalité organisée par les élites, je m’emporte et je lui demande de cesser de me parler.» L’agresseur de Thomas Huchon bondit alors sur la table, s’empare d’une carafe en verre et le frappe. «Ma main est brisée et les morceaux de verre m’entaillent le crâne», témoigne Huchon. Bilan : dix jours d’ITT délivrés par un médecin de la Pitié Salpêtrière, selon la plainte que Libération a pu consulter.
«Même si c’était dans un cadre privé, j’estime avoir été victime de violence politique, dit-il. Dans notre métier, on est préparé à être pris à partie en manifestation ou à être interpellé sur nos lieux de travail mais pas dans cette situation, surtout de la part de quelqu’un que je connais depuis longtemps.» La justice a condamné son agresseur à 1 500 euros d’amende avec sursis. «Au-delà du traumatisme, j’ai aussi eu une perte de revenus. A ce moment-là j’étais pigiste pour LCI et je n’ai pas pu reprendre le travail tout de suite. Un pigiste qui ne travaille pas ne gagne pas sa vie. La chaîne ne m’a pas soutenu sur cet aspect.»
«Des discours qui dérivent vers l’extrême droite»
Vivre l’expérience d’une connaissance ou d’un proche qui sombre dans la spirale complotiste est bien souvent un traumatisme. C’est ce jeune homme qui a perdu tout contact avec sa mère car elle lui reproche de s’être fait vacciner. Ce père qui ne comprend plus son fils qui est persuadé que les traînées de réacteurs d’avion sont chargées de produits chimiques. Ce septuagénaire dont le meilleur ami commence à douter que l’homme soit allé sur la Lune. Cette cousine persuadée que le Covid est un complot des «élites», que les influenceurs de la mouvance représentent bien souvent par des juifs, qui voudraient organiser un génocide. Ces hommes et ces femmes racontent tous leur souffrance de voir un proche «se perdre», l’incompréhension qui s’installe, les liens qui se distendent, s’abîment.
«J’ai peur qu’il ne s’enfonce encore plus dans le complotisme, qu’il adhère à d’autres théories que celles sur le Covid. Il tient des discours qui dérivent vers l’extrême droite aussi.»—  Marie
Marie, la trentaine, voit un ami qu’elle connaît depuis le collège sombrer dans le complotisme à la faveur de la pandémie du Covid-19. «Au début, j’ai voulu désamorcer en tentant d’avoir une position neutre, en lui disant “écoute on n’est pas d’accord, mais ce n’est pas grave, parlons d’autre chose”», raconte-t-elle. Mais ce sujet de conversation est rapidement devenu un des seuls abordés, explique Marie, qui en a eu marre de se taire, de ne pas répondre, de ne pas dire à son ami qu’il plongeait : «Il l’a mal pris. C’était forcément moi qui me trompais, qui n’avais pas le bon bagage, qui étais manipulée. Finalement, rien de bon n’est sorti de cette discussion. Désormais, j’ai peur qu’il ne s’enfonce encore plus dans le complotisme, qu’il adhère à d’autres théories que celles sur le Covid. Il tient des discours qui dérivent vers l'extrême droite aussi. J’ai un peu peur pour sa petite fille, j’appréhende l’environnement dans lequel elle sera élevée.» De ces discussions stériles, Marie garde un sentiment d’impuissance. Elle ne savait pas vers qui se tourner pour trouver de l’aide.
Antoine Daoust est, lui, fondateur du site de fact-checking Fact & Furious. L’un de ses proches, Alex, est tombé dans les théories du complot lors du confinement et s’en est ouvert à lui. Les deux hommes sont proches : anciens militaires, ils ont combattu ensemble en Afghanistan. Ils sont frères d’armes. «Il m’a contacté parce qu’il a vu que j’avais lancé un site pour lutter contre le complotisme. Et comme il était dans un rapport de confiance avec moi, nous avons réussi à dialoguer, explique Daoust. Ça a été une discussion longue et difficile, à laquelle sa femme s’est associée. Elle n’était pas tombée dans cette spirale et vivait mal la situation qui mettait une ambiance lourde et pesante entre eux.» A force de démonstrations et de discussions, il commence à faire douter son ami. «Clairement il m’a écouté parce qu’un lien fort nous unissait, qu’il avait confiance en moi comme lorsque nous étions binôme en Afghanistan. Sans ça, je ne suis pas sûr qu’il aurait accepté la discussion», explique l’ancien militaire.
«Appels téléphoniques malveillants et menaces de mort»
Certains parviennent donc à sortir la tête de l’eau. Stéphane a adhéré à des théories du complot avant de s’en éloigner et de le faire savoir publiquement. Ce repenti a reçu, et reçoit toujours, la violence de ceux qu’il considérait comme ses amis. «J’ai commencé à adhérer aux théories complotistes sur le Covid-19 un peu après l’explosion de l’épidémie en France. J’avais de la défiance envers le gouvernement parce qu’il avait dit que la France ne serait pas touchée, ensuite que tout était prêt et enfin qu’on n’avait pas besoin de masques et qu’on ne savait de toute façon pas les mettre, explique-t-il. J’étais aussi déjà bien avancé dans ma démarche de défiance par rapport aux médias.» Puis surgit le professeur Didier Raoult. Stéphane en devient adepte même si ses assertions sont rapidement mises en doute par le monde scientifique. «J’avais besoin de réponses immédiates et faciles à mes questions et les complotistes y répondaient, dit-il avec le recul. Alors que je n’ai aucune compétence scientifique, je me mets à diffuser sur Twitter des études que je ne comprends pas et qui doivent montrer qu’il a raison. Immédiatement on m’intègre dans un groupe de discussion pro-Raoult sur Twitter et l’engrenage s’enclenche.»
Sous le pseudonyme de @Stalec, il devient un influenceur de la communauté covido-complotiste sur le réseau social, passant de quelques abonnés à plus de 20 000. «Avant la pandémie, je n’avais pas trop de proches, j’étais très seul. Avec ce groupe, j’ai l’impression de me faire des amis. Nous échangeons sur le Covid mais aussi sur nos vies, j’ai vraiment l’impression d’avoir une bande de copains. Ça a favorisé ma radicalisation, raconte-t-il. Moi, j’étais seul mais certaines personnes avec qui je parlais à l’époque avaient de la famille et ils étaient en conflit avec elle. Certains ont fini par couper les ponts.»
Stéphane commence à avoir des doutes au cours de l’automne 2020. «Certains commençaient à avoir des discours Qanon et pro-Trump. Je n’y croyais pas du tout mais je ne pouvais pas leur dire parce que j’avais peur d’être exclu du groupe», explique-t-il. Stéphane estime aussi que face à la reprise épidémique et l’irruption du variant britannique, plus mortel, la vaccination est une bonne idée. On lui oppose qu’elle sert surtout à «contrôler les populations par la 5G». Parallèlement il commence à dialoguer avec des fact-checkeurs sur Twitter. Si ceux-ci sont opposés à ses idées, ils le reçoivent poliment et acceptent la discussion. Petit à petit, ils lui ouvrent les yeux.
«On m’a retiré mon droit à faire mes propres choix, mon droit à mon libre arbitre. C’est plutôt gonflé de la part d’une mouvance qui exhorte ses membres à “penser par eux-mêmes”.»—  Stéphane
«Comme j’étais très suivi, je me suis dit qu’il fallait que j’explique que j’avais changé d’avis», rapporte Stéphane. Il se lance début 2021. En réponse, il reçoit des centaines de messages violents de la part de ceux qui le suivaient jusqu’alors et qui l’accusent d’avoir retourné sa veste. D’autres pensent que son compte a été piraté, qu’il est victime de menaces ou de pressions de la part de «Big Pharma» ou du gouvernement. Libération avait raconté cet épisode de harcèlement : «J’ai perdu tous mes amis complotistes du jour au lendemain. Le jour où j’ai fait ma longue explication sur Twitter, l’un d’eux s’est présenté à mon domicile alors que je n’ai jamais donné mon adresse à quiconque. C’est très effrayant.»
«Deux ou trois mois plus tard, je fais un nouveau fil sur Twitter pour m’expliquer en profondeur, pensant que la tension était retombée. Et là, j’ai reçu des appels téléphoniques malveillants et des menaces de mort. J’ai porté plainte mais en vain. Je reçois toujours des messages haineux», déplore Stéphane. Il conclut : «On m’a retiré mon droit à faire mes propres choix, mon droit à mon libre arbitre. C’est plutôt gonflé de la part d’une mouvance qui exhorte ses membres à “penser par eux-mêmes”.»
15% de 4 000 coups de fil annuels
Ces cas restent toutefois rares fait valoir Pascale Duvale, porte-parole de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes, qui souligne la difficulté à «déradicaliser» des adeptes de théories du complot hostiles à tout ce qui émane du «système» honni. Quelle est l’ampleur du phénomène ? «Nous nous sommes rendu compte au moment de la pandémie qu’il y avait un problème car de plus en plus de gens nous appelaient», se remémore-t-elle, ajoutant qu’environ 15 % des 4 000 coups de fil annuels que reçoit son association y sont liés. Mais le sujet n’est pas neuf : «Nous suivions déjà, parfois depuis des années, la plupart de ces leaders complotistes sauf que nous les appelions gourous.»
Pour Pascale Duvale, «ce sont les mêmes mécanismes : l’emprise du gourou ou de la communauté, l’endoctrinement avec des préceptes qui deviennent le chemin de vie». Et à l’arrivée, poursuit-elle, des victimes «en rupture avec elles-mêmes et qui peuvent finir par sortir des lois de la République, qu’elles ne reconnaissent plus, ce qui peut mener au passage à l’acte». Et de citer l’exemple de l’enlèvement de la petite Mia en avril 2021 par des membres du réseau amalgamant croyances complotistes et d’extrême droite de Rémy Daillet-Wiedemann. C’est un sujet grave et important qui touche beaucoup de monde et fait craindre une multiplication des passages à l’acte, les autorités commencent à s’en saisir, poursuit la porte-parole. Ce qui nous sauve peut-être, c’est qu’on a tous aujourd’hui un adepte des théories du complot dans nos cercles proches.»
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thebusylilbee · 1 month
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Comment la France pourrait-elle atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 ? Telle est la question explorée par l’Agence de la transition écologique (Ademe) dans son rapport «Transition(s) 2050», qui explore quatre scénarios pour la moitié du siècle. Si le pays suit la trajectoire actuelle, les objectifs climatiques restent hors de portée. Pour «faciliter le passage à l’action», l’organisme a donc réalisé un «exercice de prospective inédit» avec l’appui de plus d’une centaine de spécialistes et d’un comité scientifique.
Dans une première version de ce travail, publiée en 2021, chaque secteur (alimentation, habitat, industrie, etc.) avait été passé au crible afin d’échafauder quatre récits pour une nouvelle société. Sauf qu’entre-temps, la crise énergétique a surgi et la question de l’adaptation au changement climatique s’est imposée. Résultat, les experts de l’Ademe ont affiné leur synthèse mastodonte, rendue publique jeudi. Pour Libé, David Marchal, directeur exécutif de l’expertise et des programmes à l’Ademe, décrypte cette publication et les crispations politiques qu’elle suscite.
En quoi consistent les quatre scénarios de l’Ademe pour une neutralité carbone d’ici 2050 ?
Ces scénarios contrastés reposent en premier lieu sur quatre récits qui répondent aux aspirations diverses de différents acteurs de la société. Le premier, baptisé «génération frugale», est le plus sobre et le plus contraignant : il suppose, par exemple, une division par trois de la consommation de viande des Français, il fait la part belle aux low-tech, implique une gouvernance marquée par des interdictions et des quotas, etc.
Le deuxième, appelé «coopérations territoriales», mobilise toujours, mais dans une moindre mesure, le levier de la sobriété et surtout celui de l’efficacité énergétique. Il s’inscrit dans le cadre d’une gouvernance partagée et d’une fiscalité environnementale.
Le troisième, dit «technologies vertes», s’appuie sur une forme de «consumérisme vert», avec une diminution de la consommation de viande plus faible et un cadre de régulation minimale pour les acteurs privés. Enfin, le dernier scénario, celui du «pari réparateur», préserve nos modes de vie, la consommation de masse, la mondialisation, et mise tous azimuts sur les avancées technologiques telles le captage et le stockage de CO2 dans l’air. Toutes ces options permettent d’atteindre la neutralité carbone, mais les risques et les «paris» afférents ne sont pas les mêmes.
Justement, l’impact de chaque scénario est plus finement analysé dans la nouvelle édition. Quelles conclusions en tirez-vous ?
Au-delà des récits, l’Ademe a réalisé des modélisations très poussées. La plus-value de la version 2024 est la mesure des impacts concrets de ces quatre récits sur l’artificialisation des sols, les besoins en matériaux au niveau national ou en empreinte ou encore la qualité de l’air, au-delà des seules émissions de gaz à effet de serre. «Transition(s) 2050» parle ainsi aussi bien d’alimentation, de biomasse que de voitures électriques. Nous avons également analysé les risques naturels, technologiques ou encore géopolitiques auxquels ces quatre scénarios sont soumis. Concrètement, pour fonctionner, le numéro 4 nécessite un doublement de l’exploitation du cuivre, de l’artificialisation des sols et des besoins en eau pour l’irrigation. Or, on a bien vu avec la guerre en Ukraine ou la crise du Covid-19 que la question de l’approvisionnement en matériaux est soumise à un fort risque géopolitique.
Quels scénarios sont les plus crédibles au regard de ces nouvelles données ?
Les scénarios les plus sobres (1 et 2) ont les impacts les plus faibles et sont soumis à moins de risques. Ils sont donc plus résilients. En revanche, le premier repose sur un pari social fort car il nécessite une mutation rapide de la société vers un monde beaucoup plus sobre. On ne parle pas juste d’éteindre la lumière en partant de chez soi, mais d’une sobriété structurelle, de l’aménagement du territoire à la production industrielle. Son acceptation sociale ne sera pas évidente. Regardez les réactions suscitées par notre campagne de publicité sur la sobriété en fin d’année dernière… [diffusée peu avant le Black Friday, celle-ci, qui incitait à freiner les fringales de consommation pour se tourner vers l’occasion, a provoqué l’ire des organisations patronales, des associations de commerçants et des filières concernée et a vu s’opposer les ministres de la Transition écologique et de l’Economie, Christophe Béchu et Bruno Le Maire, ndlr]. De même, le scénario 4 relève d’un pari technologique fortement incertain car, s’il permet d’atteindre la neutralité carbone, c’est uniquement grâce à des technologies énergivores, encore au stade de prototypes. Les scénarios 2 et 3 semblent donc les plus équilibrés et les plus accessibles.
La croissance économique du pays pâtira-t-elle de cette course à la neutralité carbone ?
Seul le scénario le plus sobre passe par un épisode de décroissance en début de période en raison d’une forte baisse de la consommation. Les bénéfices liés à l’isolation des logements et aux moindres importations d’énergie et de combustibles fossiles ne se font ressentir dans l’économie qu’après 2030. Dans tous les cas, nous mettons en avant la nécessité, pour le monde économique, de se projeter dans un monde où l’on sort, en partie, des modèles d’affaires en volume et où la valeur ajoutée d’une entreprise peut aussi se mesurer grâce aux services qu’elle rend ou à la qualité des produits vendus. On peut créer de la croissance tout en vendant moins de matière ou des produits plus durables.
Comment le gouvernement et les collectivités peuvent-ils se saisir de ces scénarios ?
Ce rapport éclaire tous les enjeux de la transition pour alimenter la SNBC 3, la future stratégie nationale bas carbone. Nous faisons face à de nouveaux enjeux : une accélération de la transition est nécessaire pour atteindre nos objectifs de 2030, il y a une volonté nouvelle de souveraineté industrielle et donc de réindustrialisation et des questions inédites surgissent sur l’hydrogène ou encore la décarbonation de l’aviation. Tout ça fait que les travaux de l’Etat sont complexes et chronophages. On ne peut pas simplement piocher les éléments qui nous conviennent dans tel ou tel scénario pour en créer un nouveau. Tout l’enjeu est de garder une cohérence globale. Nos quatre scénarios permettent ainsi d’éclairer ce débat sur des choix dont les conséquences dépassent le seul sujet de l’énergie. Le Secrétariat général à la planification écologique a notamment beaucoup utilisé nos travaux pour définir le plan jusque 2030 et au-delà. C’est aussi le cas de nombreuses collectivités.
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thebusylilbee · 9 months
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Comme dans beaucoup de journaux français, un parfum de vacances flotte sur la rédaction du Journal du dimanche. Mais il est altéré par un goût amer : celui de l’arrivée à sa tête du très droitier Geoffroy Lejeune. L’ancien directeur de l’hebdomadaire Valeurs actuelles débarque ce mardi 1er août au sixième étage de l’immeuble de Lagardère News, dans le XVe arrondissement de Paris, pour prendre la tête d’un journal dont la quasi-totalité des troupes ne veut pas travailler avec lui. Un Lejeune seul dans son bureau sans rédacteurs en grève depuis près de quarante jours ? Pas sûr… Selon nos informations, les négociations entre les représentants de l’équipe, officiellement rompues depuis une semaine, ont repris avec la direction avec l’objectif d’obtenir de bonnes conditions de départs individuels, y compris pour les plus précaires. Lundi 31 juillet au soir, réunie en assemblée générale jusque tard dans la soirée, l’équipe devait décider de la poursuite du mouvement après six dimanches de non-parution – un record – de ce titre fondé par Pierre Lazareff en 1948.
Samedi, les salariés étaient encore 97% à voter pour la reconduite de la grève. Sans trop d’illusions. «Il y a quelque chose d’inéluctable [dans cette lutte], nous ne sommes pas naïfs», rappelle un journaliste, conscient que Vincent Bolloré – dont le groupe Vivendi doit absorber Lagardère – a toujours réussi ses tours de force précédents. Le journaliste Guillaume Caire assurait encore vendredi 28 juillet, lors d’un rassemblement devant le ministère de la Culture, que «la rédaction [était] toujours aussi unie et solidaire». «La communication [en interne] est moins bonne», tempérait un rédacteur.
«Un grand point d’interrogation»
Ce même jour, place du Palais-Royal pour – a priori – un dernier rassemblement, peu de monde osait alors imaginer l’arrivée de Lejeune dans une équipe où, comme le rapportait une journaliste, «beaucoup de gens se sont organisés pour se rajouter des vacances». Elle y compris. «C’est un grand point d’interrogation», rappelait de son côté la cheffe du service Société, Emmanuelle Souffi. Quelques idées circulaient alors sur la manière d’accueillir le nouvel arrivant. Mais aucune proposition concrète, disait-on, ne se faisait sur le groupe WhatsApp de la grève. Seul David Assouline, sénateur PS de Paris venu soutenir le mouvement, se remémorait ses luttes étudiantes et proposait un «blocage»…
Lejeune, ancien leader de la rédaction de Valeurs actuelles lui-même débarqué par l’actionnaire de l’hebdo d’extrême droite pour son positionnement trop radical – il était un soutien revendiqué d’Eric Zemmour et est un très proche de Marion Maréchal – devrait donc bénéficier d’un premier jour calme. Quand – et comment – sortira le prochain numéro du JDD ? Depuis un communiqué publié le 24 juillet, la direction assure que Lejeune «travaille et prépare les éditions du JDD à venir». Mais tout dépend de la suite du mouvement et de la volonté de ce qu’il lui reste d’équipe en attendant des arrivées. Selon plusieurs bruits de couloirs, Lejeune serait accompagné de Charlotte d’Ornellas, l’une de ses plus fidèles à Valeurs actuelles et polémiste régulière de CNews. Il pourrait aussi être épaulé de Laurence Ferrari, déjà à Paris-Match. Même si la grève prend fin, sortir un journal de qualité risque d’être compliqué.
Dans l’intervalle, la Société des journalistes (SDJ) compte s’assurer de bonnes conditions de départs pour tous. Tant pis pour le contenu de la charte éthique : l’équipe souhaitait qu’elle mentionne explicitement l’interdiction de «toute publication de propos racistes, sexistes et homophobes». Refus de la direction. Outre le combat social, les journalistes du JDD espèrent que leur grève fera avancer le pouvoir politique dans la protection des rédactions. Première réussite, l’ouverture d’«états généraux de l’information» en septembre. L’exécutif a ressorti cette promesse des cartons de campagne d’Emmanuel Macron quelques jours après la demande, mi-juillet, d’une lettre ouverte des salariés du JDD au président de la République. Consciente qu’il s’agit pour le moment d’une simple annonce, la rédaction espère que ce rendez-vous ne se transformera pas en «coquille vide».
«Une “loi JDD”, ce serait une victoire»
Autre espoir : une proposition de loi transpartisane visant à protéger l’indépendance des rédactions. Son but serait d’agir en faveur des rédactions en «conditionnant les aides à la presse» ou, pour l’audiovisuel, «l’octroi de canaux TNT et de fréquences radio», à «la mise en place d’un droit d’agrément des journalistes sur la nomination de leur directeur ou directrice de rédaction». Emmenés par Sophie Taillé-Polian (Génération·s, groupe écologiste), les députés veulent offrir un droit de vote aux journalistes pour – comme c’est le cas au Monde ou à Libération – pouvoir s’opposer à la nomination d’une personnalité par la direction ou l’actionnaire majoritaire. Le Rassemblement national et Les Républicains ont, en revanche, refusé de s’y associer. Le porte-parole du parti d’extrême droite, Laurent Jacobelli, député de Moselle, rappelait lundi matin sur France Info que «la presse est libre, […] je ne vois pas ce qui pourrait empêcher la nomination d’un rédacteur en chef».
En plus de mobiliser les députés, l’équipe du JDD a approché, à deux reprises, le cabinet de la ministre de la Culture. Fin juin, après que Rima Abdul Malak a dit, via un tweet, «comprendre les inquiétudes de la rédaction». Une deuxième rencontre a eu lieu vendredi, après leur rassemblement place du Palais-Royal. Avec un appel solennel, exprimé dans une lettre ouverte, pour que «la ministre» aille «au-delà des clivages partisans» pour «souten[ir] ces initiatives parlementaires».
De quoi tenter d’ancrer leur grève historique dans un combat politique plus global. «S’il y avait une “loi JDD” ce serait une victoire, insistait ainsi Emmanuelle Souffi en marge de cette rencontre rue de Valois. Ce serait le signe que tout ça n’a pas été fait pour rien.»
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thebusylilbee · 3 years
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"La lutte du Larzac fête ses cinquante ans. «Libé» se penche sur des histoires méconnues, mises de côté, oubliées, autour du camp et du mouvement. Episode 1 : la présence d'Algériens sur le camp, juste avant et juste après l'indépendance. Comment raconter cette histoire, et que faire de cette mémoire ?
« Un grand vide. » Robert Gastal, agriculteur à La Cavalerie, le reconnaît, dans le grand récit collectif et enthousiaste de la lutte du Larzac, un morceau d'histoire est resté dans l'ombre : l'Algérie. En dix ans de publication du journal militant, Gardarem Lo Larzac, il n'en est question nulle part. Tout juste une ligne mentionne ce lien historique, dans une exposition rétrospective actuellement visible à Millau. Le Larzac a pourtant un lien indéfectible avec l'Algérie. Robert Gastal y a justement fait son service militaire, infirmier, soignant aussi certains Algériens torturés. En 1959, il retrouve avec surprise dans le train Paris-Millau « des Algériens menottés, escortés par des gendarmes » qui se rendaient eux aussi sur le Larzac. C'est là, que des milliers d'Algériens de France, militants de l'indépendance, ont été internés, pendant près de trois ans, en vertu d'une justice d'exception. « En 1957, quand l'on étend à la métropole les pouvoirs spéciaux en vigueur en Algérie, des voix s'élèvent pour limiter l'internement aux Algériens déjà inquiétés par la justice », raconte l'historienne Sylvie Thénault qui a coordonné au début des années 2000 un imposant travail de recherche sur l'internement des Algériens en France.
Mais à peine un an plus tard, l'exception policière devient une règle. Après une offensive du FLN durant l'été 1958, l'internement est étendu dès le 7 octobre à toutes « les personnes dangereuses pour la sécurité publique en raison de l'aide matérielle, directe ou indirecte, qu'elles apportent aux rebelles des départements algériens ».
Humiliations et fouilles régulières
Dès lors, la police française a toute latitude pour arrêter des «suspects» et les envoyer sans durée déterminée dans quatre Centre d'assignation à résidence surveillée (CARS). Avec 3 000 places et plus de 5 000 internés entre 1959 et 1962, le Larzac sera le plus important en métropole. L'un des plus durs aussi : les casernes sont vétustes et manquent de sanitaires, les hivers comme les étés particulièrement rudes, et les travaux de ravalement ne sont pas terminés. Là-dedans, ils sont 1 343 en mai 1959, plus de 3 000 en décembre 1960 et encore 1 679 au lendemain du cessez-le-feu de 1962. C'est ce que relève Jean-Philippe Marcy dans les archives de la police.
En creusant, ce professeur d'histoire-géo retraité s'aperçoit également qu'à l'époque, l'administration est loin d'être en mesure d'encadrer autant d'internés, faute de personnel suffisant et formé. « Il faut aller réquisitionner des fonctionnaires locaux pour assurer certaines tâches administratives ou de gestion même s'ils sont parfaitement incompétents », note-t-il. Ce qui n'empêche pas la brutalité des humiliations et fouilles régulières dans des baraquements surpeuplés. Les internés sont séparés entre deux secteurs : à «l'Orient», les irréductibles, à «l'Occident», les modérés.
Mais bien loin de réintégrer les plus hésitants, « cela a eu l'effet opposé et soudé les Algériens avec le FLN », observe Kevin Melfi. Dans son mémoire de fin d'études, il a analysé l'organisation interne des Algériens dans le camp du Larzac : « Les cadres du FLN encadraient les internés, imposaient des heures de lever, une hygiène, organisaient des loisirs. Il y avait même des lois et un tribunal FLN pour ceux qui ne voulaient pas suivre », explique-t-il. Pour améliorer leur sort, les internés multiplient les grèves. Le 26 mai 1959, ils refusent le potage trop infect et entament une grève des soins, qui durera quinze jours avant d'obtenir gain de cause. Coincée entre son rôle policier et son manque de moyen, l'administration du camp va, selon Jean-Philippe Marcy, « devoir s'appuyer sur l'autorité du FLN qui peut faire valoir ce pouvoir relatif pour limiter les voix dissidentes dans ses rangs ». Arrivés en octobre 1960, deux étudiants en médecine seront transférés par la direction après avoir un peu trop publiquement remis en cause la discipline interne du FLN. Le mouvement obtient également en novembre 1961 la reconnaissance du statut de «prisonniers politiques» pour tous ces internés. Quatre mois plus tard, à la signature des accords d'Evian, le camp est vidé de ses occupants.
Une «rue des harkis» en bordure du camp
Si cette mémoire a été oubliée, c'est aussi parce qu'elle vient s'entrechoquer avec une autre histoire « algérienne ». Trois mois après le départ des derniers militants arrivent en catastrophe sur le plateau du Larzac des milliers de harkis, ces Algériens partisans de l'Algérie française, ou du moins opposés au pouvoir du FLN. De juin à septembre 1962, plus de 8 000 personnes, hommes, femmes et enfants, débarquent d'Algérie et transitent par le Larzac, dans un camp parfaitement inadapté pour accueillir des familles. Trois mois de ces conditions précaires aboutissent même au décès de dix-nuits nouveau-nés. Après des années de bataille, l'association des harkis de l'Aveyron et son président Serge Ighilameur ont obtenu reconnaissance avec l'édification d'une stèle à la Cavalerie en 2016. Elle a été complétée en 2019, en même temps qu'une « rue des harkis » était baptisée en bordure du camp.
Dans son récent rapport sur la mémoire de la guerre d'Algérie, l'historien Benjamin Stora mentionne bien les « quatre camps d'internement des militants du FLN en France » et préconise d'en faire « des lieux de mémoire, notamment celui du Larzac ». Mais la blessure reste encore trop vive pour que les associations de harkis puissent envisager une telle chose. Le Larzac a trop de mémoires et d'histoires pour que toutes aient pu avoir leur place. L'historien Philippe Artières, auteur du récit choral et personnel Le peuple du Larzac (La Découverte, 2021), évoque également ces mémoires, mais dans deux chapitres séparés.
Les seuls à rappeler ouvertement la mémoire des « internés » du FLN et des harkis furent paradoxalement des anciens militaires. L'Association des anciens appelés contre la guerre (4ACG) rassemble depuis 2004 des anciens soldats appelés en Algérie qui ont refusé de toucher leur pension militaire à leur retraite. En 2018, à l'occasion de l'assemblée générale de l'association à Nant, au pied du Larzac, la 4ACG réalise une petite exposition sur l'histoire de l'internement dans ce camp. Elle fait notamment le lien entre la condition des Algériens internés au Larzac de 1959 à 1962 et avec une réalité plus contemporaine : les sans-papiers actuellement enfermés dans les camps de rétention administrative (CRA)."
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thebusylilbee · 3 years
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"On ressort essoré de la lecture d'Une poupée en chocolat (la Découverte). L'essai de la cinéaste, sociologue et militante afroféministe Amandine Gay, consacré aux enjeux de l'adoption, est bien plus qu'un simple compte rendu de recherche historique et sociologique. Sur le fond, d'une part, elle pose, de façon précise et méthodique, tous les tenants et aboutissants de cette démarche qui n'est jamais réellement questionnée pour mettre en lumière les rouages politiques et les systèmes de domination qui sont à l'oeuvre, comme elle l'a déjà fait dans son film documentaire Une histoire à soi, sorti en salles début juillet. Sur la forme, d'autre part, car Une poupée en chocolat peut aussi se lire comme une autobiographie qui captive de la première ligne jusqu'aux bouleversantes dernières pages. Son histoire est celle d'une fille noire adoptée après sa naissance sous X en 1984 par un couple blanc. Malgré tout l'amour de ses parents et leur conscience, plutôt aiguisée pour l'époque, des enjeux d'une adoption transraciale, ça ne l'a pas empêché d'en subir les conséquences systémiques.
Vous dites que l’adoption transraciale est avant tout une expérience de la dépossession, des communautés, des familles et des cultures d’origine…
J'ai grandi pendant les années 80-90 dans la campagne lyonnaise où mon frère et moi étions les deux seuls noirs. Donc une de mes premières expériences de ce que c'est qu'être noire, ça a été le racisme. J'ai d'abord été définie dans le regard des autres par des pratiques de discrimination et des propos insultants. Quand on dit que l'adoption transraciale peut être dommageable aux enfants racisés, on parle de ça. D'abord on vous projette des insultes et des représentations négatives et, ensuite, vous devez partir à la recherche de ce que sont vos origines culturelles, de ce que c'est qu'être noire au sein des communautés noires. Et là, on arrive au deuxième obstacle : il vous manque les références. On se rend compte alors qu'on a été coupé de nos communautés d'origine. C'est possible d'y revenir et je me sens aujourd'hui tout à fait acceptée, mais adolescente, ce n'était pas la même chose.
J'ai toujours cette peur d'être découverte comme une «fausse noire». Ces questions d'identités, ce ne sont pas des enjeux théoriques. Il s'agit vraiment de comprendre où on se place. Et puis, il y a le fait de grandir dans un milieu qui se traîne une histoire esclavagiste et une histoire coloniale non résolues. Toutes ces représentations extrêmement stéréotypées qui circulent à l'encontre des noirs en France, et des femmes noires en particulier, avec la fétichisation sexuelle par exemple, normalement, ça demande une de préparation. C'est à ça que servent les familles racisées. La socialisation raciale, c'est un apprentissage où on va, au fur et à mesure, vous distiller des informations
L'exemple le plus concret, c'est celui des contrôles d'identité où il faut apprendre aux garçons noirs le comportement à tenir et le fait de ne jamais sortir sans ses papiers. Jusqu'à récemment, quatre ou cinq ans peut-être, les parents blancs n'avaient pas du tout conscience que leur garçon, à partir du moment où il ne serait plus identifié comme un enfant, serait en danger dans l'espace public. Et il est de leur devoir de lui donner les clés.
Un des points importants que vous développez dans votre livre, c’est celui de la justice reproductive. De quoi s’agit-il ?
C'est un concept créé en 1994 par un collectif de femmes noires, latinas et autochtones aux Etats-Unis, juste avant la conférence du Caire sur les droits reproductifs. L'idée, c'est qu'on ne peut pas penser les droits reproductifs sans les lier aux questions de justice sociale, de droits civiques. L'exemple typique pour la France, c'est que dans les années 60-70, quand les femmes françaises blanches militent dans l'Hexagone pour l'accès à la contra- ception et à l'avortement, les femmes de la Réunion subissent des stérilisations forcées.
Si on pense les droits des femmes en disant uniquement qu'on doit avoir accès à la contraception et à l'avortement, on oublie d'autres femmes, racisées, dans d'autres territoires, qui ne sont pas confrontées aux mêmes pro- blématiques. A partir de cette vision-là, du fait qu'on ne peut pas décorréler les questions de santé, d'écologie, de racisme, de validisme ou de sexisme, on peut commencer à expliquer politiquement certains phénomènes comme l'adoption. Un mineur, un enfant, un bébé, ne se retrouve pas isolé de sa famille de naissance par magie. Il y a un contexte très spécifique, des histoires, un cadre.
A propos de la naissance sous le secret, par exemple, s'il y a un point commun entre toutes les mères de naissance, c'est qu'elles sont pauvres et précaires. On ne peut pas comprendre ce qui se passe si on n'a pas conscience que c'est justement inscrit dans tous les systèmes de domination à l'oeuvre. La famille n'est pas une institution isolée du reste de la société. Au contraire. C'est peut-être même l'endroit central où se jouent dès le départ toutes les inégalités systémiques et toutes les formes d'oppression. Ces femmes qui ont accouché sous X sont pour vous les grandes absentes des débats sur l'adoption C'était important pour moi de donner de la place dans mon livre aux mères de naissance. Il n'y a pas de mineur isolé candidat à l'adoption s'il n'y a pas une mère. Qui est cette personne ? Quand on dit s'y intéresser, c'est pour créer les conditions pour qu'elle se sépare de son enfant, parce qu'il y a des gens qui attendent pour l'avoir. Sur le long terme, on ne s'intéresse pas aux mères de naissance. Est-ce que la séparation est la meilleure solution sur le long terme ? Qui est retourné les voir ? Qui a fait une étude longitudinale pour savoir si elles se sentent bien, si elles sont en paix avec ce choix-là ? On ne sait quasiment rien. Et après l'accouchement, elles vont devoir faire face à un choix qui n'est pas accepté socialement. Tout ce discours dépolitisé ne nous permet pas de comprendre quel serait le meilleur accompagnement qu'on pourrait leur offrir.
Comment en arrive-t-on à faire de sa propre histoire le fil rouge d'un livre politique et sociologiforme que sur l'adoption ?
Ça vient directement du cinéma. Ça fait déjà deux fois qu'on fait ça. Ou- vrir la voix et Une histoire à soi sont deux films qui ont aussi une dimension autobiographique, où on essaie de ramener dans l'espace public des enjeux politiques qui peuvent être tabous ou extrêmement clivants. On les fait passer parce qu'on utilise le récit individuel, l'expression de soi. Si une personne vous raconte sa vie, vous n'allez pas dire : « Non, c'est pas vrai ! » S'appuyer sur les récits individuels, sur l'émotion, sur le parcours de vie, ça permet aussi de montrer qu'on n'est pas uniquement dans des débats théoriques. Si toutes les filles noires se rappellent de la première fois où on leur a dit « tu es noire, je te donne pas la main », quels enjeux psychiques ça peut avoir sur le long terme ? Et qu'est-ce que ça dit de notre société ? Je n'avais pas jusqu'ici beaucoup évoqué ma propre expérience de personne adoptée. J'avais déjà beaucoup parlé de mon expérience de femme noire, et j'aime bien avoir un rapport aussi équitable que possible avec les gens qui participent à mes films. Dans une logique de don contre don, c'était à mon tour de parler. Sachant en plus qu'étant née sous le secret, il y a tout un volet, très important, qui n'est pas abordé dans Une histoire à soi.
Vous dénoncez ce stéréotype qui associe l'adoption transnationale à une démarche humanitaire, à de la charité.
C'est pour ça que ça m'intéresse de politiser la famille. Pour tout le monde, le désir d'avoir un enfant est égoïste. Mais tout à coup, quand c'est l'adoption, on efface cette première dimension de désir, et on transforme ça en sauvetage d'un enfant seul. Effectivement, il y a des enfants isolés pour qui c'est très bien de trouver une famille, mais il y a quand même une ou deux personnes qui n'étaient pas en mesure d'avoir un enfant qui vont pouvoir faire famille parce qu'un enfant a été séparé de sa famille de naissance. Une partie de la proposition a été oubliée. On le voit aujourd'hui, alors que l'adoption transnationale est de plus en plus régulée et que les pays du Sud laissent partir moins facilement les enfants: ce qui est croissant, c'est la demande d'enfants dans les pays riches, pas le be- soin en familles adoptantes.
Pourquoi cette adoption transnationale et transraciale est-elle aussi l'illustration d'une certaine domination ?
A partir du moment où une pratique est dépolitisée et centrée sur le côté émotionnel, humanitaire, on oublie les conditions dans lesquelles les gens se sont retrouvés séparés de leur famille de naissance. Si on regarde certains pays comme Haïti, qui a été pendant une cinquantaine d'années un pays de départ de l'adoption internationale, l'état politique et économique de Haïti aujourd'hui, au-delà du fait que c'est un pays frappé par des catastrophes naturelles récurrentes, est grandement dû à la France, à la dette qui a été imposée et à une instabilité politique grandement liée à l'ingérence des Etats-Unis et de la France. Les enfants ne se retrouvent donc pas isolés par pur hasard. J'ai voulu montrer que l'adoption n'est pas un phénomène qui pousse du sol comme un champignon, il ne se développe pas de façon autonome.
Vous expliquez que les familles adoptantes ont le devoir de s'impliquer politiquement.
Au-delà de la question du racisme de la société ou de l'entourage, il y a vraiment l'impératif de s'investir concrètement et entièrement dans la lutte antiraciste. Comme le dit Ibram X. Kendi, que je cite dans le livre, il n'y a pas d'endroit confortable de « non racisme ». Soit on est engagé dans la lutte contre le racisme, soit on contribue à la suprématie blanche en ne faisant rien. Pour que ça se passe bien dans les familles concernées par l'adoption transraciale, les parents blancs doivent vraiment être hypervigilants sur ces enjeux-là. Si vous avez peur des noirs, si vous tenez votre sac quand vous croisez un homme noir, n'adoptez pas un enfant noir. Lui, il va le sentir. Ça ne suffit pas que vous l'aimiez lui, vous devez aimer tous les noirs, sinon ça ne marche pas. Si vous comprenez qu'au fond, vos parents sont racistes contre tous les noirs, tous les Asiatiques ou tous les Arabes sauf vous, ça ne peut que mal se passer. C'est destructeur.
Le regard de la société sur l'adoption est-il en train d'évoluer ?
Aujourd'hui, sur les plateformes grand public, à chaque fois qu'on amène la dimension politique de l'adoption ou les questions raciales, les gens ne comprennent pas. C'est vraiment comme arriver et expliquer que non, la Terre n'est pas plate. C'est ce niveau d'incompréhension. C'est un gros travail. Je ne sais pas combien de gens liront le livre, mais je l'ai aussi fait dans la perspective de servir aux travaux d'universitaires, à d'autres adoptés qui pourront se lancer dans leurs propres recherches. Il y a un effet de seuil sur ce genre de sujet Je l'ai vu avec l'afroféminisme. Rien de ce qu'on disait n'était vraiment nouveau. C'est juste qu'à un moment donné, par le biais des réseaux sociaux, le discours s'est diffusé. Et sur l'adoption, c'est en train d'arriver. Sur Instagram, ces trois dernières années, il y a une quinzaine de comptes militants qui se sont créés et qui font des démonstrations sur ce que c'est d'être un adopté transracial. A partir du moment où le niveau de pédagogie publique progresse par des canaux accessibles, avec un cadre théorique, ça peut commencer à essaimer."
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thebusylilbee · 3 years
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" La philosophe Manon Garcia s'en est récemment agacée dans un tweet. « C'est pénible les classements de la Bibliothèque nationale de France: je découvre que mon livre et mon recueil de philosophie féministe sont classés en féminisme et non en philosophie. Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir est en littérature et en féminisme, pas en philo. La philosophie féministe n'est pas de la philosophie ? » L'anecdote illustre parfaitement ce que démontre le recueil Philosophie féministe (patriarcat, savoirs, justice), que l'autrice d'On ne naît pas soumise, on le devient (Flammarion, 2018) fait paraître chez Vrin. Alors que dans les pays anglo-saxons la philosophie féministe est valorisée comme un champ à part entière de la discipline, la France considère encore bien souvent que philosophie et féminisme ne peuvent aller de pair.
Les dix textes majeurs ici rassemblés et présentés par cette spécialiste de Simone de Beauvoir, professeure adjointe à l'université de Yale à partir de juillet, prouvent exactement le contraire. Michèle Le Doeuff, Nancy Bauer, Sandra Harding, Geneviève Fraisse ou Christine Delphy expliquent pourquoi les femmes ont été si rares dans la discipline, se demandent si la philosophie est une science sexiste et ce que peut apporter le féminisme à la pensée (et pas seulement aux femmes). Certains textes s'opposent aussi, lorsqu'il s'agit par exemple de savoir si « le multiculturalisme nuit aux femmes ». Preuve que la philosophie féministe n'est pas un courant de pensée monolithe.
On voit la philosophie comme une discipline objective et abstraite alors que le féminisme est du côté de l'engagement politique. Une philosophie féministe, est-ce que ça existe ? Comment la définir ?
Il n'y a pas de contradiction entre philosophie et féminisme. Comme l'ont montré entre autres les philosophes féministes, c'est une illusion que de croire que la philosophie telle qu'elle a été pratiquée pendant près de deux millénaires était apolitique et objective. La position sociale dans laquelle on se trouve se reflète dans les questions que l'on se pose et l'histoire de la philosophie reflète les préoccupations de ceux qui s'y attellent. Par exemple, de Sénèque à Machiavel, certains philosophes ont été conseillers politiques, il est évident que cette position sociale a un effet sur la façon dont ils pensent le pouvoir. Et qu'ils vont nécessairement le penser différemment qu'une femme qui n'a pas le droit de participer à la vie de la cité parce qu'elle est femme. On peut dire que la philosophie féministe est une branche de la philosophie qui est informée par des considérations féministes et qui contribue aux combats féministes. C'est une certaine façon d'interroger le monde - comment les rapports de genre structurent notre pensée, nos sociétés ? - qui conduit la philo à s'attaquer à de nouveaux objets ou à considérer ses objets traditionnels de façon nouvelle. Un exemple très simple : l'histoire de la philosophie a été marquée par une pensée binaire entre le soi et l'autre, mon corps et le monde extérieur. Une fois que l'on réfléchit à l'expérience de la grossesse, ces questions se posent différemment puisque mon corps peut alors inclure un corps étranger qui est à la fois moi et non-moi. Le fait que cette expérience ne soit pas entrée en ligne de compte dans la philosophie traditionnelle du corps invite à se demander que faire du principe de non-contradiction ou des catégories binaires dont je parlais, mais ça peut aussi conduire à des questionnements philosophiques sur la façon dont le savoir est produit.
Rousseau, Hegel ou Comte leurs écrits ne sont pas tendres avec les femmes (1). La philosophie est-elle sexiste ?
L'histoire de la philosophie est sexiste, oui, mais sans doute en grande partie parce qu'elle est fille de son temps. Dans l'ensemble, la culture, la pensée, l'art ont été sexistes - mais aussi racistes, classistes - jusque très récemment. Pour autant, cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas lire ces philosophes ou que la philosophie soit bonne à jeter à la poubelle. En revanche, il me semble important d'une part de les recontextualiser, c'est-à-dire de se demander ce que cela voulait dire de tenir de tels propos à cette époque. Par exemple, quand on pense au fait que Comte est contemporain de Mill [dans De l'assujettissement des femmes (1869), John Stuart Mill défend le droit de vote des femmes, ndlr] son sexisme est plus difficile à comprendre que lorsqu'on lit Rousseau à l'aune des théories du XVIIIe siècle sur les femmes. D'autre part, il faut se demander quelle place joue le sexisme dans leur système de pensée. C'est ce que montre la philosophe américaine Nancy Bauer dans un texte reproduit dans le recueil (2) : le problème, c'est de savoir si le sexisme est nécessaire à la pensée du philosophe en question. Le sexisme d'Aristote, par exemple, paraît moins indissociable de sa pensée que celui de Schopenhauer ou de Nietzsche de la leur.
Pourtant des femmes philosophes ont existé : la penseuse cynique grecque Hipparchia (IVe siècle avant notre ère), la théologienne anglaise Mary Astell qui publie ses Réflexions sur le mariage en 1730. Pourquoi sont-elles si méconnues ?
D'abord, la réalité est que les femmes n'étaient généralement pas considérées comme des êtres humains à part entière et donc dans leur immense majorité elles n'avaient pas accès à l'éducation, elles devaient se consacrer au travail manuel et au travail domestique ou, chez les plus favorisées, à l'organisation de la vie sociale. En tout cas, il était hors de question qu'elles soient des penseuses. Il y a par conséquent fort peu de femmes philosophes. Et dans les rares cas où des femmes ont pu accéder à la pensée, cela a très souvent été, comme l'a montré Michèle Le Doeuff, dans le cadre d'une relation amoureuse ou au moins amicale avec un penseur : Hipparchia, Héloïse, Elisabeth de Bohème, Harriet Taylor et d'une certaine manière Beauvoir. Elles sont ainsi passées à la postérité comme des compagnes. Et puis, prosaïquement, ces femmes ont souffert de tous les clichés sur les savantes, leurs travaux ont été considérés comme mineurs si jamais ils portaient sur des sujets peu sérieux comme les femmes. C'est un cercle vicieux !
Quel est l'apport majeur de la philosophie féministe ?
Son premier apport est sans doute de rendre visible le fait que la philosophie n'avait jusque-là pas pensé la féminité - ni la masculinité d'ailleurs. Quand Beauvoir ouvre Le Deuxième Sexe avec la question «qu'est-ce qu'une femme ?», ce qui saute aux yeux, c'est que cette question n'avait jusque-là jamais été sérieusement posée par la philosophie. Ça veut tout de même dire qu'elle avait, avec son ambition universaliste, implicitement écarté la moitié de l'humanité de sa réflexion, ce n'est pas rien ! Plus généralement, on peut dire que la philosophie féministe est faite de trois grandes contributions : une critique du canon philosophique ; l'introduction de nouveaux objets pour l'analyse philosophique (le genre, mais aussi la vulnérabilité, les violences domestiques par exemple) ; le développement de nouvelles façons de penser des questions traditionnelles de la philosophie, comme je le montrais à partir de l'exemple de la grossesse qui renouvelle la façon de penser le corps.
Pourquoi le concept d'«oppression» est-il central dans la philosophie féministe ?
Le concept d'oppression n'a pas été inventé par les philosophes féministes mais elles l'ont transformé : alors que pendant longtemps, on ne parlait d'oppression que pour désigner les effets du pouvoir des tyrans, les Américaines Marilyn Frye et Iris Young ont montré qu'il y avait oppression dès lors que des phénomènes structurels et systématiques créent des groupes sociaux dont les membres de l'un ont du pouvoir sur les membres de l'autre par le simple fait d'appartenir à ce groupe. Par exemple, les hommes sur les femmes, les riches sur les pauvres, les blancs sur les nonblancs. Parler d'oppression c'est, sur le plan descriptif, montrer que la société est structurée par des contraintes institutionnelles injustes et inégales et, par conséquent, sur le plan normatif, mettre en évidence la nécessité d'un changement social vers une société plus juste.
En prenant pour objet la sphère domestique, la philosophie féministe a montré que le privé est politique puisque s'y joue une grande partie de la domination sur les femmes.
La sphère privée est un des sujets centraux de la philosophie féministe. Par exemple, quand on réfléchit au consentement sexuel, on ne fait rien d'autre que d'analyser la façon dont les rapports intimes sont traversés par des rapports de pouvoir. Montrer que le pouvoir ce n'est pas seulement celui d'un gouvernement sur les citoyens mais que la société est un tissu de rapports de pouvoir et de domination qui viennent se déployer y compris dans la famille ou dans le couple est un des apports décisifs de la philosophie féministe.
Si elle a émergé en France avec Beauvoir, la philosophie féministe s'est développée principalement dans les pays anglosaxons depuis les années 70. Où en est-elle aujourd'hui en France ?
Elle a continué, bien après Beauvoir, à se construire en France, avec Michèle Le Doeuff, Colette Guillaumin et Sarah Kofman, par exemple. Mais c'est vrai que ces philosophes féministes en France ont été en quelque sorte mises en retrait de la vie universitaire et ont eu du mal à faire des émules. Puis est venue une nouvelle génération, notamment avec Elsa Dorlin et Sandra Laugier, qui a fait revenir la philosophie féministe en France, tant et si bien qu'elle est un des champs les plus dynamiques en ce moment, avec beaucoup de chercheuses comme Camille Froidevaux-Metterie ou Vanina Mozziconacci, mais aussi beaucoup d'étudiants et de doctorants qui s'intéressent à ce champ et en développent les possibilités.
Depuis quelques années, des polémiques virulentes opposent les féministes «universalistes» et «intersectionnelles», ou «deuxième» et «troisième vague» Peut-on réconcilier ces deux camps ?
Certes, il y a des désaccords parfois très forts parmi les féministes mais ils sont surtout la marque de la vitalité de la pensée féministe. Plus vous avez de gens différents qui luttent ensemble, plus il est probable que ces gens se disputent au sujet de leurs luttes ! C'est salutaire et cela nous permet à toutes d'avancer.
L'intersectionnalité, en considérant la multiplicité des identités et des facteurs de domination, ne met-elle pas en péril le fait de penser «les femmes» ? Ne met-elle pas ainsi la philosophie féministe dans une impasse ?
Pourquoi on ne pourrait plus parler « des femmes » ? On peut tout à fait parler d'elles sans postuler qu'elles ont exactement la même expérience du fait d'être des femmes. Je crois qu'il est très important d'arrêter de laisser l'extrême droite dicter nos façons de penser les concepts de la recherche en sciences sociales. Le concept d'intersectionnalité est sérieux et, comme beaucoup de concepts de sciences sociales, tous les chercheurs et chercheuses ne s'accordent pas sur sa définition, sur son emploi. Mais il faut arrêter le fantasme qui consiste à en faire un cheval de bataille d'idéologies séparatistes et dangereuses, ce n'est tout simplement pas le cas ! Il faut lire les philosophes féministes qui travaillent sur ces sujets comme Uma Narayan, Serene Khader ou Soumaya Mestiri. Le discours consistant à dire que l'intersectionnalité interdirait de parler « des femmes » transforme une question réelle et importante - quel est le sujet du féminisme si on ne pense pas que toutes les femmes sont opprimées de la même manière ? - en une affirmation fausse, dont la fonction est simplement de faire peur aux gens en disant : « Regardez tous ces gens qui luttent contre de multiples oppressions, en fait ils veulent détruire la lutte des femmes ! » C'est du fantasme, et du fantasme raciste. "
(1) Hegel écrivait : «Les femmes peuvent avoir de la culture, des idées, du goût de la finesse, mais elles n'ont pas l'idéal» ; et Auguste Comte : «C'est afin de mieux développer sa supériorité morale que la femme doit accepter avec reconnaissance la juste domination pratique de l'homme » (2) La philosophie féministe est-elle un oxymore ? de Nancy Bauer (2003).
Philosophie féministe de Manon Garcia éd. Vrin, 458 pp., 15 €.
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thebusylilbee · 3 years
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"Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil, et puis du lit au lit. Cela fera trois ans en septembre que Guy Lambert, 95 ans, est coincé dans son 40 mètres carrés, au treizième étage de sa tour HLM de Bagnols-sur-Cèze (Gard). Les bons jours, ils les passent à la table de la cuisine. Il rêve de prendre l'air. Mais c'est chose impossible: depuis son AVC, ses jambes ne le tiennent plus assez pour descendre les marches menant à l'ascenseur. Il ne dessert que les étages pairs de sa tour, or son appartement est au treizième étage.
Guy Lambert vit dans les souvenirs « à temps plein », comme il dit. Ce sont toujours les mêmes qui remontent : ceux de la guerre, « des mains qui tremblent quand vous êtes au front », des visages des camarades dans le maquis. L'homme était résistant pendant la Seconde Guerre mondiale. Peu le savent. Il n'a pas sa carte d'ancien combattant, et a toujours refusé les honneurs.
« Un petit pépin »
Quand on le rencontre le 20 juillet, les volets roulants sont baissés, à cause de la chaleur. Guy Lambert est torse nu, mutique. Il fixe le vide en buvant son bol de lait. « On n'est pas en avance, nous avons eu un petit pépin ce matin », entame Lucienne, son amoureuse de 89 ans. On l'appelle « Lulu » ou Mme Moulin. Il est 10 heures, elle porte un pyjama rose et blanc, et n'est pas bien souriante. Elle s'est cassé la bobine en se levant ce matin. Cela lui arrive de plus en plus souvent ces derniers temps. Le voisin, Mario Deparrois, la quarantaine, s'est affolé l'autre jour. Lucienne était tombée, elle avait un énorme hématome au-dessus de l'oeil. « J'avais peur d'une hémorragie. J'ai appelé les pompiers. Ils n'ont pas voulu venir. Le Smur [service mobile d'urgence et de réanimation, ndlr], pas mieux. Idem pour le médecin. J'ai gueulé en rappelant à sa secrétaire le serment d'Hippocrate. Elle m'a répondu qu'il fallait se déplacer au cabinet car les médecins sont débordés. » Cette fois-là, Mario est monté voir sa voisine toutes les heures, inquiet. Mais aussi en colère. « Comment peut-on laisser des gens seuls comme ça. Guy, c'est un héros de la Libération, et le voilà enfermé dans une tour de béton. A quoi ça sert d'attendre sa mort pour lui rendre hommage ? »
L'infirmier passe le matin pour prendre les constantes, surveiller le diabète mais ça s'arrête là, assure Lucienne Moulin. « Il dit qu'il ne peut plus faire la toilette, la cabine de douche est trop étroite. Et puis Guy est grand, et lourd. Alors je me débrouille seule comme je peux. » Tout en parlant, elle touche sa tête, comme si elle était en bois. « S'il glisse, il se tue. Si seulement j'avais une barre ou quelque chose pour se tenir. »
D'impuissance, le voisin a alerté le quotidien régional Midi libre. L'article a ému. Comment se fait-il qu'en France, des personnes âgées se re- trouvent dans une telle situation ? Pourquoi ne pas les avoir relogées a minima dans un étage desservi par l'ascenseur ? L'office HLM, Habitat du Gard : « Dès qu'on nous alerte, on cherche des solutions. Mais il faut qu'une demande de mutation soit faite. Ce n'était pas le cas avec M. Lambert, nous n'étions vraiment pas au courant. » A la mairie, Michèle Fond-Thurial, l'élue en charge de la Santé et de la Solidarité, formule la même réponse : « La dame venait chercher les bons d'achat que l'on donne à Noël aux personnes âgées, mais jamais elle a dit que ça n'allait pas ! Comment pouvait-on deviner ? » Après coup, l'élue reconnaît que le voisin les a alertés dès le mois de juin. Ses services, explique-t-elle, ont aussitôt contacté la compagne pour apporter de l'aide, notamment pour constituer un dossier de demande en Ehpad. Elle affirme que Lucienne Moulin les a envoyés paître.
En apprenant la situation de Guy Lambert, le sergent Desormières a débarqué à toute berzingue, au nom de l'association Vétérans solidaires, fraîchement créée. Il est ressorti de l'appartement abasourdi: « Ces gens sont tombés dans l'oubli. On a touché le fond. Dans quelle prison on enferme les gens sans qu'ils puissent prendre l'air ? J'en ai la chair de poule. » Lors de sa première visite, Guy Lambert n'a pas voulu quitter son lit. Petit moral. Et puis, dimanche dernier, le sergent est revenu avec un déambulateur. Le visage de l'ancien résistant s'est éclairé. Ils ont commencé à parler, les souvenirs ont jailli. « Ces images qui envahissent On connaît tous ça, quand on est ancien militaire. Entre nous, on se comprend. » Lui est convaincu que l'enfermement qu'il subit aujourd'hui a un impact sur sa mémoire. « Il retourne psychologiquement à cette époque de sa vie où il dormait dehors, au grand air. »
Guy Lambert avait 15 ans quand il est devenu résistant. Par hasard. Il venait d'être embauché dans un champ de céréales dans les Hautes-Alpes, en dessous du parc du Queyras. Un jour, les Allemands ont installé un barrage tout près. Le fils du patron le tire alors par la manche, il le suit, et se retrouve embarqué dans le maquis. Pendant dix-huit mois, il dort dans des cachettes, se bat à la baïonnette. « C'était des combats très durs, au corps à corps. D'une extrême violence, explique le sergent Desormières. M. Lambert était en première ligne pour ralentir la progression des Allemands. » Il rejoint ensuite le 11e bataillon des chasseurs alpins. Attablé dans sa cuisine, il se souvient de ces colis « qui tombaient du ciel ». Les Américains et les Anglais leur parachutaient des munitions et des vivres. « Il fallait les réceptionner avant les Allemands, pardi. On ne pouvait pas charrier beaucoup d'armes dans les montagnes. » Il décrit ces « gros biscuits blancs et secs », dans les paquets venus d'Angleterre. « La faim, quand tu n'as pas de quoi manger tous les jours. » Ils étaient 27 au départ dans son camp. Seuls quatre ont survécu. « Tous les autres ont été tués, plusieurs de ses amis sont morts dans ses bras », explique Mario à voix basse. L'ancien résistant n'en parle pas directement, il dit juste : « Dans la vie, il y a des passages tristes. De ceux-là, on s'en souvient bien. »
Portes cabossées
A mesure qu'il parle, ses yeux semblent briller un peu plus. « Un jour, ils m'ont démobilisé, quand le caporal a vu ça. » Il montre sa balafre sur le bas-ventre : on lui a enlevé un rein quand il était bébé. En découvrant la cicatrice, l'armée l'a congédié direct. Officiellement, parce qu'une telle blessure est incompatible avec la vie de militaire. « Il faut dire aussi que la consigne après la guerre, c'était de dégrossir les rangs de l'armée, cela a peut-être joué », explique le sergent.
On sent du regret dans la voix de Guy Lambert d'avoir été stoppé dans l'élan, même s'il ne le formule pas. Il dit plutôt: « J'aurais fait du chemin dans ma vie, alors que rien n'était prévu. » Son père, confiseur, était un bel homme, qui plaisait aux femmes. « Seulement un jour, il s'est mal débrouillé. Et je suis arrivé. » Après sa naissance, sa mère le place à la Charité à Nice. « Je l'ai revue à l'âge de 12 ans, elle faisait le ménage dans l'hospice où j'étais, c'est elle qui m'a reconnu. » Elle l'envoie se présenter à son père pour qu'il paye une contribution à l'hospice. « C'était un drôle de passage, je peux vous dire. » Toujours devant son bol, Guy Lambert repart pour un tour : le bataillon des chasseurs alpins, sa cicatrice. « Oui c'est bon, on sait ! Tu vas pas recommencer », l'enguirlande «Lulu». Quand il est éjecté de l'armée, Guy Lambert devient chauffeur. D'abord à la compagnie provençale de transport : Avignon, Carpentras Puis il atterrit au laboratoire de recherche d'énergie nucléaire de Marcoules, qui ouvre ses portes en 1955. Lambert conduit les ingénieurs et les ouvriers sur site, il fait la navette. La plupart logent à Bagnols-sur-Cèze, la ville toute proche. En un temps record, cette ville au bord de la Cèze, affluent du Rhône, passe de 3 000 à 18 000 habitants.
Les logements manquent : dare-dare, l'architecte Georges Candilis dessine le quartier des Escanaux, le long des canaux (d'où le nom). Cet ensemble architectural, très moderne à l'époque, est présenté comme une réussite : un ensemble de six tours, dont quatre flirtent avec les nuages. Deux d'entre elles sont pensées pour les ingénieurs : appartements spacieux avec du parquet en chêne. Le bâtiment C, où vit Guy Lambert, est lui vite rebaptisé «la Tour des célibataires» - «parce qu'il n'y a que des studios, avec une chambre en alcôve et une loggia», explique Simon Vignat, responsable d'agence à Habitat du Gard. Dans les années 80, le bailleur social rachète la plupart des tours du quartier, «elles ont été désertées par les travailleurs de Marcoules, qui se sont construit des villas tout autour de Bagnols». Guy Lambert s'y installe à ce moment-là, peu de temps avant sa retraite. Il y rencontre Lulu, sa voisine, « en 1997 ou quelque chose comme ça ». Elle n'était déjà pas commode : « Je n'ai jamais aimé les gens de Bagnols, ils ne m'ont jamais intéressé », mais il parvient à la séduire. Depuis, ils sont inséparables.
Guy Lambert passait son temps en bas de l'immeuble, avec son voisin Jean-Paul, qui nourrissait en douce tous les chats du quartier. « C'est lui qui tenait la bavette. Quand il est parti, ça n'a plus été pareil. » La tour ne fait pas rêver aujourd'hui : les portes sont cabossées, il y a des mégots écrasés dans le couloir, les habitants se plaignent des incivilités. « Il n'y a plus la solidarité d'avant », selon Mario Deparrois, le voisin. Lucienne Moulin hausse les épaules : « C'est Radio Bagnols. Ils savent tout, mais ne demandent jamais des nouvelles. » Une voisine, croisée dans la cage d'escalier, lui renvoie l'ascenseur: « Quelle vieille peau. Je les connais tous les deux. Je vais vous dire la vérité : ils n'ont réclamé de l'aide à personne. »
Dossier de relogement
Lucienne Moulin n'a qu'une trouille : être séparé de son amoureux. «J'ai peur qu'ils décident de le mettre dans un Ehpad sans moi, vu qu'on n'est pas mariés.» Le voisin abonde: «Les séparer, c'est inenvisageable. Sans sa Lulu, Guy ne peut pas manger. Ils ont besoin l'un de l'autre.» La médiatisation de leur situation a-t-elle fini par payer? Le 28 juillet, les services sociaux de la mairie sont venus les voir. Un lit médicalisé va être installé pour Guy, une aide ménagère viendra les aider. Un dossier de relogement a été lancé, et le couple va visiter un Ehpad, afin de voir si la formule leur convient. Ensuite, ils prendront leur décision. Mais pour le moment, Guy reste encore cloîtré chez lui. Sur la bibliothèque en formica qui déborde de prospectus, un cadre à photo poussiéreux montre Guy et Lucienne danser, élancés et souriants. En regardant le cliché, le visage du nonagénaire s'éclaire: « Ah, la danse, ce que j'aimais. Je n'étais pas le meilleur, mais j'en faisais des kilomètres pour danser. » "
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thebusylilbee · 3 years
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"Un collectif de représentants d’ONG parmi lesquels Véronique Andrieux, directrice générale de WWF France, ou Jean-François Julliard, directeur de Greenpeace France, appelle, dans une tribune au « Monde », à une action immédiate pour stopper les importations issues de la déforestation.
Au premier semestre 2021, la déforestation en Amazonie a augmenté de 17 % par rapport au premier semestre 2020. Alors que la saison sèche s'ouvre au Brésil, le nombre d'incendies dépasse celui de l'année dernière à la même période. Ces chiffres laissent présager de nouveaux records d'incendies au Brésil cet été. Face à ce désastre environnemental, climatique et social, la France reste passive. Pourtant, nos importations de produits issus de la déforestation contribuent à la destruction des écosystèmes exceptionnels de ces régions : l'Amazonie et le Cerrado sont détruits afin de laisser place aux pâturages et aux champs de soja que la France importe massivement pour ses animaux d'élevage.
L'année 2020 a été marquée par des incendies qui ont ravagé plus de 310 000 km2 au Brésil, avec la caution du président Jair Bolsonaro. Pour la troisième année d'affilée, la forêt aura perdu environ 10 000 km2, l'équivalent de la superficie de l'Ile-de-France ! Le rythme de destruction est tel que les scientifiques alertent : si aucune action immédiate n'est entreprise, la forêt amazonienne se transformera en savane, menant à la destruction irréversible de cet écosystème essentiel à la survie de l'humanité.
Ces écosystèmes, à la biodiversité unique, sont vitaux pour l'équilibre climatique planétaire. Aujourd'hui, l'Amazonie brésilienne n'assure plus son rôle de poumon de la planète. Selon une étude scientifique publiée dans Nature, elle émet plus de carbone qu'elle ne contribue à en séquestrer. Si rien n'est fait, c'est toute l'Amazonie qui pourrait devenir émettrice nette de carbone.
Il y a urgence à agir. En 2019, Emmanuel Macron reconnaissait la responsabilité de la France et s'engageait à freiner la destruction de l'Amazonie. Deux ans après, le constat est amer : nos importations issues de la déforestation n'ont pas ralenti et la destruction de l'Amazonie s'est accélérée.
Regards rivés sur la France
Si la France s'est dotée d'une « stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée » en novembre 2018, celle-ci est restée lettre morte, faute de volonté politique. L'action de la France demeurera inefficace tant qu'elle reposera sur le bon vouloir des entreprises. Pour garantir que le soja qu'elle importe n'est pas issu de la déforestation, la France doit prendre des mesures pour contraindre les importateurs à garantir que les produits qu'ils mettent sur le marché ne sont pas liés à la déforestation ou à la destruction d'écosystèmes.
De même, le gouvernement ne peut continuer à négocier des accords qui risqueraient d'accroître la déforestation en Amérique du Sud. Selon l'expertise scientifique mandatée par le gouvernement, l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Mercosur augmenterait la déforestation dans les pays du Mercosur, jusqu'à 25 % par an pendant six ans. La France doit bloquer l'adoption de cet accord et de tout instrument présentant le risque de contribuer à l'accélération de la déforestation.
En septembre, les regards seront rivés sur la France, qui accueillera le Congrès mondial de la nature de l'Union internationale pour la conservation de la nature. Avant la fin de l'année, la Commission européenne proposera un projet de législation pour lutter contre la déforestation. La France aura la responsabilité de faire aboutir un texte ambitieux puisqu'elle assurera la présidence de l'Union européenne au premier semestre 2022. Cette loi devra contraindre les entreprises à garantir que les produits qu'elles mettent sur le marché européen ne sont ni liés à la destruction de forêts, savanes et prairies, ni à des violations de droits humains. A ces conditions seulement, la trajectoire destructrice de la déforestation en Amérique du Sud pourra être inversée et l'équilibre environnemental et climatique préservé."
Mettre une tribune qui lance un signal d'alarme face à l'urgence climatique derrière un paywall c'est vraiment........ bref. Renseignez-vous ! Tentez d'agir ! Soutenez les actions locales et nationales !
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