Tumgik
#manniecrit
manniecrit · 9 months
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L'autoroute de la vie
Je me suis enfin acheté une voiture. Te rappelles-tu à quel point nous en parlions constamment ? Depuis l'instant où j'ai eu mon permis de conduire, avoir une voiture était notre rêve, à toi et à moi. Nous n'en pouvions plus de cette petite ville minable. Elle est séparée par une autoroute qui semble nous couper du reste du monde. Cette autoroute dont nous rêvions fouler le bitume à toute allure hurlant par-dessus l'autoradio. Au lieu de cela, nous regardions les véhicules défiler de notre point de chute, choisissant, comme si nous étions fortunés, celui qui convenait le plus à nos goûts de luxe. Une voiture rouge, voilà sur quoi nous nous étions mis d'accord. Qu'importe le modèle, sa puissance et son âge, qu'elle soit rouge était tout ce qui importait. 
Nous passions nos journées ensemble à errer dans les rues et à se prélasser dans les hautes herbes à côté de l'église. Nous rêvassions sur notre avenir jusqu'à ce qu'il soit l'heure pour moi d'aller au travail. 
"Je ne veux pas que tu partes, me disait-elle à chaque fois en m'étreignant. 
-Pense à la voiture, répondais-je inlassablement."
Ce dialogue était devenu un rituel mais aussi une sorte de lien qui nous unissait. Avec la voiture, nous irions où elle voulait. Nous aurions parcouru le monde. Nous aurions trimballé nos valises et nos cartons. La voiture nous aurait emmené en lune de miel et aurait transporté la chaire de nos chaires sur ses sièges arrières. Cette voiture était un serment pour l'éternité. 
C'est pour cet avenir là que je travaillais autant. J'ai eu mon premier boulot à seize ans où j'étais animateur dans des centres aérés. À la fin de l'été, j'avais assez d'argent pour financer mon permis. Au bout de quelques mois, je l'avais obtenu avec la totalité des points. 
Je n’ai pas acheté la voiture tout de suite. Elles étaient trop cher et je n’avais plus un rond, pas un centime de côté. Pour moi tout seul, je n'en ressentais pas non plus l'utilité. Je me plaisais dans cette petite ville bordée par les champs. Tout a changé quand je l'ai rencontrée. Mon chez-moi de toujours était devenu trop petit et suffocant. Nos parents étaient constamment sur notre dos. On avait besoin de se retrouver seuls, de créer notre propre bulle. C'est là que j'ai trouvé mon deuxième boulot : McDo. Je mettais quarante-cinq minutes en vélo pour y aller. Cela pouvait sembler courageux de ma part mais je n'y prêtais guère attention à l'époque.  Je le faisais pour elle, pour nous, pour notre liberté. 
Aujourd'hui, je possède la voiture mais je ne l'ai plus elle. Je ne pourrai expliquer ce qui s'est passé car moi-même je n'ai pas tout compris. Elle est juste partie. Elle m'a quitté sans crier gare, sans débat, sans émoi. J'ai appris par une amie en commun qu'à la rentrée elle partira à la faculté dans une grande ville. Cela explique peut-être pourquoi, je ne sais pas. Elle est partie de ma ville et de ma vie. Je ne ressens rien, ni haine ni tristesse. Je reste stoïque et je me surprends moi-même, parfois, à fixer le mur en face de mon lit dans un silence de cathédrale. Je crois que je ne réalise pas encore tout à fait. 
Je suis au volant de ma voiture rouge. Je roule sans destination particulière mais en empruntant un itinéraire non pas choisi au hasard. Je m'insère sur l'autoroute, j'accélère, pédale contre plancher. Une fois sur la voie de droite et la vitesse stabilisée, j'allume l'autoradio. La musique se lance : drivers licence de jxdn. Je mets le son au maximum. Mes doigts tapotent le volant, ma tête se balance au rythme de la musique. Le refrain arrive et je chante à pleins poumons. 
"Cause I know we weren't perfect
But I've never felt this way for no one
And I just can't imagine
How you could be so okay now that I'm gone
Guess you didn't mean what you wrote in your song about me
'Cause you said forever, now I drive alone past your street."
août 2023
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manniecrit · 11 months
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La quête
Quand j’étais petit, mon papi avait organisé une chasse au trésor. Il avait dessiné sur une grande feuille une carte des environs et avait caché des petits bouts de papier qui constituaient les énigmes et leurs indices. Je ne sais pas combien de temps cela lui avait pris pour tout organiser, de tout créer de toute pièce, mais il l’avait fait, rien que pour moi. Je me le rappelle, c’était pendant les grandes vacances. Ma mère avait pour habitude de me laisser un mois entier chez mes grands-parents pendant l’été, dans leur campagne perdue, dans un village coincé entre deux montagnes. A l’époque et tout comme aujourd’hui d’ailleurs, il n’y a rien à y faire. Il n’y a pas de piscine municipale, de centre de loisirs ou de centre commercial. En ville se trouvent seulement les commerces essentiels. C’est à peine si il y a une librairie. Le réseau, n’en parlons pas, je ne capte rien. A l’époque, à part ma Nintendo DS et les émissions de télé de ma grand-mère, pas grand chose n’arrivait à m’occuper et l’ennui était souvent lourd et profond. Aujourd’hui, cela n’a pas changé à part que je ne cesse de verrouiller et de déverrouiller mon téléphone dans l’espoir que quelqu’un vienne me sauver de ma solitude. 
Quand j’étais petit, donc, mon papi avait organisé une chasse au trésor. J’avais dû passer au travers de grandes herbes, enjamber les pierres d’une rivière, me faufiler entre deux barrières, longer les clôtures d’un prés à chevaux, escalader une meule de foin. Cela m’avait pris des heures avant de déchiffrer les énigmes, d’effectuer le parcours dans le bon sens et de parvenir jusqu’au trésor. Le trésor, quelle déception ! C’était un vieux coffre en bois, à demi enseveli sous terre, qui contenait des vieux francs datant de l’époque où ils étaient encore la monnaie officielle du pays -c’est-à-dire avant ma naissance, il y a fort longtemps- et une sorte de faux rubis en forme de cœur. A côté, il y avait une note qui me félicitait pour ma découverte et où était inscrite cette phrase, je me souviens : 
“C’est le chemin qui compte et non la destination.” 
Quand j’avais découvert le contenu du coffre, une forme de colère avait pris possession de mon être. Je ne sais pas ce que j’avais bien pu espérer mais la déception était grande. Peut-être m’attendais-je à un vrai trésor de pirates ou à quelque chose d’inestimable, de rarissime, que je serai le seul être sur terre à posséder. Quoiqu’il en soit, j’avais laissé tout mon butin, avais refermé le coffre d’un coup sec et étais parti fort contrarié. Mon papi m’avait interrogé mais, je ne me souviens plus très bien, il me semble que mes réponses lui avaient infligé une grande peine. 
Je repose le téléphone. Je ne capte rien. Parfois, à la fenêtre ou quand j’étire le bras, j’arrive à intercepter une barre de réseau mais l’effort est grand et la récompense très médiocre. Pour me distraire, j’ai retourné toute ma chambre d’enfant. J’y ai retrouvé des vieux dessins, ma fidèle Nintendo DS et ses jeux, le scrabble jauni, des peluches à l’odeur douteuse. En fouillant dans le tiroir de la commode, parmi des vieilles photos, j’y ai retrouvé la toute première lettre de la chasse au trésor. Quelle relique ! Je ne m’attendais pas à la retrouver ici. Je me souviens encore du début d’après-midi, lorsque je montais dans ma chambre après le repas pour somnoler devant Mario Bros. et de la découverte de cette lettre jaunie qui sentait le café posée sur mon oreiller. Je la saisis, la porte à mes narines, la hume : elle sent toujours la même odeur. Je la déplie soigneusement et la parcours des yeux. L’encre a bavé par-ci, par-là, je remercie ma maladresse qui l’avait faite tomber dans la rivière lors de la traversée. Dans l’ensemble, elle est toujours lisible. Je la relis, encore et encore. Je souris, mes paupières se plissent, ma vue se floute, mes yeux sont larmoyants. Mon papi s’était donné tant de mal pour la confectionner. Je regarde par la fenêtre, il fait beau, il n’y a pas un nuage à l’horizon. 
D’un bond, je me lève, retire mon jean et enfile un bermuda pour être plus confortable, mets un tee-shirt kaki pour passer plus inaperçu. Au moment où je m’apprête à passer le seuil de la porte, mon portable vibre. Je capte ! Je tends le bras pour le saisir mais renonce aussitôt. J’ai une mission plus importante à faire. Je trottine dans les escaliers et me dirige vers la porte d’entrée. Mamie est devant la télé, assise dans son fauteuil habituel. 
“Je sors, Mamie ! A tout à l’heure ! 
-Fais attention à toi, mon p’tit.” 
Je ne m’arrête pas. Je déplie la carte et compare les dessins au paysage. Rien n’a changé. Me voilà parti. Je me faufile entre les grandes herbes qui m’arrivent jusqu’au genou et non plus à la taille. J’enjambe la rivière en passant sur les pierres plates et manque de glisser à nouveau. Je me contorsionne pour passer entre deux barrières et mon manque de souplesse me rappelle les années qui se sont écoulées. Je longe les clôtures d’un champ et croise les mêmes chevaux, ou peut-être ne sont-ils pas les mêmes depuis le temps. J’escalade une meule de foin, ce qui me parait plus facile que dans mon souvenir. Et là, s’impose au loin, le grand arbre au pied duquel était enterré le coffre. Je creuse, je creuse, à la simple aide de mes mains. Une forme d’empressement m’anime. Soudain, mes doigts butent sur quelque chose : une forme plate, apparente à du bois. Le coffre, enfin à portée de main. Je creuse encore plus profondément, encore plus vite. Je le saisis et parviens à le sortir de son trou. Je le dépoussière d’un souffle et l’ouvre. Les francs sont toujours là, les fleurs et les brindilles d’arbres ont séché et s'effritent quand je les touche. Tout au fond, il y a le cœur. Sa couleur rouge bordeau est toujours aussi intense. Il intercepte les rayons du soleil et brille quand je le tourne. Sa beauté me fascine. 
Mon coffre sous le bras, je mets du temps à rentrer. Lorsque je passe la porte, Mamie est toujours dans son fauteuil. Je la regarde un instant. 
“Alors ? C’était bien dehors ? 
-Oui. 
-Qu’est-ce que tu as fait ? 
-Tu te souviens de la chasse au trésor que Papi avait faite quand j’étais petit ? J’ai trouvé la lettre et les énigmes là-haut. J’ai réussi à retrouver le trésor.
-Oh ! Fais-moi voir ça.” 
Elle s’extasie, son sourire est grand. Je m’approche, lui montre le coffre, elle lit les lettres. Ses yeux brillent, ses fossettes apparaissent. 
“Ton papi s’était donné du mal, remarque-t-elle. Oh ! Des anciens francs ! Ça fait longtemps qu’on n'utilise plus cet argent-là.” 
Je sors le cœur rouge de ma poche et le lui tends. Elle le prend entre ses doigts arthrosés et rit aux éclats. 
“Ton papi me l’avait offert à notre premier rendez-vous. 
-Votre premier rendez-vous ?
-Oui. On était allés à la fête foraine et il me l’avait gagné à une machine. C’était un porte-clefs mais il s’est cassé.”
En effet, il y avait un petit arc arrondi où avait été accroché autrefois un petit anneau de fer. 
“Il y a des vieilles écritures derrière mais c’est en anglais. On n’a jamais su ce que cela signifiait.” 
Je le lui reprends, le retourne et, en effet, une petite inscription est écrite au dos. Comment ai-je pu ne pas la voir avant ? 
“Alors ? 
-Home is where your heart is. 
-Ça  veut dire quoi ?
-Ton chez-moi… ou la maison si tu préfères, est là où est ton cœur. 
-C’est beau.” 
Elle sourit, émue. Au bout de quelques minutes, je me décide à monter dans ma chambre, mes précieux sous le bras. Je m’allonge sur le lit, joue avec le cœur entre mes doigts. 
“Home is where your heart is” répète-je. 
Mon téléphone vibre. J’ai plusieurs messages non lus. Je ne prends pas la peine de les lire et balance mon téléphone au plus loin possible de moi. Mes yeux se perdent dans le désordre de ma chambre. Les peluches, les vieilles photos, les jeux de société, toute l’armoire est répandue au sol. J’entreperçois le scrabble. Je me lève, le ramasse et sors de la pièce. J’arrive dans le salon. Mamie est toujours dans son fauteuil. 
“Mamie ? Ça te dit une partie de scrabble ? Ça fait longtemps.” 
juillet 2023
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manniecrit · 1 year
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La conversation
Cela fait deux mois qu’elles ne sont pas parlées. Pendant ces nombreuses semaines, elles se sont ignorées, ne s'adressant qu'à peine un regard lorsqu’elles se croisaient. Leur séparation a été compliquée. Elles n’ont pas su la gérer. Chacune de son côté, elles ont essayé de se protéger, de guérir et d’avancer, bien que cela se fit au détriment de l’autre. Pendant deux mois, elles ne se sont pas parlées. Aujourd’hui, la première a souri à l’autre alors, la deuxième, suivant son instinct, a décidé qu’il était temps que le guerre s’achève.
La conversation a été longue et, en quelque sorte, éprouvante. Elles parlent chacune leur tour, se passant un bâton de parole imaginaire dans la main, s’écoutent avec précaution. Comment en sont-elles arrivées à se détester ? C’est la question à laquelle elles ont répondu.
Lorsqu’elles finissent par n’avoir plus d’argument et comprennent que la guerre est enfin finie, l’une dit :
“Tu crois qu’on pourrait se reparler par message ?
-Si tu en as envie.
-Non, dis-moi si toi tu aimerais qu’on se renvoie des messages.
-Oui je veux bien, mais pourquoi ?
-Pour prendre des nouvelles.
-Oui moi ça me va.
-T’es sûre que ça t’irait ?
-Oui.
-Je voudrais pas que ça fasse bizarre, je suis passée à autre chose.
-Tu es passée à autre chose ?
-Oui.
[...]
-Et toi ?
-Oui.
-On pourra peut-être se réajouter une Instagram, réagir à la stroy l’une de l’autre. Si tu le fais, je ne trouverai pas ça bizarre.
-Je ne le ferai sans doute pas si tu ne le fais pas avant. C’est toi qui ne voulais plus qu’on se parle.
-Je sais, j’avais besoin de temps.
-Je sais.”
Depuis le commencement de ce dialogue, les deux filles ne s’étaient pas regardées dans les yeux. Leurs regards s'étaient à peine effleurés. Mais enfin, à cet instant, après près d’une heure, leurs yeux se rencontrent. Pupilles contre pupilles, elles ne se quittent pas. Elles échangent encore quelques paroles, puis l’une conclut :
"Je sais que toi tu as demandé à ne pas avoir de mes nouvelles mais moi j’en avais quand même. Même si je n’en demandais pas à tes amis, j'arrivais à en avoir. Toutes les semaines j’avais mon petit rendez-vous : tes vidéos. Je les regarde chaque semaine et ça m’a permis de savoir que tu allais bien. Par exemple, je sais que tu as déménagé et quand je voyais que t’étais chez tes grands-parents et chez ta mère, je savais que tu étais bien parce que, être là-bas c’est ta bouffée d’oxygène."
mai 2023
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manniecrit · 1 year
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Partie
"Où est-ce que tu es ?"
J'aimerais ne pas avoir à partir d'ici. Je suis partie sans rien dire à quiconque. Mes amis, ma mère, mes collègues, mes chefs d'équipe, personne ne le sait. Ce matin, en se réveillant, ils ont scrollé sur Instagram et ont simplement regardé une story d'un grand ciel bleu, d'un soleil, d'une plage au sable doré et d'une mer bleue et calme. Certains ont simplement swipé, d'autres ont aimé, une a commenté :
"Tu ne m'as même pas prévenue.
-Je suis désolée, ai-je répondu, ça s'est fait comme ça, à la dernière minute. J'avais besoin de partir.
-D'accord, mais tu reviens quand ?"
J'ai ouvert le message mais je n'ai pas répondu. J'ai mon téléphone en mode avion, je l'ai rangé dans mon sac et j'ai fixé la mer. Je l'ai regardée pendant très longtemps, peut-être même plusieurs heures durant. Elle ondulait de façon harmonieuse et redondante, telle une éternelle valse où les deux partenaires tournent et tournent sans ne jamais s'arrêter.
Je ne sais pas pourquoi je suis venue ici, à cet endroit précis. Pourquoi le sud, pourquoi Palavas-les-Flots. Peut-être avais-je entendu ce nom dans une conversation un jour, une connaissance qui était partie là-bas en vacances. Je ne sais pas, j'avais juste besoin de la mer et d'un peu de chaleur. J'ai de la chance, Mère Nature m'a offert tout cela.
Hier soir, quand j’ai terminé le travail et que je suis rentrée chez moi, j’ai immédiatement senti que je ne pourrai pas revenir le lendemain. Je ne sais pas comment décrire cette émotion. C’était plus un pressentiment. C’était comme si je sentais qu’il était temps d’arrêter. Je sentais au plus profond de moi que mon corps allait définitivement lâcher la rampe et que, lorsque cela arriverait, mon cœur n’aurait plus le courage de le relever. Cette angoisse s’était emparée de moi. Mon souffle s’était coupé, je n’arrivais plus à respirer, j’avais l’impression d’étouffer. J’ai eu peur, alors j’ai fui. Je me suis connectée sur le site internet d’une compagnie ferroviaire, j’ai réservé un train qui partait loin, à l’autre bout du pays. Un seul billet, pour une personne, un aller sans retour. J’ai ensuite réservé une nuit d’hôtel, une seule, au cas où je me rende compte que ce que je suis en train de faire est complètement fou et incohérent.
“Tu n’as pas répondu.”
Une nuit pour changer d’avis. Une nuit pour changer de vie.
avril 2023
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manniecrit · 1 year
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La dernière lecture
Il fait beau aujourd'hui. Assise sur un banc, je suis sortie de chez moi pour lire dans le parc qui se trouve en bas de la rue. Je suis entourée par les arbres et leurs branches qui forment un toit au-dessus de ma tête. Il n'y a pas grand monde, seuls quelques enfants en trottinette et des inconnus avec leurs chiens passent devant moi. Le parc est calme et une douce odeur de terre humide emplit mes narines.
Il fait si beau que la page blanche de mon livre me brûle les yeux et je suis obligée d’abaisser les paupières pour en déchiffrer les images et les mots. C'est un roman graphique dans lequel les dessins dansent avec les lettres. C'est une histoire d'amour où cette fois, contrairement aux contes pour enfants, la romance ne se termine pas comme on l'aurait souhaité. La fin est tragique bien que, en relisant l'histoire pour la seconde fois, je me rends compte qu'elle était prévisible. L'amour certain qui unissait les personnages n'était pas suffisant. Les sentiments omettaient la confiance perdue, les tromperies et les déceptions. C'est triste, leur relation était belle et douce lorsqu'elle avait débuté.
La brise fait danser les feuilles au-dessus de moi. Je tiens le livre fermement entre mes doigts. Je n'arrive pas à me concentrer. Je relis la page encore et encore, mon regard s'attarde sur chacun des dessins, marquant une pause à chaque nouvelle case. Les deux personnages se sont endormis. Les rideaux sont ouverts, les lumières de la rue les éclairent à peine. Ils sont dos à dos, un creux les sépare. Ils ne se touchent pas. L'un des deux se réveille, se tourne. Son bras se tend vers le corps de son amoureux. Il hésite, il reste en suspens. Finalement, il vient se blottir, torse contre dos. Le corps endormi —l'est-il vraiment ?— se crispe, il le sent, mais il ne bouge pas et s'accroche à lui, comme désespéré. Malgré cette proximité, une distance s'est créée. Il lie ses jambes aux siennes. Ils sont en fusion, comme ils aimaient décrire l'entremêlage de leurs corps. Ils fusionnent et il se sent un à nouveau.
Je lève les yeux et regarde au loin. Je soupire. Leur couple s'effondrait déjà. Pourquoi ne m'en étais-je pas rendue compte plus tôt ? Pourquoi ne m'étais-je pas attardée sur les petits événements, les sentiments et les impressions ? Comment avais-je pu passer à côté de ce malaise ambiant, de cette peur, lors de ma première lecture ?
"Lucie ! Attends-moi !"
Je lève la tête. Une petite fille passe devant le banc sur lequel je suis assise. Elle me jète un regard furtif, interrogateur. Elle est suivie par une femme, sa mère, je suppose. Elle marche d'un rythme rapide. Elle est contrariée, cela se lit sur son visage. Ma tête pivote, mon regard la suit, me voilà perdue. Mes yeux fixent l'endroit où la femme a disparu, là-bas derrière le bosquet, bien que cela fasse bien longtemps qu'elle n'est plus visible. J'observe le vide, un brin de mélancolie transperce mon cœur. Ma concentration est nulle, mon corps ne répond plus, les pages glissent sous mes doigts. Les pages défilent les unes après les autres et, au bout de très longues secondes, mon cerveau ordonne enfin à mes mains de les arrêter. Quand je reviens à moi, quand ma tête et mes pensées sont de nouveau rattachées à mon enveloppe corporelle, mes yeux se baissent vers mon livre et je découvre la nouvelle page. A peine ai-je vu les dessins qu'ils agissent comme un flash-back. Je suis retournée en arrière. Je n'ai pas besoin de lire les bulles que je sais déjà ce que se disent les personnages. C’est la fin de l’été. Les deux amoureux sont assis sur un poton en bois, près d’un lac. Il fait beau et encore doux, leurs bras sont découverts. Ils sont assis l’un à côté de l’autre puis deviennent de plus en plus proches. Ils se chamaillent, se bousculent. L’un est en tailleur, l’autre entre ses jambes. Ils sont face à face et se regardent tendrement entre deux baisers et enfantillages. Lorsque le soleil finit par se cacher derrière les arbres et que l'air devient plus frais, ils se redressent et décident de rentrer. Ils commencent à remonter la butte de pelouse quand l’amoureux s’enfuit en courant et revient quelques secondes après avec des petites fleurs sauvages à la main. Il sait que sa moitié les gardera à vie car elle aime les fleurs autant qu’elle l’aime lui. Avec elle, il n’a pas peur. Il n’a pas peur de parler et de tant donner. Avec lui, elle n’a pas peur. Elle n’a pas peur d’aimer et d’être elle-même. Ils ne sauraient expliquer pourquoi, pourquoi cette personne, pourquoi eux ensemble, pourquoi si vite, pourquoi maintenant. Ils ne réfléchissent pas. Ils foncent, ils s’aiment. Ils foncent vite, avec œillères, droit dans le mur.
Je referme le livre et le pose à côté de moi, sur le banc. C’en est trop pour moi. Je ne veux pas lire cette histoire à nouveau. Je ne veux pas relire les mots qui ont plané au-dessus d’eux tel un mauvais sort, revoir les gestes qui les ont brisés. Je ne veux pas revivre tout cela.
Je me lève et quitte le parc.
"Madame ! Vous avez oublié votre livre, me crie une passante.
-Non, je le laisse ici, réponds-je. Prenez-le si vous voulez."
Je m’en vais, d’un pas lent et à la fois décidé. Le livre est toujours sur le banc. Je m’en vais et laisse cette histoire derrière moi. J’espère qu’elle trouvera nouveaux lecteurs et leur apportera autant qu’elle m’a apportée.
mars 2023
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manniecrit · 1 year
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En scène
Il est tard. La nuit est tombée il y a déjà plusieurs heures. Peut-être est-il vingt-deux heures trente, vingt-trois ou peut-être bien minuit, je ne sais pas. J'ai oublié ma montre ce matin en partant et mon téléphone est perdu au fin fond de mon sac. Nous marchons d'un pas rapide pour nous réchauffer. Par je ne sais quel miracle, le froid ne nous a pas dissuadés de sortir. Mes amis marchent devant, emmitouflés dans leurs doudounes et leurs grosses écharpes. Ils sont ivres de bonheur. De façon naturelle, je me tiens en position d'observatrice. Sans que je ne le décide réellement —peut-être est-ce ma réponse au bonheur— mon corps se met en retrait et en quelques secondes à peine je ne fais plus partie de la scène. Je me tiens un pas en arrière. La longue chevelure de l'une volette dans son dos élégamment, l'un jette sa tête en arrière et rit à gorge déployée, l'autre en mini-short illustre sa blague par ses gestes, le couple à côté, un peu isolé, glousse penchées l'une vers l'autre. Ils se tiennent par le bras, marchent en bande, tous en cadence. Je ne peux m'empêcher de les regarder, de faire attention à chaque détail, chaque sourire, chaque geste, de remarquer chaque trait qui les rend uniques. Ils sont beaux. Leur joie est contagieuse. J'ignore pourquoi ils rient mais je me surprends à sourire moi aussi. L'un se retourne et nos regards se croisent. Ses pommettes se soulèvent, ses dents blanches apparaissent, ses yeux semblent plus petits tant il sourit. Il s'arrête à peine une seconde et me voilà à sa hauteur, prise bras dessus-dessous, à nouveau sous la lumière.
Nous arrivons au bar. Les basses résonnent jusqu'à l'extérieur, les ombres dansent à l'intérieur. Nous sommes samedi soir, jour où le bar ferme plus tard, jour de sortie, de fête, de rencontres et de retrouvailles. Mon ami sert mon bras :
"Ce soir on boit et on danse ! Tant pis pour le travail demain ! One life, on a dit."
Je hoche la tête, aussi déterminée que lui. On s'échange un sourire entendu, empli d'espièglerie.
Le serveur nous accueille et nous conduit à notre table. Nous devons nous faufiler entre les clients, faire attention à ne bousculer personne, ne pas renverser le moindre verre. On se déshabille, enlève nos couches et sous-couches et nous voilà dans nos plus beaux habits. Illico presto, nous commandons nos verres. Mojito, rosé, kir, coco-cola, aperol spritz… Nous buvons quelques gorgées et nous sommes en piste. Les lumières illuminent nos sourires, les hanches dessinent les mélodies, les cœurs battent au rythme des basses. Bien que la piste de danse est bondée, je ne vois personne d'autre que nous. A part mes amis, plus rien ne semble exister. Nos danses sont désordonnées et nous ne sommes pas très souvent en rythme mais nous sommes une seule et même voix lorsque nous chantons.
Dans la foule, nous croisons des têtes connues. Dans le quartier, les soirées du samedi soir sont réputées et tout le monde finit par s'y retrouver sans même se concerter. J'aime revoir ces individus qui faisaient tant partie de mon quotidien à une certaine époque et pour une soirée, une soirée une seule, faire comme si rien n'avait changé. Il me plaît de réaliser que je comptais pour eux autant qu'ils comptaient pour moi. Alors que j'étais occupée à faire un résumé de ces derniers mois à un ami que je n'avais pas croisé depuis longtemps, on vient interrompre la conversation :
"Chloé ! Chloé ! Elle est là.
-Qui ?
-A ton avis."
Pupilles dans pupilles, pas besoin de mot, nous nous comprenons. Mon regard dérive, je scrute le moindre visage parmi la foule.
"Derrière moi sur ma gauche."
Ma tête tourne légèrement sur la droite et en effet, elle est là. Chevelure blonde, courte, habillée de noir, veste en cuir. Elle rit. Mon oreille ne distingue pas son rire mais je l'entends tout de même. Je souris. Elle est là. Mon cœur bat plus vite, plus fort. Elle est là. Tout va bien, tout ira bien. Elle lève les yeux et son regard se pose directement sur moi, comme si elle savait que j'étais là, depuis le début.
Je contourne mon amie qui, je crois, me crie quelque chose mais je n'entends pas. Je me dirige vers elle, d'un pas volontaire, déterminé. Plus rien ne compte, plus personne n'existe, plus personne ne danse, plus personne ne chante. Il n'y a plus qu'elle. Au fait, avec qui est-elle ? Est-elle venue seule ? Non, elle ne viendrait jamais seule dans un bar. Qu'importe, plus rien n'a d'importance. Sans m'en rendre compte, j'avais espéré qu'elle soit là ce soir. Je ne peux m'empêcher d'espérer.
Je suis face à elle. Nous sommes à quelques centimètres de l'une et de l'autre. Mon cœur bat vite, si vite qu'il bondit dans ma poitrine et m'en coupe la respiration. Elle sourit et écarte les bras. Je viens me plonger contre sa poitrine. Son odeur est familière et rassurante. Je sens son cœur battre contre le miens. Mon corps est incontrôlable. Je lutte pour ne pas m'écrouler, pour que mes jambes me retiennent. Je tremble légèrement. Ses bras se détachent de mon dos. "Ne me laisse pas", j'ai envie de crier. Nous nous écartons mais cette proximité est toujours là. Alors aussitôt, mes lèvres se posent sur les siennes. Nous nous embrassons avant même que mon cerveau ne le réalise, avant même qu'elle ne comprenne la situation, avant même que mes amis n'aient dit quoique ce soit. Il me semble, je ne peux en être entièrement certaine bien qu'intimement convaincue, qu'elle m'ait rendu mon baiser.
Nos lèvres se détachent et j'ai, encore une fois, envie de hurler. Quelqu'un me devance :
"Attends, vous n'étiez pas séparées ?"
Le bar est bruyant. La musique est trop forte, la foule chante mais les paroles sont imperceptibles. Les lumières dansent sur nos visages. Mes amis ont les yeux braqués sur moi. Je suis face à eux, tel un comédien sur son estrade pendant un monologue : seule, attendue, jugée, observée. Ils sont comme un public, ou pire, des critiques assis dans leurs fauteuils rouges, un carnet et un stylo à la main, silencieux, attendant. Je me tourne vers elle et elle aussi me regarde. Ni elle ni moi ne répondons. Je cherche de l'aide désespérément. Je me tourne vers mon amie, celle qui a parlé, la suppliant de me dire que c'est faux.
mars 2023
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manniecrit · 1 year
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Un simple souffle
Tu as allumé quelque chose en moi qui était éteint. Une toute petite bougie, pas très belle, un peu abîmée, à moitié fondue. Elle était éteinte et tu l'as rallumée. Que tu en prennes soin ou non, que tu la protèges des vents ou non, que tu l'abrites de la pluie ou non, elle n'a jamais perdu sa lumière. Tu l'as allumée et tu l'as laissée se consumer. La bougie a perdu de sa hauteur, petit à petit, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un simple filament que la mèche ne dépasse à peine. La flamme, elle, n'a jamais cessé de brûler. Elle a vacillé de nombreuses fois, au point où j'ai cru la perdre. Elle s'est pliée, elle a crépité, elle a craché sa fumée. Le claquement de la porte l'a faite s'éteindre pendant un millième de secondes mais ta voix, ton regard, tes messages n'ont cessé de l'étoffer et de la rendre encore plus vive et encore plus forte à chaque fois que tu revenais.
Que veux-tu ? Pourquoi t'amuses-tu à la regarder s'éteindre pour aussitôt la sauver de sa suffocation ? Aime-la, embrasse-la, embrase-moi ou, par pitié, souffle sur cette flamme une bonne fois pour toute.
décembre 2022
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manniecrit · 2 years
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La fête des morts
Les douze coups de minuit vont bientôt retentir. Cela fait plusieurs jours que je me prépare, je ne peux plus attendre, je suis bien trop impatient. J'enfile ma plus belle veste, celle que mon voisin m'a prêtée. Il ne veut pas y aller, il m'a dit qu'il était condamné. Je noue mes lacets et claque la porte derrière moi. Je me faufile à travers les rues sombres et emprunte plusieurs raccourcis dont je connais désormais tous les secrets. Me voilà sur l'allée principale, enfin. Il y a foule, comme je m'y attendais. Chacun veut arriver le premier. Ça commence à se bousculer. J'inspire l'air vide, comme si celui-ci pouvait soulager mon anxiété. Je ne ressens rien. J'entends un homme qui hurle à quelques mètres devant moi. Un autre lui répond. Ça s'insulte, ça dit « Arrête de pousser ou je t'en mets une ! ». Il peut toujours lui en mettre une mais ça ne risque pas de lui faire grand mal, peut-être qu'au contraire, lui, y perdra un doigt. Mon voisin m'a dit, l'autre jour, qu'un de ses amis avait perdu une main, un matin, en se réveillant. Elle s'était simplement décrochée. Il avait eu beau la chercher, il ne l'avait jamais retrouvée. Elle s'était volatilisée.
L'alarme retentit. La foule s'exclame. C'est l'heure. Les yeux vides s'illuminent, les cordes vocales usées expriment leur joie. Les haut-parleurs millénaires en forme de crâne commencent à crépiter :
"Le Monde des Morts vous souhaite à tous une bonne fête ! Profitez de vos familles et de vos amis et, n'oubliez pas, revenez avant le lever du soleil !"
Les morts autour de moi applaudissent. C'est la première fois que j'entends ce bruit si étrange des os s'entrechoquant. Je regarde mes mains, elles sont encore bien charnues, j'ai le temps.
Le portail s'ouvre. Il est grand, majestueux, autoritaire, infranchissable excepté en ce jour si précieux. Les premiers s'engouffrent entre les grilles. Derrière, on s'exclame :
"Dépêchez-vous, bon sang !"
Après de longues secondes qui m'ont paru interminables, j'y suis, c'est mon tour. Je cours, le plus vite possible. L'avantage d'être mort, c'est qu'on ne ressent aucune faiblesse. Je dépasse des familles, toutes se tiennent par la main. Au loin, je vois le tunnel sombre dont mon voisin m'a tant parlé. Une chose me trouble : les personnes devant moi disparaissent dans la pénombre telle un trou noir qui les emporte. Je ne les vois plus. Où sont-elles passées ? Lorsque j'atteins l'obscurité, j'en comprends la raison. Un trou, puis une chute. Une chute de plusieurs mètres, de beaucoup de mètres, de trop de mètres, de kilomètres ? J'y suis. Je m'écrase au sol de façon peut élégante. J'essaye de me redresser. Ma hanche fait des siennes. Je la remets en place vite fait, bien fait. Lorsque je relève les yeux, des milliers de bougies orangées sont allumées. Des fleurs et des cadeaux ornent les tombes. Des personnes, vivantes, m'encerclent. Elles ne me voient pas. Derrière moi, une femme dit :
"Tu as vu comme elle a grandi ? Elle doit avoir au moins... neuf ou dix ans, non ? Le temps passe si vite !"
Mon instinct me dit d'aller vers la gauche. Je l'écoute. Je parcours les allées de pierres tombales. Elles ont toutes été décorées pour ce jour de fête. Une étrange végétation a envahi les sentiers étroits. Les visiteurs la traversent péniblement, font de grandes enjambées, grincent des dents lorsque cette plante mystérieuse touche leur peau. Je dépasse ces malheureux, incapable de ressentir la moindre douleur. Je trouve ma tombe, recluse dans un coin perdu et broussailleux du cimetière. Je découvre mon nom gravé sur une pierre tombale pour la première fois. Un sentiment inexplicable envahi mon être. Je ne me sens pas triste mais plutôt comme un ange déchu, perdu dans un monde qui n'est plus le mien. Les statuettes des saints sont tombées au sol, cassées en mille morceaux. Il n'y a pas que seulement ma tombe qui est en pagaille, les autres aussi. La tempête du mois dernier a fait de gros dégâts. Je m'assois sur le marbre, attendant ma seule et unique visite.
Après avoir observé les passants et joué au golf avec des cailloux et une de mes jambes en guise de club de golf, je la vois enfin. Ma grand-mère arrive, clopin-clopante, sa canne à la main. En un an, elle n'a pas pris une ride et est toujours la même.
"Bonsoir, mon p'tit" dit-elle simplement en sortant de son sac à main une boîte à gâteaux. "Je t'ai fait tes cookies préférés, je sais que tu en raffoles."
Elle pose le tupperware sur ma tombe. Les gâteaux de Mémé sont tellement bons ! J'en ramènerai à mon voisin, je sais qu'il les adorera aussi.
Pendant de longues heures, jusqu'aux dernières minutes avant le lever du soleil, ma grand-mère me raconte les dernières nouvelles du village et polémique sur le changement de façade de la maison d'en face. A dire vrai, je ne l'écoute que d'une oreille. Ce qu'elle raconte ne m'intéresse guère mais, je reste là, pour elle et pour sa voix. Pour sa voix dont j'ai du mal à me souvenir depuis que je suis mort. J'essaye de retenir son accent et ses intonations qui lui sont propres. Elle me manque.
"Il faut que j'y aille, Mémé. Le jour va bientôt se lever."
Comme si elle m'avait entendu, elle se lève, se tenant fermement à sa canne. Avant de partir, elle déplie énergiquement un sac plastique, enfile des gants et, avec un couteau, commence à arracher la végétation. Elle en récupère un gros sac, rempli à ras-bord.
"Et c'est qui qui va manger une bonne soupe d'orties ce soir ? C'est Mémé ! Allez, à l'année prochaine, mon p'tit !"
Mémé touche le marbre du bout des doigts et reprend le chemin par lequel elle est arrivée. Quelque chose la retient. Elle s'arrête, le dos à moi, immobile.
"Oh, et, tu m'manques."
Elle reprend sa route, clopin-clopante, son sac d'orties à la main.
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manniecrit · 2 years
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Un cœur à l'arrêt de bus
Le paysage défile à travers la fenêtre du bus. Les demeures des beaux quartiers se succèdent. Mon regard ne s'attarde sur rien en particulier. Les écouteurs dans les oreilles, mon esprit divague. Les ombres des arbres dansent contre la vitre. Le trajet qui ne dure qu'une vingtaine de minutes s'éternise. Mon impatience transforme les minutes en heures. Les nombreux arrêts se suivent jusqu'à ce que le mien finisse par arriver. J'appuie sur le bouton rouge et au bout de quelques instants, je me retrouve dehors. Il fait frais. Je regarde ma montre, il est 19h. Le soleil a déjà commencé à se coucher. L'été est fini, l'automne arrive. Je sors mon téléphone et pianote un message rapidement :
"Je suis là."
Je place correctement mon sac à l'épaule, remonte la fermeture-éclair de ma veste jusqu'au col, range mon téléphone dans ma poche et me mets en marche. Il ne me reste plus qu'à descendre la rue et tourner sur la gauche. Je marche droit devant, sans me préoccuper du monde extérieur. La musique au plus haut volume, plus rien ne semble compter. Une brise vient faire danser les branches du saule pleureur sur ma gauche. Je ne sais pourquoi, mais je ressens un attachement particulier pour cet arbre. Il est beau, grand et majestueux. J'ai beau avoir croisé sa route des centaines de fois, il m'émerveille toujours autant.
Mon téléphone vibre. Je le sors et sur l'écran verrouillé est affiché :
"Je sais."
Une silhouette apparaît au bout de la rue. L'individu ne bouge pas. Il se tient droit. De là où je me trouve, je ne distingue pas son visage mais son physique et sa corpulence me laissent deviner qui il est. Il lève le bras à hauteur de bassin et d'un geste délicat et timide, agite la main en ma direction. Je m'arrête et retire mes écouteurs. Un large sourire se dessine sur mon visage. Nous restons plantés là un instant, jusqu'à ce que je lui rende son geste. J'accélère le pas. Je marche si vite que j'en courrais presque. Sa silhouette se fait de plus en plus nette. Il porte un jean large, un sweat à capuche noir avec sa veste en jean par-dessus, un petit sac blanc en bandoulière vient barrer sa poitrine. Un petit point lumineux orange brille au bout de sa main. Je parcours les derniers mètres en trottinant. Ça y est, je distingue enfin son visage. Il me sourit. Mon ventre se serre, ma respiration s'entre-coupe. Il est magnifique. De façon un peu brusque, je viens me plonger dans ses bras. Il m'enlace fort. Il porte son parfum, celui dont j'aime tant l'odeur, celui qui me rend folle, celui qui se colle à mes vêtements des heures après que l'on se soit vus, celui qui m'obsède. Mon cœur bat la chamade. Je lève la tête et plonge mes yeux dans les siens. Ils sont foncés, presque noirs. Le sombre de ses pupilles et le clair de sa peau m'ont toujours déroutée, émerveillée.
"On rentre ?"
Je desserre mes bras de sa taille non sans regret. Il se retourne, saisit ma main et m'entraîne jusqu'à chez lui. Ses doigts jouent avec les miens avant de les enlacer. De son autre main, il monte la cigarette jusqu'à ses lèvres et la place entre sa commissure. Il en aspire la fumée et, quelques secondes plus tard, la recrache. J'aime le voir fumer. Malgré ma haine profonde envers le tabac, je ne peux m'empêcher de le trouver beau. Ce geste lui donne un côté hors d'atteinte. Il tourne la tête vers moi et me fait une grimace. Je glousse, peut-être de façon un peu trop forte, un peu trop niaise, un peu trop amoureuse. Il se penche pour embrasser ma joue. Nous zigzaguons quelque peu en riant, jusqu'à atteindre la ruelle de gauche. Il n'y a ni voiture, ni passant, tout y est calme. Il y fait même plus sombre. Nos deux ombres disparaissent ainsi, dans la pénombre de la nuit, sous la lumière jaune des réverbères, titubant d'amour.
"Prochain arrêt..." annonce la voix robotique du bus.
Je ne suis pas descendue. Le véhicule s'ébranle et reprend sa trajectoire. La rue, ta rue, est perpendiculaire à celle empruntée par le bus. Je passe sans m'arrêter, mais malgré tout je ne peux m'empêcher de me retourner pour apercevoir la maison dans laquelle nous nous retrouvions pratiquement chaque nuit. Elle est là et je suis attirée par elle instantanément. J'aimerais hurler au chauffeur de s'arrêter. J'aimerais descendre et courir jusqu'à elle pour te rejoindre. Mes yeux s'humidifient, ma vue devient floue. Je ne vois plus rien. Je détourne le regard, j'augmente le volume de la musique. J'aimerais tant te retrouver, toi, tes bras, tes baisers et ton amour.
Je passe, je ne m'arrête pas. Ma respiration s'accélère. Au fur et à mesure que la distance grandit entre cette maison et moi, la douleur devient plus intense. Une sensation atroce et effrayante s'empare de moi : celle d'être séparée en deux, comme si une déchirure s'était créée entre mon corps et mon âme. Je baisse les yeux vers ma poitrine. Une tâche sombre est apparue. Affolée, je tâte mes seins et ma cage thoracique. La douleur est insupportable. Il y a un trou béant à l'intérieur de moi. Je le sens, il y a un creux dans ma poitrine. Il manque quelque chose. Je me recroqueville sur moi-même, mon front touche presque mes genoux, une main contre mon cœur. J'ai mal, très mal. Une larme de douleur coule le long de ma joue. Soudain, je réalise que je ne sens rien. Il n'y a aucun battement qui vient taper contre ma paume. Je comprends alors que pendant que le bus continuait sa route, mon cœur, lui, est descendu à ton arrêt. Durant je ne sais combien de temps, je le sais, il attendra que tu viennes le chercher.
novembre 2022
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manniecrit · 2 years
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La veste en cuir
Un soir, alors que j'avais froid, on m'a prêté de quoi me réchauffer. Il était tard dans la nuit, l'humidité avait créé une légère brume. J'étais frigorifiée. Mes dents s'entrechoquaient, mon menton tremblait. Ce cadeau était apparu comme une bénédiction, la grâce du ciel.
Ce présent était une veste en cuir. Quand on me la tendit, elle paraissait lourde au bout de mon bras. Lorsque je l'enfilais, j'eus la confirmation qu'elle l'était effectivement. Elle était si épaisse qu'elle me donnait l'impression d'avoir un poids sur les épaules. En plus de cela, elle était bien trop grande pour moi. Elle me couvrait les fesses, les manches descendaient jusqu'aux mains. La veste était imprégnée d'une légère odeur de cuir et du parfum de son propriétaire. A peine l'avais-je enfilée que je m'y sentais bien. Son poids autour de moi ressemblait à une embrassade forte, comme si je revoyais la personne qui m'aimait le plus au monde après un long moment et qu'elle me prenait dans ses bras. C'était un cocon chaud, fort et douillet. Immédiatement, je m'y sentis en sécurité. Telle une chenille, je me recroquevillais dans ma chrysalide.
J'étais rentrée chez moi, la veste toujours sur mes épaules. C'était à l'éclairage de mon appartement qu'enfin je pus remarquer toutes ses subtilités. Elle était de couleur taupe. Elle était agrémentée par de nombreuses marques d'usure. Par endroit, le cuir était éraflé. À d'autres, il avait noirci. Certaines fermetures éclair fermaient mal. Tous ces petits défauts me laissaient penser que cette veste était vieille, très vieille, et qu'elle avait réchauffé plusieurs épaules avant les miennes. Elle possédait une histoire et j'aurais donné cher pour connaître ne serait-ce que quelques bribes.
En l'enlevant, j'apercevais que l'intérieur était un tissu très fin blanc cassé. Il y avait un dessin brodé dessus. En étalant la veste sur mon lit, je remarquais qu'il représentait une carte du monde. Les terres étaient en vert, les océans en marron. Les écritures étaient un peu passées mais on pouvait les lire encore clairement. Je ne m'attendais pas à voir autant de détails. J'étais désormais persuadée que cette veste avait parcouru le monde et avait vu des choses que je ne verrai probablement jamais. Où était-elle allée ? Avec qui ? Quand ? Il y avait tant de mystères.
Je pensais à cela souvent. Ces questions m'obsédaient, le manque de réponse me frustrait. Alors, de temps en temps, j'autorisais mon esprit à se donner à quelques spéculations. J'imaginais la veste sur le dos d'un motard chevauchant sa Harley-Davidson sur la route 66, d'un archéologue s'aventurant dans la forêt tropicale, en plein Indonésie, à la découverte des statues de Bouddha les plus rares ou d'un soldat rentrant chez lui après la guerre, son baluchon vert à l'épaule. J'aimais ce jeu auquel je m'adonnais et très vite celui-ci devint mon passe-temps favori. Je créais ces scénarios à toute heure et à tout moment. Petit à petit et sans que je m'en rendîs compte, que je fus seule ou en plein milieu d'une conversation, la fiction était devenue un vaisseau sur lequel je navigais et qui m'emmenait loin. Je ne vivais désormais plus que dans un monde imaginaire où la veste était l'héroïne de toutes mes aventures.
Les semaines s'écoulèrent et la veste était devenue comme une seconde peau. Je ne la quittais plus et la portais jour après jour. Sortir sans elle était inconcevable. Le soir, quand je devais la retirer, mon cœur semblait se déchirer en deux. Je me sentais nue et vide. Son poids sur mes épaules me manquait. J'avais froid à nouveau et cette sensation m'était insupportable. Je n'arrivais pas à vivre loin d'elle. Elle était devenue un refuge. Lorsque j'allais mal, je me recroquevillais sur mon lit et me couvrait d'elle, comme une couverture. Parfois, je la posais tout près de mon oreiller pour sentir son odeur de cuir et le fameux parfum.
La personne qui m'avait fait cadeau de cette veste s'en était allée, pas longtemps après que la veste fût arrivée. J'avais essayé de la retenir, de lui prouver à quel point je l'aimais, mais cela n'avait pas suffi. Du jour au lendemain, sans crier gare, sans même un mot, elle était partie. Un sentiment d'abandon et une veste, c'était tout ce qu'elle m'avait laissé. Au lieu de faire face à ma solitude et à ces sentiments déchirants, je m'étais cachée dans mon refuge. C'était néfaste, je le savais, et pourtant une partie de moi ne pouvait s'en empêcher.
Un ami, un jour, me fit remarquer que mon comportement avait changé. Que depuis quelques semaines, je m'étais renfermée sur moi-même. Moi qui étais une personne si joviale et si ouverte, je m'étais complètement transformée, selon ses dires.
"Je ne te reconnais plus. Depuis que vous n'êtes plus ensemble tu n'es plus toi-même."
Je refusais pourtant de l'écouter et de prendre ses conseils en compte, peut-être n'étais-je pas encore prête à les entendre. Ses paroles avaient eu l'effet d'une sonnette d'alarme. Renfermée, je l'étais encore plus. Seule, également. Je ne sortais pas de mon appartement sauf pour me rendre au travail. La veste, qui m'accompagnait déjà où que j'allâs, ne me quittait plus. Je la portais également chez moi et en intérieur quand bien même le chauffage était à son plus haut niveau. Le soir, je ne pouvais pas m'endormir si je ne sentais pas son poids sur moi. Elle était ancrée en moi au point que mes trapèzes et ma nuque en étaient douloureux. Bouger la tête était devenu un calvaire. J'avais essayé tant bien que mal de soulager ces maux, mais chaque massage s'accompagnait de rictus et de gémissements de souffrance.
Voici donc à quoi se résumait mon quotidien jusqu'à ce que le propriétaire de la veste en cuir ne refît surface. Il débarqua un jour de week-end. Lorsque je vins lui ouvrir la porte, je fus surprise à la fois par sa présence et également par l'immense ciel bleu qui s'étendait au dessus de lui. Cela faisait plusieurs jours que je n'avais pas mis les pieds dehors et que je n'avais pas ouvert mes volets.
"Qu'est-ce que tu fais là ?
-Je suis venu récupérer le reste de mes affaires.
-Tu aurais pu appeler avant, pour prévenir.
-Je l'ai fait et je t'ai laissé des messages mais tu réponds pas.
-Désolée, mon téléphone doit être en silencieux quelque part.
-C'est pas grave, je suis juste venu là pour mes affaires. Ça prendra deux minutes."
Il entra et vida tout son tiroir dans un minuscule sac. Il se retourna et aperçut la veste en cuir posée à côté de mon oreiller. Elle devait être encore chaude, je la portais juste avant qu'il n'arrivât. Je n'avais pas eu le temps de dire quoique ce fût qu'il s'était emparé d'elle, l'avait prise sous le bras et s'était rapproché de la porte d'entrée. Avant de partir, il se retourna et me dit :
"Je te souhaite une bonne continuation. J'espère que tout ira bien pour toi."
Je ne réussis pas à prononcer un seul mot. Une petite brise souffla. Je mis un pied dehors, il faisait frais. Je croisa les bras contre ma poitrine pour me tenir chaud. Le feuillage des arbres dansait. J'aperçus le ciel bleu entre les feuilles oranges et les bogues des marronniers. Je leva les bras vers les branches et m'étendis de tout mon long. Mes épaules étaient encore endolories. Je savais cependant, qu'avec le temps, la douleur s'évaporerait. Je pris une profonde inspiration et souffla longuement. Je me sentais plus légère, comme un papillon qui sortait de sa chrysalide et qui était prêt à prendre son envol.
novembre 2022
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manniecrit · 2 years
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Juste un cauchemar
Kevin avait toujours pris son r��le de père au sérieux. Quand son fils aîné est venu au monde, il avait arrêté les conneries. Il n'avait pas su les arrêter pour sa femme mais il l'avait su pour son fils. Kevin était un bon père. Il était attentionné, drôle et toujours disponible. Il était l'un de ces pères qui emmenait son fils jouer au foot le dimanche ou après l'école dans le parc. Il était l'un de ces pères qui se marrait avec lui comme s'ils étaient copains. Kevin était l'un de ces pères qui avait toujours rêvé d'avoir un fils. Il l'avait eu, son fils, et il décrocherait la lune pour le rendre heureux.
Quand sa femme, Mélanie, lui avait appris qu'elle était enceinte pour la seconde fois, Kevin était tombé des nues. Aussi bien elle que lui ne s'attendaient pas à cette nouvelle. Ils n'avaient jamais parlé d'avoir un deuxième enfant. Hugo leur suffisait amplement, l'enfant réclamait beaucoup d'attention à seulement trois ans. Quoiqu'il en fût, le deuxième était en route, il fallait pour les deux parents de solidifier leur situation. Le travail de Kevin au marché ne lui rapportait pas grand chose et Mélanie, secrétaire dans un cabinet dentaire, touchait le SMIC. A la fin du mois, ils peinaient déjà à joindre les deux bouts, avec un deuxième enfant à charge, ce serait deux fois plus compliqué.
Une petite fille naquit. Ils l'appelèrent Anissa, comme la grand-mère de Mélanie. C'était un sage bébé. Elle ne pleurait jamais et était parvenue à faire vite ses nuits. Elle n'était pas dérangeante. A vrai dire, elle l'était si peu, qu'il arrivait à ses parents de l'oublier. Mélanie oubliait de lui changer sa couche, Kevin de la sortir de son berceau à l'heure du repas. Seul Hugo semblait se soucier d'elle. Il ne l'oubliait jamais, si bien qu'il devint son protecteur ou, plutôt, son baby-sitter.
Lorsque Hugo et Anissa eurent sept et dix ans, Mélanie perdit son travail. A leur âge, ils ne comprenaient pas très bien ce qu'il en était. Ils savaient juste que c'était grave car leur père et leur mère ne faisaient que de se disputer et Mélanie restait tout le temps à la maison, même quand eux étaient à l'école. Elle était là quand ils partaient le matin, elle était toujours là quand ils revenaient le soir. Par contre, leur père, lui, ils le voyaient de moins en moins. Ils faisaient des marchés tous les jours, même le week-end, et il avait en plus trouvé un travail de livreur. Il conduisait un énorme camion. Hugo trouvait ça cool, alors Kevin l'avait pris avec lui, un après-midi. Il s'était amusé comme un fou, à bidouiller tous les boutons du tableau de bord et à être maître de l'autoradio. Kevin leur manquait, à Hugo et à Anissa, ainsi que les sorties au parc. Leurs moments préférés étaient les quelques heures passées au square, après l'école. Ils goûtaient tous ensemble sur un banc ou assis dans l'herbe et, soit ils faisaient une partie de foot, soit ils jouaient aux jeux pour enfants. Ils – y compris Kevin – aimaient faire du toboggan, de la balançoire et toutes sortes de jeux à bascules. Ces quelques heures étaient importantes, pour eux trois. Anissa oubliait qu'il était dur pour elle de se faire des amis à l'école, Hugo faisait l'impasse sur ses mauvaises notes et les mots des professeurs dans son carnet de correspondance et Kevin se rappelait ce que c'était d'être un enfant avant que les problèmes d'argent ne vinssent le ramener à la réalité.
Les problèmes d'argent survinrent peu après le licenciement de Mélanie. Bien que les enfants ne surent pas très bien ce qu'ils impliquaient, ils aperçurent des changements qui s'opéraient au sein du foyer familial. D'abord, le nouvel emploi de Kevin lui prenait tout son temps et l'obligeait à rentrer à des heures parfois tardives. Puis, l'arrêt soudain d'achat de marques alimentaires et des céréales préférées de Hugo. Ensuite, l'appréhension de Mélanie avant d'ouvrir la boîte aux lettres et cette inquiétude qu'elle avait toujours sur son visage lorsqu'elle ramenait des enveloppes tamponnées de l'insigne rouge "DERNIÈRE RELANCE".
Hugo et Anissa ne parlaient pas de tout ça entre eux. Hugo jugeait qu'Anissa était trop jeune et ne comprendrait pas. Lui se considérait comme un grand et bien qu'il ne connaissait pas la raison des tourments de ses parents, il savait que quelque chose allait mal. Au moment où il trouvait que la situation était la plus critique et où il pensait que Kevin et Mélanie allaient divorcer comme les parents de Lucas, une accalmie était apparue. Un soir, Kevin était rentré à la maison avec un bouquet de fleurs. Mélanie était toujours triste ces derniers temps mais, ce soir-là, elle avait souri. Kevin l'avait prise dans ses bras, il l'avait embrassée et avait murmuré tout bas :
"Ça va aller, ne t'inquiète pas, ça va aller."
C'était à partir de cet instant qu'ils avaient recommencé à faire des trucs de grands. Ils sortaient le soir et Hugo et Anissa restaient seuls à la maison. Les enveloppes au tampon rouge se faisaient de plus en plus rares, leurs parents retrouvaient un peu plus de leur joie de vivre et la bonne humeur était de nouveau présente.
Cependant, l'accalmie n'avait été que passagère. Mélanie avait trouvé un nouveau travail. Elle était caissière dans un supermarché. Ses horaires ne lui permettaient pas de passer beaucoup de temps avec sa famille. Elle rentrait le soir vers vingt-et-une heures et était exténuée. Cet emploi avait néanmoins permis à Kevin de lâcher celui de livreur et ainsi, de finir plus tôt ses journées. Quand les parents réunirent les enfants pour leur apprendre la nouvelle, ces derniers s'en étaient réjouis. Ils pensaient que tout allait redevenir comme avant, que les goûters dans le parc allaient de nouveau faire leur apparition dans leur vie. Ce fut le cas, d'une certaine manière. Kevin allait, certes, chercher tous les soirs les enfants à l'école et ils prenaient leurs encas dans le square, mais le père se montrait très préoccupé. Il profitait d'être en dehors de la maison pour voir ses copains, ceux dont Mélanie se méfiait. Il demandait à Hugo et à Anissa de jouer aux jeux d'enfants et de les laisser discuter entre adultes. Quand Hugo se tournait vers eux, ils parlaient avec intensité et ils s'échangeaient de nombreuses poignées de mains, avant de s'assurer que personne ne les regardât. Cet homme, celui qui venait tout le temps, il ne l'avait jamais vu auparavant. Hugo avait un jour surpris une dispute de ses parents dans laquelle Mélanie reprochait à Kevin de traîner avec un certain Teddy, "un individu peu fréquentable" selon ses propos. Pour Hugo, ce Teddy n'avait pourtant pas l'air peu fréquentable. Il le trouvait même sympathique. Il leur ramenait des sucettes quand il les rejoignait au parc et il leur racontait toujours des blagues hilarantes. Quoiqu'il en fût, ce n'était pas l'avis de Mélanie et le jour où elle apprit que Kevin le voyait fréquemment, elle devint folle de rage. Les enfants étaient enfermés dans leur chambre, ils étaient assis sur le lit d'Anissa. Pour la divertir, Hugo essayait de lui lire une bande dessinée en interprétant les personnages avec des voix différentes mais Mélanie hurlait tellement fort que lui-même n'arrivait pas à se concentrer. Au final, ils se mirent tous les deux à écouter aux portes. Ils n'entendirent que des bribes de conversations.
"Je n'arrive pas à croire que tu puisses le revoir après tout ce qu'il t'a fait. Après ce qu'il nous a fait !
-Il a changé.
-Bien sûr que non il n'a pas changé ! Arrête d'être aussi naïf !
-Tu nous mets en danger !
-Je sais ce que je fais !
-Oh vraiment ? La première fois tu savais également ce que tu faisais, il me semble. Non ?
-Et regarde où ça nous a mené ! On a été obligés de déménager.
-Ted n'est plus l'homme qu'il a été. Il a changé. Il ne fait plus de trafic. D'ailleurs, je suis allé chez lui l'autre fois et il a un enfant ! Une petite fille à peine plus âgée qu'Anissa !
-T'as été chez lui ? Non mais je crois rêver !
-Oui, je suis allé chez lui et c'est une très bonne chose !
-Et pourquoi ça ?
-Il a trop de choses à perdre, Mélanie ! Il a une femme et un enfant, une famille, comme moi ! Qui serait assez bête pour perdre tout ça ?..."
Anissa et Hugo, les oreilles collées contre la porte, n'entendirent plus rien. Avec ces dernières paroles, Kevin avait réussi à l'apaiser. Mélanie n'était néanmoins pas plus sereine à l'idée que son mari fréquentât l'homme qui leur avait gâché la vie il y avait de cela une dizaine d'années, quelques temps avant la naissance de Hugo. A chaque fois que Kevin sortait, elle spéculait. Et s'il ne revenait pas, aujourd'hui ? Chacun de ses retards était pour elle une source d'angoisse. La peur avait pris possession de son être, une boule s'était créée au creux de son estomac.
Un soir, son cauchemar s'était transformé en réalité. Kevin avait plusieurs heures de retard. Il n'était pas passé chercher les enfants à l'école. La maîtresse les avait gardés à la garderie alors qu'ils n'y restaient jamais. Elle téléphona à Mélanie qui dut quitter son travail et venir les chercher en urgence. Lorsqu'ils rentrèrent à la maison, Kevin n'y était pas. Il ne décrochait pas son téléphone, son patron l'avait vu partir à l'heure habituelle, son ami et voisin ne l'avait pas vu rentrer. Il était nulle part. Si Kevin n'était pas à la maison, c'était que quelque chose le retenait. Mélanie ne pouvait s'empêcher de spéculer sur la mort plausible de son mari ou sur sa séquestration.
"S'il est en danger, nous aussi ?" se demanda-t-elle.
Elle se revoyait déjà faire ses valises en moins de deux heures et fuir, comme elle l'avait fait il y avait dix ans de cela. Ce fut à l'instant où elle se décida qu'elle et les enfants passeraient quelques jours chez sa mère qu'elle entendit la porte d'entrée s'ouvrir. Elle se pencha, le buste en avant, pleine d'appréhension.
Kevin traversa le couloir d'un pas lent et lourd. Lorsqu'il arriva dans la lumière, Mélanie eut une vision d'effroi. Il avait le nez ensanglanté, la lèvre fendue et un œil au bord noir encore bien rouge.
"Chéri ! Qu'est-ce... Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?"
Elle l'assit sur le canapé et s'empara d'un gant de toilette humide avec lequel elle tamponna le sang séché qui recouvrait son visage.
"C'est Teddy ?"
Il acquiesça silencieusement. Mélanie soupira. Elle aimerait lui dire qu'elle avait raison depuis le début, mais elle s'en abstint. Kevin avait déjà assez souffert comme cela.
"Il faut qu'on parte.
-On ne peut pas.
-Rien que quelques jours, chez ma mère.
-Mélanie, on ne peut pas.
-Pourquoi ?
-Ils ne me lâcheront pas.
-Explique-moi.
-Je lui ai emprunté de l'argent."
Le bouche de Mélanie s'entrouvrit mais se referma subitement. Elle bouillonnait de l'intérieur. Comment son mari avait-il pu faire une erreur aussi stupide ?
"Comment ça, tu leur as emprunté de l'argent ?
-On avait besoin de fric. On ne s'en sortait pas, même avec ton nouveau travail. J'ai voulu garder mon taf mais on n'avait personne pour s'occuper des petits et on n'avait pas de quoi payer la garderie...
-Du coup t'en as demandé à Teddy ?
-Non, bien sûr que non ! C'est lui qui me l'a proposé. Il m'avait dit que c'était juste une aide, pour me dépanner, et que je lui rembourserai quand j'aurai les moyens... Il a commencé à me faire chanter. Je devais faire passer des trucs d'une cité à l'autre.
-Quels trucs ?
-Des produits de contrebandes, à ce que j'ai compris... Mais ce sont des colis fermés, je ne sais pas ce qu'il y a dedans !"
Mélanie s'écroula sur le canapé. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle avait cette étrange impression de déjà-vu, sauf que ce n'était pas une impression, elle vivait le même scénario, à la différence près qu'elle avait deux enfants en bas âges. Les enfants... Que Kevin les mît, lui et elle, dans la galère était une chose, mais pas les enfants. Il ne bousillerait pas leur vie.
"Je veux que tu règles ça. C'est ton problème. Je veux qu'il n'y ait aucun impact sur la vie de mes enfants, t'as bien compris ? Si un soir, tu rentres encore comme ça, aussi mutilé que tu l'es aujourd'hui, tu ne nous reverras plus. On partira loin. C'est compris ?"
Elle s'était levée, le surplombait de sa hauteur. Il hocha la tête. Kevin ne pouvait pas lui en vouloir de le détester. Il se détestait encore plus.
Deux mois s'étaient écoulés. Depuis ce soir-là, s'en étaient suivis des lettres de menace, des tentatives d'intimidation et du harcèlement à outrance. Par chance – enfin, si Kevin pouvait appeler cela de la chance – Teddy n'incluait pas Mélanie et les enfants dans ses histoires. Il lui insinuait néanmoins que s'il ne payait pas dans la semaine ou dans le mois la somme, qui avait considérablement augmenté soit dit en passant, il lui enlèverait ce qu'il avait de plus cher au monde. Bien que Kevin pensait que la majorité de ce que disait Teddy était du bluff, il ne pouvait pas prendre de risque. La vie de sa femme et de ses enfants était un jeu, il n'avait pas le droit de perdre la partie.
Un soir, alors qu'il rentrait de l'école avec Hugo et Anissa à ses côtés, toute une horde de voitures de police contrôlait le quartier. Au moment de passer le panneau annonçant la résidence Aristide Brian, un policier l'arrêta.
"Vous habitez le coin, Monsieur ?
-Oui, j'habite au L.
-Très bien. Vous pouvez passer, mais je vous demanderai de ne pas traîner pour rentrer chez vous, Monsieur.
-Qu'est-ce qu'il se passe ?
-Oh, des histoires de rivalité entre cités et des échanges douteux."
Kevin déglutit avec difficulté. Il prit la main de ses enfants et se dirigea à grands pas vers sa cage d'escalier. Lorsqu'ils arrivèrent à l'appartement, Mélanie n'était pas encore rentrée. Jusqu'à son retour, il essaya de s'occuper l'esprit. Il aida les enfants à faire leurs devoirs, à préparer leurs cartables pour le lendemain et à se laver avant de souper.
Alors que Kevin était en train de préparer à manger, il entendit la porte d'entrée claquer. Les pas qui s'approchaient de lui étaient précipités. Mélanie courait presque.
"Kevin ! Kevin !" Hurlait-elle.
Kevin se précipita dans le cadre de la porte du salon. Ils faillirent se percuter. Mélanie se jeta dans ses bras et serra fort le buste de son mari contre elle. Elle était essoufflée, son cœur battait à un rythme effréné.
"Tu es là ! La police est en bas ! J'ai cru qu'ils t'avaient arrêté !"
Sa voix était saccadée par sa respiration haletante. Kevin passa sa main dans son dos et le caressa de manière rassurante.
"Je suis là, Mel. Ne t'en fais pas."
Il la conduisit vers le canapé sur lequel elle se laissa tomber. Sa respiration retrouva un rythme normal. Kevin lui apporta un verre d'eau qu'elle but par petites gorgées.
"Pourquoi les flics sont là ?
-Je crois qu'ils ont découvert le trafic de Ted."
Personne ne parla pendant plusieurs minutes, jusqu'à ce que Mélanie brisa le silence :
"Il faut qu'on déménage.
-Quoi ?
-On ne peut pas rester ici. On doit déménager.
-Qu'est-ce que tu racontes ? On est en pleine année scolaire. On ne peut pas partir comme ça et laisser tout en plan.
-Kevin, si les flics ont découvert ce que Teddy manigance, c'est qu'il s'est foiré et qu'il ne va pas tarder à débarquer ici ou à te balancer !
-On n'est pas sûrs à 100% que c'est le trafic de Teddy qu'ils ont découvert, alors ne nous précipitons pas et attendons un peu.
-Je n'attendrai pas qu'on te jette en taule."
Sur cette dernière phrase, elle se leva et se dirigea d'un pas décidé vers la chambre parentale et referma la porte. Mélanie avait raison, si le trafic de Teddy avait été intercepté, il ne tarderait pas à dénoncer ses complices. Le premier était d'ailleurs déjà tombé. A quelques mètres de l'immeuble de Kevin et Mélanie, Vincent était la raison de tout ce remue-ménage et de la présence des voitures de police. Il avait été arrêté pour avoir stocké les marchandises de Teddy dans sa cave. Kevin l'apprit le lendemain soir, à la sortie de l'école. Il croisa un homme qu'il connaissait par le biais de son travail avec Teddy et qui attendait lui-même son enfant.
"T'as appris pour Vince ? Lui dit-il.
-Non. Qu'est-ce qu'il a ?
-Il a été arrêté."
Dans la tête de Kevin, les pièces du puzzle s'étaient assemblées. Les flics auraient bien pu l'arrêter lui. Il a eu de la chance, cette fois.
Kevin resta songeur quelques secondes.
"Je compte partir un moment. Tu devrais faire pareil.
-Partir ? Partir où ?
-Je ne sais pas. Loin, dans la famille, à l'étranger, chez des amis, qu'importe. Il faut partir et s'éloigner de Ted. Tu sais que c'est lui qui a dénoncé Vince, hein ?"
Kevin ne répondit pas.
"Il a voulu arrêter de travailler pour Teddy mais il a oublié que ça ne marchait pas comme ça. On ne peut pas quitter Teddy... Oh ! Voilà la plus belle", s'exclama-t-il en se tournant vers le portail de l'école.
Une petite fille, métisse, avec un nœud rose perdu dans ses cheveux en bataille, accourut vers son père. L'homme s'agenouilla et serra fort sa fille contre lui. Il la prit dans ses bras et se leva.
"Ça a été ta journée, mon cœur ?
-Oui ! Mais Kilian m'a enlevé mon nœud et la maîtresse me la remit !"
Il embrassa sa tempe et au moment de partir, il se tourna vers Kevin.
"Tu devrais suivre mon conseil Kev. Prend ta famille et barre-toi."
A cet instant, Hugo et Anissa déboulèrent en trombes en hurlant ce qui leur était arrivé aujourd'hui à l'école. L'esprit bien trop préoccupé, Kevin n'arrivait à déceler ce qu'ils disaient. Lorsqu'il se retourna, l'homme avait disparu parmi la foule de parents et d'enfants agités.
"Allez les nains, on rentre.
-Quoi ? Maintenant ?! Protestèrent Hugo et Anissa d'une même voix."
Kevin, sans même vérifier qu'il était bien suivi par ses enfants, prit le chemin de la maison. Une fois à l'appartement, il autorisa les enfants à goûter devant la télévision et les envoya faire leurs devoirs dans leur chambre. Alors qu'il se retrouvait seul dans le salon et qu'un silence de plomb vint l'accabler, il était désormais sûr et certain qu'ils devaient partir. Mélanie avait raison. Ils avaient tous raison et Kevin avait été trop naïf pour ne pas croire que son tour allait arriver. Il viendrait, mais avant qu'il ne vint, ils seraient tous déjà loin. En attendant que Mélanie rentrât, Kevin commençait à rassembler leurs affaires. Un petit sac de voyage suffirait pour le nécessaire des parents, ils avaient seulement besoin de quelques tenues de rechange. Il s'accroupit devant la table de chevet. Il sortit du tiroir une enveloppe blanche. Il jeta un œil à l'intérieur. Elle contenait environ mille euros en liquide. Il ne savait pas pendant combien de temps ils seraient partis, mais ils devaient être prêts à faire face à n'importe quelle situation. Il referma l'enveloppe et la glissa entre les deux piles de vêtements.
Mélanie rentra. Kevin la rejoignit dans le salon. Elle déposa sur le plan de travail des sacs de courses.
"Je suis passée faire des courses après le taff. Il n'y avait plus de yaourt et j'ai vu que le paquet de céréales de Hugo était presque vide... Quelle journée ! J'ai eu un client, un petit vieux, un habitué, qui s'est plaint parce que la date de péremption de son pot de fromage blanc était dans deux jours. Il voulait une remise dessus. Et quand je lui ai dit que ce n'était pas possible, que ce n'était pas moi qui décidais des réductions, il s'est mis à gueuler, le vieux ! Non mais je rêve ! Ils se croient vraiment tout permis... Kev ?... Tu peux le dire si je te fais chier avec mes histoires."
Kevin reporta son attention sur Mélanie. C'était vrai qu'il ne l'avait pas vraiment écoutée. Il était plus concentré sur la façon dont il allait dire à sa femme qu'ils devaient plier bagages et s'en aller loin d'ici.
"Il faut que je te parle, Mel."
Elle leva les yeux de ses sacs de courses et regarda son mari. Elle comprit par son air sérieux que c'était grave. Il lui expliqua tout, sans langue de bois, sans omission. Ni une ni deux, ils s'étaient décidés : demain soir, ils mettraient les voiles. Ils partiraient quelques jours chez les parents de Mélanie avant de pouvoir reprendre leur vie là où ils l'avaient laissée ou avant d'en commencer une nouvelle. Aux enfants, ils dirent qu'ils partaient tous en voyage chez papi et mamie. Hugo trouva cela étrange mais il était si heureux de retrouver ses grands-parents qu'il ne chercha pas à en savoir d'avantage. La question de l'école ne lui vint pas en tête, à Anissa non plus, elle était bien trop enjouée de ne plus voir "les nazes de sa classe". Les enfants emballèrent leurs vêtements dans des sacs et sélectionnèrent quelques jouets pour le voyage. Ils allèrent ensuite se coucher, les yeux plein d'étoiles, en attendant hâtivement d'être au lendemain. Kevin et Mélanie, quant à eux, étaient beaucoup moins excitées que les enfants. Au lieu d'étoiles, c'était la préoccupation qu'ils avaient dans les yeux.
Le lendemain matin, Kevin emmena les enfants à l'école. Mélanie et lui s'étaient mis d'accord sur le fait qu'il fallait prévenir le directeur et les instituteurs, ainsi que leurs employeurs de leur départ soudain. Kevin n'alla pas au travail ce jour-là. Il était convenu qu'il chargeât la voiture, qu'il allât chercher les enfants à l'école et qu'il récupérât Mélanie à son travail. Après tout cela, seulement, ils partiraient.
A 16h30, la voiture était prête et garée devant l'école. Hugo et Anissa accoururent et grimpèrent dans le véhicule avec enjouement. Ils prirent la route pour récupérer Mélanie au supermarché.
Après avoir quitté le centre-ville, ils arrivèrent dans une zone désertique, voire apocalyptique. La route goudronnée était longue et large. Des vieux champs à l'abandon en attente d'accueillir de nouveaux géants de bétons s'étalaient sur la droite. A gauche, des vieux immeubles bas désaffectés périssaient. Au loin, devant eux, la ville et ses hauteurs s'étendaient.
"Tout est mort ici", pensa Kevin.
Une étrange sensation se dégageait de ce lieu. Tout était mort. Il n'y avait pas forme humaine, animale ou même végétale vivante. Cet endroit était peut-être maudit, peut-être pas, mais Kevin sentait comme une malédiction planer sur eux.
La voiture roulait lentement. Plus elle avançait, plus sa vitesse diminuait. Le pied levé de l'accélérateur, Kevin fronça les sourcils. Une ombre noire couchée sur la route se rapprochait, ou du moins, le véhicule s'en approchait. De loin, il n'était pas évident de savoir ce que c'était. Un énorme sac poubelle noir s'était-il envolé et déposé là ? Plus la voiture s'avançait, plus le sac plastique était grand, élancé et son apparence se précisait : un corps humain était étendu sur l'asphalte. Kevin arrêta la voiture. Les enfants ne cessaient de hurler à l'arrière pour la Game Boy que Hugo ne voulait pas prêter à Anissa.
"Les enfants... Dit Kevin, d'une voix absente. Restez-là, d'accord ? Je descends, j'en ai pour une minute."
Les enfants se turent et observèrent leur père qui descendait du véhicule. Ils se penchèrent tous les deux entre les sièges avant pour être au plus près de la scène.
"Arrête de me pousser, Anissa !
-C'est toi qui m'as poussée en premier !"
Leurs cris retentirent de nouveau dans l'habitacle. Pendant ce temps, Kevin s'approcha du corps qui lui tournait le dos. Il était habillé d'un jean noir et d'une grosse veste de motard en cuir. De loin, il n'arrivait pas à déceler le motif de la veste mais désormais plus proche, Kevin reconnut le célèbre logo des Guns' N' Roses.
"Cette veste... J'espère que ce n'est pas..."
Kevin se pencha au dessus du corps. Il reconnut Vincent immédiatement. La police l'avait-il relâché ? Oui, sinon il ne serait pas là, pas comme ça. S'il avait été relâché, c'est qu'il avait donné des informations à la police. Avait-il dénoncé le trafic de Teddy ? Avait-il été tué de sa main en signe de vengeance ? Pris par une vision d'effroi, Kevin recula.
"Il faut se barrer d'ici, et vite !" s'écria-t-il.
A cet instant, une ombre apparut devant lui. Elle se tenait debout, au bout de la rue : Teddy. Teddy était là. L'homme qu'il avait tant fuit se trouvait à une cinquantaine de mètres de lui. Kevin se tourna vers la voiture, elle se trouvait à la quasi même distance. Il se tourna vers Teddy de nouveau. Un bras parallèle au ciel, il s'était saisi d'une arme à feu qu'il pointait en sa direction. Son autre main, la paume vers Kevin, lui signifiait de ne pas bouger. C'était à peine si Kevin respirait. Il voulait hurler mais son corps ne répondait pas.
Quelqu'un toqua au carreau de la voiture. Anissa et Hugo sursautèrent. Ils se tournèrent vers la vitre. A leur droite, une petite fille se tenait devant eux. Elle avait de longs cheveux noirs et lisses qui tombaient sur ses épaules. Elle les regardait avec des yeux froids et intenses.
"Qu'est-ce que tu veux ? Lui cria Hugo.
-S'il vous plaît, vous pouvez m'ouvrir ?
-Pourquoi faire ?
-J'ai vraiment besoin que vous m'ouvrez.
-Pourquoi ?! Hurla à son tour Anissa.
-C'est pour mon papa. Il a besoin de la voiture, il lui ait arrivé un truc grave.
-Quel truc grave ? Demanda Hugo d'une voix suspicieuse.
-J'ai pas le droit de l'dire.
-Alors on peut pas t'ouvrir.
-Ouvrez, s'il vous plaît. J'ai besoin de la voiture.
-On t'a dit NON !"
En réponse au ton criard d'Anissa, la petite fille dégaina de derrière son dos un pistolet qu'elle pointa sur la vitre. Anissa et Hugo se jetèrent contre la vitre opposée. Hugo n'en avait jamais vu en vrai. Adepte des jeux vidéos où les flingues sont l'arme favorite de ses héros, il savait à quel point ils pouvaient être dangereux.
"Oh ! Qu'est-ce que tu fais ?! T'es malade !
-J'ai besoin de la voiture. Ouvrez-moi les portes !
-Pas question !"
En une fraction de secondes, l'enfant appuya sur la gâchette, le coup partit, le carreau de la voiture se brisa en mille morceaux. La balle atteignit l'épaule d'Anissa.
Attiré par le détonation du coup de feu, Kevin se retourna en direction de la voiture. La portière arrière gauche était grande ouverte. Il ignorait la scène qui précédait. Teddy s'était rapproché de lui, ils étaient désormais à quelques mètres l'un de l'autre.
"C'est quoi ce bordel, Ted ? Qu'est-ce qu'il se passe ?! Hurla-t-il.
-T'as voulu jouer, t'as voulu me défier, t'as voulu te défiler...
-Non !
-Qui sème le vent, récolte la tempête."
L'index de Teddy glissa vers la gâchette mais il n'eut pas le temps de la presser que Kevin lui avait lancé au visage le seul objet qu'il possédait sur lui : son téléphone portable. Il l'ignorait auparavant mais lancé avec force, celui-ci peut faire des ravages. Teddy se couvrit une partie du visage de sa paume, Kevin s'élança vers la voiture sans se retourner. Il n'y avait aucune trace des enfants. La Game Boy toujours allumée était tombée sur la moquette, du sang avait giclé su l'écran lors de l'impact de la balle.
"HUGO ! ANISSA !"
Kevin partit en courant, oubliant Teddy, oubliant Mélanie, leur grand départ, la contrebande. Il n'avait qu'une seule volonté : retrouver ses enfants en vie.
Hugo avait passé le bras d'Anissa derrière sa nuque et la soutenait au niveau des côtes. A deux, ils peinaient à avancer. Ils voyaient les larmes de sa sœur qui dévalaient ses joues. Son pull rose prenaient une teinte rouge sang de plus en plus grande. Derrière eux, ils entendaient la petite fille les appeler. Elle leur demandait de revenir, elle leur hurlait qu'elle n'avait rien contre eux, que son père voulait le leur. Ils continuèrent d'avancer jusqu'à ce qu'ils trouvèrent un vieux morceau de mur décrépit. Hugo déposa avec délicatesse Anissa sur le sol et l'appuya contre le mur. Il regarda la plaie : elle saignait beaucoup. Il l'ignorait mais la balle n'ayant touché que l'épaule, Anissa s'en sortirait.
"Hugo.. Je vais mourir ? Demanda-t-elle entre deux sanglots.
-Qu'est-ce que tu racontes ? Bien sûr que non.
-Ça me fait vraiment très mal.
-Je sais. Il faut juste qu'on retrouve Papa. Lui, il saura quoi faire. Tu peux te lever et marcher ?
-Je sais pas, j'ai mal.
-Tu peux essayer ? Pour moi ?"
Anissa essuya une larme qui coulait le long de sa joue avec sa manche et hocha la tête.
"Super ! T'es géniale !"
Hugo l'aida à se lever, elle gémit quelque peu. Appuyés l'un contre l'autre, ils s’extirpèrent des gravas et abandonnèrent leur cachette. Alors qu'ils contournaient le muret, la petite fille leur fit face. Elle était à deux mètres deux, son pistolet plus qu'à un, tenu à bout de bras.
"Je vous ai trouvé, dit-elle avec un sourire. Il est où votre père ?
-On sait pas, répondit Hugo.
-Tu mens.
-Non, c'est vrai ! On sait pas ! La dernière fois qu'on l'a vu, il était sorti de la voiture, t'es arrivée et tu nous a tirés dessus !
-Dites-moi où il est.
-Mais on-ne-sait-pas ! Combien de fois il faut t'le dire !"
La petite fille était fort déçue que son plan ne se passât pas comme elle le voulait. Cela aurait dû pourtant être simple : son père lui avait dit de récupérer la voiture et lui s'occuperait du père des deux enfants. Cependant, il a fallu qu'ils la contredissent et que son père perdît Kevin. Tout avait capoté.
"Dites-le moi."
Hugo fit un "non" de la tête. La petite fille appuya sur la gâchette. Hugo et Anissa s'écroulèrent.
A peine une minute plus tard, Teddy débarqua :
"Cynthia ! Qu'est-ce que tu as fait ?! Il ne fallait pas leur faire du mal ! Ça ne faisait pas partie du plan ! Vite, il faut qu'on se barre de là !"
Sa petite fille sous le bras, Teddy disparut dans les ruines des immeubles désaffectés. Anissa se redressa et regarda son frère. Du liquide couleur rouge sombre s'écoulait de son abdomen en grande quantité. Un petit filet de sang était apparu le long de sa commissure des lèvres.
"Hugo ?"
Il toussota, du sang sortit de sa bouche. Tout autour, des petites gouttelettes s'étaient déposées sur son visage.
"Ça va, ça va... Il faut... Il faut chercher Papa."
Courageux comme il était, Hugo parvint à se redresser. Une fois debout, il posa la main sur son ventre. A peine l'enleva-t-il qu'elle était marquée de son sang.
"Papa... Faut qu'on le rejoigne... Anissa, il... Il faut que tu m'aides."
C'était à son tour désormais de s'appuyer sur sa sœur. Les deux mutilés marchèrent pendant un moment. Ils eurent du mal à enjamber les gravats qui encombraient leur passage mais une fois fait, ils déambulèrent sur une grande route où les voitures les dépassèrent rapidement. Ils arrivèrent à un carrefour. Les feux de signalisation étaient très hauts dans le ciel, des fast food se trouvaient à chaque croisement. Ils étaient arrêtés au niveau du passage piéton. Les voitures roulaient vite, très vite. Hugo vacillait d'avant en arrière. A tout moment, il se voyait sous les roues d'une voiture. Anissa, aussi maigrelette qu'elle était, avait du mal à le soutenir.
"HUGO ! ANISSA !"
L'aîné se retourna faiblement. Kevin courait vers eux. Une fois à leur niveau, il les prit tous les deux dans ses bras. Il hurlait, il parlait vite, Hugo ne comprenait pas ce qu'il disait. Lorsque son père se détacha de lui, son corps ne le soutint pas, il s'écrasa sur le bitume. Kevin retint son buste en posant une main dans son dos. Ce fut à cet instant qu'il vit tout ce sang et cette entaille qui déchiquetait son ventre. Kevin retira son pull et le mit contre l'abdomen de son fils pour faire compresse. Depuis combien de temps s'était-il pris cette balle ? Depuis combien marchait-il ? Depuis combien de temps le sang coulait-il si abondamment ? Le père pleura, il ne savait pas quoi faire d'autre.
"J'aurais pu faire ça aussi, déclara Anissa d'une petite voix.
-Mais non, ma puce. Tu ne pouvais pas savoir. Toi aussi tu as mal ? Dit-il en remarquant le sang sur son pull.
-Oui mais Hugo m'a porté quand j'avais vraiment très mal.
-C'est vrai, ça ? Tu as porté ta sœur ? Demanda-t-il à Hugo. Il hocha la tête. C'est bien, mon grand. Tu sais, je suis vraiment très fier de toi. Tu t'es comporté comme un grand garçon, tu as protégé ta sœur. Je suis vraiment fier de toi, et de toi aussi, ma puce.
-Hugo, c'est un peu mon super-héros ? Demanda Anissa.
-Bien sûr, le plus fort et le plus courageux. C'est le super-héros de la famille."
Hugo sourit. Anissa, aussi. Kevin, aussi. Par hasard, une ambulance passa. Elle s'arrêta à leur niveau. Les ambulanciers prodiguèrent les premiers soins à Hugo en priorité, puis à Anissa et à Kevin. Ils les emmenèrent tous les trois vers l'hôpital le plus proche.
***
Le temps était brumeux ce matin-là quand Kevin et Anissa descendirent au bord de la mer.
"Je peux faire une montagne de galets ?
-Oui si tu veux, ma puce."
Kevin s'assit sur les galets, au plus près de la mer. Après plusieurs minutes, Anissa s'assit à ses côtés. Ils fixèrent l'horizon.
"Tu penses que Hugo nous voit ?
-Bien sûr qu'il nous voit. Pourquoi ne nous verrait-il pas ?
-Je sais pas. Je me dis qu'il doit être drôlement occupé.
-Il fait quoi, à ton avis ?
-Il joue à la console, au foot, il mange des pains au lait avec une barre de chocolat devant la télé, il continue sa collection de cartes Pokémon... Tout ça, ça doit lui prendre du temps."
Anissa marqua une pause. Elle vint se blottir contre son père.
"Tu crois qu'il s'ennuie sans moi ?
-Je ne pense pas, non. Et tu sais pourquoi ? Parce qu'il est tout-le-temps-là. Tout le temps, quoi que tu fasses, ou que tu ailles. Il est tout le temps là, au près de toi. Dès qu'il s'ennuie, il vient te rendre visite. Ça tu le sais pas parce que tu le vois pas mais je te promets que c'est vrai.
-J'espère qu'il vient te voir quand même un peu, et ses copains aussi.
-Bien sûr."
Kevin sourit.
"Papa ? On peut renter ? Je commence à avoir froid."
Ils se levèrent. Kevin regarda la sculpture d'Anissa. Elle avait empilé des galets du plus grand au plus petit, tel un mémorial. A son sommet, elle avait déposé la Game Boy de Hugo.
"Tu la laisses là ?
-Je n'ai plus envie d'y jouer.
-Tu devrais la garder. Il aimerait que tu l'aies.
-Tu crois ? Il se fâchait toujours contre moi quand je voulais jouer avec.
-C'était pour t'embêter. Il voudrait que tu la gardes.
-D'accord."
Anissa récupéra la console et la rangea dans la poche de son imperméable rose.
"Je la garde mais je te promets que je ne jouerai pas avec."
Elle fit cette promesse en regardant l'océan. Anissa glissa sa main dans celle de son père. Ils se retournèrent, dos aux vagues et remontèrent les planches en bois. Kevin emporta avec lui l'urne vide qui avait contenu les cendres de son fils. L'océan, symbole de l'infini et de mystères gardait désormais en son antre le plus courageux ange qui n'ait jamais existé.
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manniecrit · 2 years
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Transparent mais pas invisible
Qui es-tu ?
Ton visage m’apparaît parmi tous ces inconnus
Qui dans la rue se bousculent.
Ils se bousculent et tout est flou. 
Sauf toi qui restes droite et fière comme un houx. 
Toute aussi solide et piquante.
Quel est ton prénom ?
Il me vient en tête comme une vieille chanson, 
Dont la mélodie est aussi douce que ta voix.
Ta voix qui résonne comme dans un coquillage 
Auquel on collait l'oreille quand on était encore sages
Et qui renferme les secrets de l'univers.
Connais-tu mon nom ?
Mon coeur se briserait si tu me répondais “non”, 
Pourtant je sais bien que pour toi je n’existe pas.
Je n’existe pas mais toi, tu es bien réelle.
Aussi réelle qu’une fée qui déploie ses ailes 
Et qui me bénit de sa magique poussière. 
Où va-t-on ? 
Je te suivrai qu'importe la destination 
Si seulement tu ne faisais pas que passer.
Les passants sont jaloux que tu m'aies frôlé, 
Que j'ai pu sentir le parfum de ta chevelure dorée. 
Toutefois, la souffrance empale mon cœur.
"Salut ! Comment s'est passé ton week-end ?"
Non, je ne suis pas invisible, 
Je le suis juste à tes yeux.
Transparent mais pas invisible. 
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manniecrit · 2 years
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Le lac
Nous nous sommes rencontrés lors d'une soirée entre collègues. Je ne te connaissais pas, tu ne me connaissais pas et pourtant, je ne sais qui, je ne sais quoi, nous a poussés à nous rapprocher. Cependant, il faut l'avouer, je t'avais remarqué. En arrivant, quand je descendais la pente et que je m'approchais du terre-plein près du lac, le lieu de la fête, je t'ai vu au loin. Tu étais entouré de tes amis, à part, et tu riais. Il me semble que tu t'es tourné vers moi et que tu m'aies regardée. Peut-être est-ce mon imagination, peut-être ne m'as-tu pas réellement vue et étais-tu seulement curieux de voir les nouveaux arrivants. Sans doute étais-je même transparente à tes yeux. 
La soirée battait son plein, la musique était forte, l'ambiance était chaleureuse, tous paraissaient enjoués. La fumée des cigarettes et de la chicha planait au-dessus des têtes. L'alcool transvasait de la bouteille au verre jusqu'à la bouche à une vitesse fulgurante. L'ivresse et l'euphorie s'emparaient des corps en même temps que la nuit tombait. Moi, j'étais entourée de mes collègues et flânais de groupe en groupe, saluant par-ci par-là les personnes que je connaissais. L'humeur était légère et tous profitaient de cet instant pour relâcher la pression. Alors que certains se considéraient chanceux d'être en repos le lendemain, d'autres se haïssaient d'avoir trop bu et craignaient déjà le réveil qui ne sonnerait plus que dans quelques heures maintenant.
“Et toi, Chloé, tu travailles demain ?
-Non je suis en repos demain et après-demain.
-Oh la chance ! Mais dis-moi... C'est moi ou tu as le même verre depuis tout à l'heure ?
-Oui, j'y vais doucement. Je conduis après et je dois raccompagner Micka. Lui, par contre, n'est pas très frais.”
En prononçant ces derniers mots, je n'ai pas pu m'empêcher de m'esclaffer. Mickaël est mon meilleur ami de boulot, voire même mon meilleur ami tout court. Nous travaillons ensemble depuis presque un an et bien qu’il soit arrivé quelques mois après moi dans l’entreprise, nous sommes devenus inséparables.
Mon regard parcourut l'assemblée. Mickaël ne se trouvait pas dans mon champ de vision. Des collègues lui avaient fait boire des quantités très peu raisonnables pour une personne qui tient si peu l'alcool. Cela m'inquiétait de le savoir seul ou, pire, en mauvaise compagnie.
“Tu ne saurais pas où il est, d'ailleurs ? Je ne le vois pas.
-Euh, non. Ça fait un moment que je ne l'ai pas vu.
-Oh, d'accord. Je vais essayer de le trouver et voir si tout va bien.”
Partir à la recherche d'un petit gars ivre parmi d'autres gens ivres est comme chercher une aiguille dans une meule de foin. J'essayais de me focaliser sur mon ouïe car Mickaël possède un rire si particulier lorsqu'il est ivre qu'il est facilement repérable. Mes pieds se glissaient entre les bouteilles d'alcool, les paquets de chips et les gobelets en plastique. J'étendais mon cou, essayant de repérer des bouclettes blondes parmi la foule, mais je ne distinguais rien. La nuit était tombée, tout se mélangeait, les couleurs se fondaient.
“Hey !”
Une voix m'interpella pendant ma quête. Je me retournai, espérant que ce fut mon ami mais ce n'était pas lui. Un homme grand, fin, au large et radieux sourire se tenait devant moi. Toi.
“Comment tu vas depuis ce matin ?”
Je jetais un coup d’œil rapide autour de moi. Étais-je la personne à qui tu t'adressais ? Non, cela ne pouvait être qu'une illusion.
“Depuis ce matin ?
-C'est bien toi qui étais en salle de réunion ce matin, vers onze heures ?
-Oh oui, c'est bien moi ! J'étais venue mettre à jour les infos du PowerPoint.
-Ha-ha ! Je me disais bien aussi ! Ça a été la journée après ça ?”
C'est ainsi que la conversation avait débuté. Nous nous sommes racontés notre journée, avons échangé des anecdotes drôles sur les clients, parlé de nos projets professionnels. Du travail, nous avons abordé des sujets un peu plus intimes. J'ai appris ton prénom, ton âge, le lieu où tu habites. Tu m'as présenté ta meilleure amie. Les mots coulaient de façon fluide, comme si nous avions déjà dépassé le stade où il est angoissant d'être soi-même, où il est inquiétant de dévoiler notre pensée la plus profonde, où on sélectionne ses mots avec soin pour ne pas brusquer l'inconnu. Cette rencontre ressemblait à des retrouvailles, des retrouvailles d'une ancienne vie.
“CHLOEEEEEE !”
Voilà mon petit Mickaël qui vint se jeter à mon cou, les yeux à moitié fermés. Il avait un sourire doux et naïf, le sourire d'un imbécile heureux.
“T'étais où ? Je t'avais perdue.
-C'est moi qui t'avais perdu ! Je t'ai cherché partout ! Ça va, toi ?
-OUAAAAAAIS !”
Il resserra un peu plus son étreinte. Son câlin était étouffant, presque blessant, tant il s'accrochait à moi. Son grincement qui lui sert de rire résonna dans mon oreille à m'en donner des frissons. Je m’en plaignais, bien que je ne pus cacher mon amusement. Quand Mickaël a un coup dans le nez, il devient léger, affectueux et drôle. Il est la seule personne dont l'ivresse ne me dérange pas. Toi, tu étais toujours là, face à nous. Tu nous regardais, un sourire aux lèvres, mi-attendri, mi-amusé.
“Mickaël, je lui expliquai.
-Chloé ? S'imposa Mickaël. Et si on allait voir Emy ?
-Oui, d'accord.”
Je me tournai vers toi et dis :
"Bon…peut-être à tout à l'heure ?" 
Je ponctuai ma phrase d'un rire gêné, à laquelle tu répondis, toi aussi, d'un rire gêné et, sans une ni deux, Mickaël m'emmena loin de toi. 
Je passais le reste de la soirée avec des amis et bien que la fatigue me gagnait petit à petit, je restais pour m'occuper de Mickaël. Je m'étais promis de le raccompagner chez lui. Le savoir sain et sauf était ma seule préoccupation. 
Il était 1h30 du matin. La plupart des personnes qui étaient arrivées à la fête en même temps que nous étaient déjà rentrées. Seuls restaient les retardataires et ceux qui avaient fini le travail tard. Je sentais qu'il était temps pour nous aussi de rentrer. Bras dessus, bras dessous, Mickaël et moi remontâmes l'allée que nous avions foulée quelques heures auparavant. Au loin, j’aperçus un groupe d’individus assis sur un banc. Dans la pénombre, je peinais à distinguer les visages mais il me semblait reconnaître ta silhouette. Nous nous approchâmes et j’eus la certitude que oui, c’était bien toi, lorsque tu te retournas. Tu nous souris et dis : 
“Ne me dis pas que vous partez déjà. 
-Ha-ha, si, malheureusement. On est fatigués, je crois.
-Hey. ! Tu es Chloé, c’est ça ?” 
Ton ami s’imposa dans la conversation et ne nous laissa plus repartir. Je ne sais combien de temps la conversation dura. Il était complètement ivre et stone à cause de la fumette. Il parlait, parlait et parlait. Mickaël et moi nous jetions des regards plein de détresse à chaque fois qu’il entamait un nouveau sujet. J’ai toujours détesté les hommes, qu’ils fussent ivres ou sobres, qui me tiennent la jambe pendant une heure alors que je n’ai qu’une seule envie : partir. C’était ce qui était en train de se passer. Il radotait, en prime. Plus le temps passait, plus Mickaël s’appuyait sur moi. Il se tenait tout contre moi, le bras autour de ma hanche. Il participait à la conversation avec de simples onomatopées. L’alcool et la fatigue l’écrasaient. Son poids se faisait lourd. 
Cet instant aurait pu être le moment le plus long de ma vie mais, pourtant, je ne me souviens pas qu’il m’ait paru si désagréable. Seule ta présence peut justifier cela. Ton rire doux, ton sourire contagieux, tes yeux fatigués et attendrissants, tes répliques intelligentes; tu rendais ce moment supportable. Parce que tu étais là, j'aurais pu écouter ton ami déblatérer jusqu’au lever du soleil. 
“Tu vas réussir à rentrer ? Lui demandais-je. 
-Bien sûr. Je n’ai pas bu tant que ça. 
-Tu es ivre, ça se voit. 
-Je connais mes limites.”
Tu as soutenu mon regard avec cet air de défis et un sourire arrogant. J’ai levé les yeux au ciel, tu as ri. 
“Vous m’écoutez, oui ?!”
Ton ami t’a donné une frappe dans le dos à t’en faire perdre l’équilibre. Bien que tu connaisses tes limites, ton corps a vacillé vers l’avant. Par réflexe, je t’ai rattrapé par le bras. Je ne sais pourquoi, je ne cesse de me répéter la scène dans ma tête, mais, je crois qu’elle a été le moteur de l’histoire. Sans ma main sur ton bras, sans ce geste qui était pourtant si anodin et si innocent, jamais nous ne nous serions rapprochés. Au moment où j’ai voulu te lâcher, tu m’as retenue. Tes doigts ont saisi les miens, tu nous les as entrelacés et tu m’as tenu la main pendant de longues minutes. J’ai mis cela sur le compte de l’ivresse et ce besoin d’avoir une personne stable, un pilier au cas où un vertige te reprenait. Aujourd’hui, je ne connais toujours pas la réelle raison.   
Cette soirée, je pense, t’a marquée autant qu’à moi. Une fois rentrée, j’eus la surprise de découvrir un message de ta part sur mon téléphone. J’y répondis et s’ensuivit une correspondance virtuelle jusqu’au petit matin.
Des messages, il y en aura tous les jours, pendant plusieurs semaines, tout comme des appels qui dureront de longues heures. Des conversations à n’en plus finir, une complicité qui s’installe, la découverte de toi, un “nous” qui devient plausible. Nos rencontres au travail étaient ponctuées de regards discrets, de sourires entendus, de moments cachés loin des collègues. Sans que personne ne le sache, nous nous retrouvions une fois la journée terminée. Nous allions chez toi. Toutes mes angoisses et mes peurs semblaient ne plus exister, comme si elles savaient que tout cela devait arriver. Face au destin, elles ne faisaient pas le poids et se taisaient donc. Ton appartement était devenu une grotte dans laquelle nous nous retirions. Nous y passions des journées entières, loin de tout. Nous faisions des marathons Star Wars, tu nous cuisinais des bons petits plats, nous parlions avenir, on se donnait la tendresse que chacun avait besoin. C’était un amour pur et innocent, sans règle ni condition. Nous étions dans notre propre monde, un monde qui n’appartenait qu’à nous deux. Du moins, c’est ce que je pensais.
Un jour, je t’ai senti plus distant. Tu parlais moins. Tu étais trop occupé pour me voir. Les habitudes qui avaient façonné notre quotidien pendant près de deux mois avaient cessé du jour au lendemain, sans que je n’en comprenne ni la cause ni la raison. Tu semblais vouloir me fuir. Tu t’échappais. Je n’ai pas essayé de te retenir : on ne peut pas lutter contre une personne qui veut partir. 
Un jour, je t’ai croisé, par hasard. Le hasard, non, le destin, car je suis encore persuadée que c’est ce qui a guidé toute notre relation. Tu étais seul, tu venais de finir le travail et tu te dirigeais vers le parking. Lorsque tu m’as aperçue, tu m’as souri et tu as écarté les bras pour que je vienne me blottir contre toi. Comme d’habitude, comme si tout était comme avant, comme si rien n’avait changé. 
“Tu vas bien ? Tu as demandé. 
-Ca va et toi ? 
-Crevé. J’ai commencé tôt ce matin.
-Oh, je vois. Rentre vite te reposer alors.” 
Nous devions nous quitter ainsi, sans plus, sans rien ajouter, mais je ne pouvais m’y soumettre. Alors que tu t’éloignais, je t’ai retenu, pour la dernière fois.  
“Attends ! Tu t’es retourné. Je crois qu’il faut qu’on parle. 
-De quoi ? 
-De la situation, de nous. 
-Ah... J’sais pas, je me sens un peu mal à l’aise à en parler là, maintenant. 
-Moi j’en ai besoin.”
Tu t’es rapproché et tu t’es appuyé sur le capot d’une voiture garée à côté de nous. A partir de cet instant, tu ne m’as plus jamais regardé dans les yeux. 
“Ecoute, je t’apprécie vraiment beaucoup, tu le sais, mais je pense qu’on devrait s’arrêter là avant que ça dégénère. 
-Dégénère ? 
-Oui. J’ai pas envie que ça se termine mal entre nous. J’ai pas envie que si ça s’arrête, tu m’en veuilles et qu’on arrête de se parler. J’veux pas te perdre. 
-Pourquoi tu me perdrais ?”
Tu m’as jeté un coup d'œil rapide, furtif, qui a duré à peine une seconde, et tu as fixé un point devant toi. C’est là que j’ai su ce que tu allais me dire. Avant même que tu ouvres la bouche, j’ai su que c’était fini.  
“J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et j’ai réalisé que je ne ressens rien pour toi. Je ne sais pas pourquoi, moi-même je ne comprends pas. Tu es une personne incroyable, je t’adore vraiment. J’ai envie de te garder près de moi et je sais qu’on est compatibles sur plein de points mais… Je n’ai pas de papillon. Je ne ressens rien à part cet attachement. Il n’y a pas de passion. Notre relation m’ennuie. Je me fais chier, il ne se passe rien.”
Je m’attendais à cette conclusion, pas à ces arguments. Tes mots ont agi comme l’eau d’un lac gelé, dont la pellicule de glace s’est fendue sous mon poids, et dans laquelle je me noie désormais : une gifle, un coup de poignard en plein cœur, le cerveau qui ne répond plus, le néant total. Je t’ai regardé. Les larmes montaient et s'apprêtaient à déborder sur mes joues. 
“Je n’ai vraiment pas envie de te perdre, Chloé. Notre relation est bien trop précieuse pour moi. Je n’ai pas envie qu’on gâche tout.” 
Qu’aurais-je dû dire ? Aurais-je dû me battre pour toi ? Aurais-je dû essayer de te faire changer d’avis ? Aurais-je dû te promettre de faire des efforts pour te contenter ? Aurais-je dû te jurer qu’à partir de maintenant je me transformerai en la femme de tes rêves ? Je ne sais pas. A cet instant, aucun mot ne me venait en tête. 
“Tu as raison. Avant que l’un de nous deux soit vraiment attaché à l’autre et finisse par être blessé, vaut mieux s’arrêter maintenant.” 
Tu as tourné la tête vers moi et m’a souri légèrement. 
“Tu ne m’en veux pas, alors ? 
-Non, bien sûr que non. Ce n’est pas comme si j’étais amoureuse de toi.” 
Tu t’es redressé et tu m’as fait face. Tu as écarté les bras, en souriant. 
“On reste amis ?” 
J’ai hoché la tête. Tu as pris ma main et m’a tirée jusqu’à toi. Mon visage contre ta poitrine, je sentais ton cœur qui résonnait fort contre mon oreille. Le mien battait à peine. 
“Faut que j’y aille, j’ai de la route. Je vais chez ma mère ce week-end. 
-Oh, oui, pardon. Passe un bon week-end ! Rentre bien ! 
-Toi aussi !”
Chacun partit en direction de sa voiture et nous nous quittâmes ainsi, en plein milieu d’un parking. Une fois assise derrière le volant, je me sentai lourde et lasse. Les papillons qui avaient pour habitude de voleter avec gaieté et légèreté dans mon abdomen semblaient sombrer un à un. Ils ne pouvaient lutter, la chute les attirait. A la surface du lac, ils s’agitaient avec le peu de force qui leur restait. Ils n’arrivaient à reprendre leur envol. Leurs ailes étaient lourdes et les entraînaient vers le fond. Ils finirent par se noyer complètement, jusqu’à ce que la rive redevint calme et que le vacarme cessa.
juillet 2022
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manniecrit · 2 years
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le lac
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