Tumgik
master-o-none · 5 years
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1— Jeudi 13 Octobre.
Le papier est gondolé, un peu déchiré sur une longueur, et la peinture, déjà sèche et bien trop épaisse, se détache par endroits. Tout en bas de la feuille, des initiales ont été inscrites, ainsi que la date et un petit smiley souriant. Dans cinq, dix, vingt ans, cette peinture maladroite et naïve sera un souvenir doux pour une petite fille devenue adolescente, jeune fille, femme.
La feuille rejoint un tas d’autres feuilles, qui ont elles aussi reçu leurs initiale et leur date. Tous les dessins ont eu droit à un smiley, sur ce dessin, il est un peu moins souriant, les consignes n’ont pas été respectées.  L’odeur de la peinture rempli toute la pièce, et Harry sait qu’il y’a de la peinture sur le sol. Les femmes de ménage vont râler, vont sans doute lui dire, encore, que c’est à lui de tout nettoyer.
Il observe la dernière peinture, qu’il a laissée de côté exprès. En bas, il note S. M. pour Scorpius Malfoy. Le gamin a commencé sa vie avec un nom à coucher dehors, mais il n’en est pas moins talentueux. Il n’a que six ans, bien sûr, mais il est à l’aise avec les couleurs, même s’il ne s’en sert que pour exprimer une tristesse qui vient confirmer tous les doutes de Harry à son sujet.
C’est un petit bonhomme discret. Il a les cheveux d’un blond pale, un petit nez pointu et il vous toise avec arrogance quand vous le surprenez à rêver un peu trop. Le plus frappant, ce sont ses yeux gris-bleus, qui sembler accueillir l’orage quand il est mécontent. Il ne s’est pas fait beaucoup d’amis, depuis la rentrée, il évite les autres, il s’arrange pour qu’on le laisse en paix. Harry l’a bien vu faire, et il s’étonne chaque jour du talent avec lequel le gamin se débrouille pour qu’on le respecte tout en prenant garde à ce qu’on ne s’approche pas trop de lui.
On frappe à la porte. Harry lève les yeux, reconnaît la silhouette derrière la vitre opacifiée.
— Entre, Luna.
Son ami pousse la porte, et entre dans la salle de classe.
Elle est amusante, et un peu étrange. Elle est surtout l’archétype de l’enseignante originale qui, à sa façon, a voulu rester dans l’enfance. Aujourd’hui, elle porte un pantalon d’un rose fuchsia qui brûle la rétine de Harry, un pull jaune fin qu’elle a elle-même tricoté, et des boucles d’oreilles en forme de radis.
— Tu ne devrais pas t’inquiéter, chantonne-t-elle en s’avançant entre les tables jusqu’au bureau de Harry.
— Comment le sais-tu ?
— Tu ne restes ici que lorsque tu es inquiet pour un élève. Et depuis la rentrée, il n’y a qu’un élève qui t’inquiète.
— Il ne m’inquiète pas vraiment.
— Pourtant, il devrait t’inquiéter, insiste Luna.
Harry lève les yeux vers elle.
— Il t’inquiète ? demande-t-il.
— Tout le monde trouve Scorpius bizarre….
— Tout le monde te trouve bizarre. Tu ne m’inquiètes pas pour autant, réplique Harry en se concentrant à nouveau sur ses feuilles.
— Ca n’est pas très sympa, Harry.
— Que veux-tu que je te dise ? Ce gamin a perdu sa mère…
— Comme la petite Magda l’année dernière avait perdu son père. Ton grand cœur est une qualité que j’aime profondément chez toi, mais est-ce que tu vas te rendre malade pour tous les enfants qui ont perdu un parent ?
— Je vais donner rendez-vous à son père.
— Malfoy ? Il n’est jamais venu à aucun rendez-vous les années précédentes, ni à la réunion de rentrée, lui rappelle Luna, à juste titre.
— Ca n’est pas une raison pour arrêter de lui en donner.
Harry s’obstine, Harry s’agace, Harry pose son feutre noir. C’est l’objet qui l’accompagne partout, un feutre fin avec lequel il écrit tout : le nom des enfants en bas de la feuille, les rendez-vous pour les parents dans le cahier de correspondance, les croix pour la cantine. Tout.
Avoir perdu ses parents quand il était plus jeune en fait peut-être un enseignant plus à l’écoute, plus sensible de certaines choses, mais il sait faire la part des choses. Magda est une petite fille qui n’a pas seulement perdu ses parents : elle a aussi d’importants troubles de l’attention, que le deuil n’a fait que renforcer. Si Harry n’avait pas insisté, personne n’aurait daigné s’en inquiéter vraiment. Personne n’aurait cherché à comprendre pourquoi la petite fille était capable de tels accès de colère, pourquoi elle semblait parfois apathique, pourquoi elle était à la fois si brillante et tellement en difficulté face à des exercices pourtant terriblement simples.
— Je sais ce que je fais, Luna. Je vais recevoir Mr Malfoy, parce que Scorpius est un enfant malheureux, et que je veux voir avec lui ce que nous pouvons faire pour l’aider.
— Tu l’aides déjà… Rencontrer son père ne va que rendre les choses plus difficiles, insiste Luna.
— Pourquoi ? Parce que ça n’a pas fonctionné l’année dernière ? Luna, ça fait trente ans que je suis orphelin, je pense que j’ai fait mon deuil, merci bien.
— Oh, tu ne m’as pas comprise. Ce n’est pas l’enfant, le problème…
Dimanche 17 Octobre
La gueule de bois fait vriller son monde entier. Le sol tangue encore sous ses pas, son oreille interne s’est fait la malle, la lumière le gêne, le moindre son est multiplié par dix. La veille, puis plus tard dans la nuit, puis très tôt le matin, Ron l’a encouragé à boire verre sur verre. Toutes les excuses étaient bonnes, et Harry s’est laissé convaincre. Hermione les a abandonnés bien tôt, et les a retrouvés au petit matin, endormis sur le canapé, au milieu de cadavres de bouteilles qu’elle n’a pas ramassés.
Sous ses yeux, le paquet de cahiers, trop haut pour son esprit embrumé par l’alcool, lui semble presque menaçant, avec ses couvertures rouge vif et ses pages qui renferme les leçons de lecture qu’il a déjà données.
Il ouvre un cahier, le premier, celui de Rose. Rose n’est pas n’importe quelle enfant : il s’agit de sa filleule, la fille de Ron et Hermione. D’une intelligence redoutable, elle a aussi hérité de l’humour de son père. Sérieuse un instant, elle est capable de faire le clown ou d’avoir le mot pour rire le moment suivant. Son cahier est impeccable, exactement comme l’était celui d’Hermione au même âge. Harry se souvient de la petite fille sérieuse, presque pince sans rire, que Ron et lui se plaisaient à moquer… Du moins était-ce le cas au début. Ils sont rapidement devenus inséparables.
L’écriture est un petit peu maladroite, mais Harry sait qu’elle a passé de nombreuses heures à s’entrainer. Faire un « e » parfait, des majuscules irréprochables, d’abord en cursive, puis en attaché. À la suite des autres leçons, il en colle une nouvelle, ainsi qu’une page d’exercices. Les cahiers passent, un à un, mais son mal de crâne, lui, ne disparait pas. Ron ronfle toujours, pas très loin, et la concentration va et vient, à un rythme qui l’exaspère.
Le cahier de Scorpius est vert. Scorpius adore le vert, Harry l’a très vite compris. Une écharpe verte, des pulls verts, des chaussettes vertes, l’utilisation intempestive du stylo vert au lieu du bleu comme Harry le demande… Il n’y a rien de mal à cela, sauf quand ça implique une difficulté à suivre les consignes. Scorpius est tout à fait capable d’écouter les consignes qui lui sont donnés, il n’en a juste pas envie. Parfois. Notamment quand cela concerne le vert. Alors Harry ne dit trop rien, parce que ça n’a pas d’intérêt que de faire la guerre à un enfant qui aime un peu trop une couleur. Et puis Scorpius a bien d’autres problèmes, le vert n’a pas besoin d’en être un.
Les derniers exercices qu’il a fait étaient bien réussis, remarque Harry. Il note un « TB » dans la marge, qu’il souligne deux fois en rouge, pour insister sur l’effort qu’a fait l’enfant. Ca ne rend pas inutile la rencontre qu’il espère obtenir avec le père du gamin. Il cherche dans le tas de cahiers de liaison celui du jeune Malfoy, qu’il ouvre à la dernière page. Le plus difficile reste à faire : trouver les bons mots pour que cet homme dont il ne connait même pas le visage, contrairement aux parents de ses autres élèves, accepte de le rencontrer.
Il faut qu’il comprenne que c’est important, sans pour autant que cela ait l’air d’une menace, d’un chantage, d’une dernière chance, ou d’une tentative de Harry de lui expliquer comment être un bon parent. Ca n’aurai pas de sens, surtout considérant que les rares fois où Harry a gardé Rose lorsqu’elle était plus petite, cela a été un désastre. C’est un bon pédagogue, mais à en croire Hermione, « ça ne veut rien dire quant à sa capacité à être un bon parent ».
Il opte pour la simplicité.
Monsieur, nous n’avons pas eu l’occasion de nous rencontrer lors de la réunion de rentrée. J’aime échanger avec les parents de mes élèves, pour être en mesure de leur proposer un accompagnement aussi personnalisé que possible. Scorpius ne fait pas exception, aussi je vous propose de nous rencontrer la semaine du 25 octobre. Merci de me tenir informé de la date qui vous arrangera.
Draco Malfoy a une certaine réputation, dans l’école privée où est scolarisé son fils. Avant le cancer foudroyant qui lui a pris son épouse, Astoria Malfoy, une femme d’une grande beauté, froide comme la glace mais toute dédiée à son fils et à son éducation, personne ne l’a jamais vu.
Après son décès, personne ne l’a vu non plus.
C’est sa mère, Narcissa Malfoy, qui a pris le relais. Aussi attentionnée qu’elle soit, ce n’est pas à elle que Harry souhaite parler. Elle comprend, dit-elle, mais son fils n’est pas prêt, il est très occupé, il a beaucoup à faire. Les affaires, son fils qu’il est maintenant seul pour élever, son fils qu’il ne connait pas très bien, surtout, devine Harry. C’est un peu cliché, parce qu’il n’y a rien qui lui permette de penser que cet homme ne s’est jamais impliqué dans l’éducation de son — adorable — enfant, mais il ne peut pas s’en empêcher.
Derrière lui, il entend le corps de Ron s’étirer. Les os de ses jambes craquent ; les années de pratique du rugby ont laissé des traces sur eux, et ce ne sont pas les quelques matchs amicaux auxquels ils participent de temps en temps avec leurs anciens camarades qui y changent quoi que ce soit.
— Déjà en train de bosser, mon pote ? demande le roux en s’approchant de lui.
— Pas sûr que mes élèves comprennent si je leur dis que je n’ai pas eu le temps de préparer leurs cahiers sous prétexte que j’ai pris une cuite avec Ronald Weasley, grimace Harry.
— Pas faux… Surtout dans une école privée.
— Arrête avec ça.
— Je ne comprends juste pas pourquoi tu es allé te perdre à Poudlard.
— Mis à part le fait que c’est une école géniale et que le directeur est un génie de la pédagogie ? souligne Harry.
— Je n’ai pas envie de débattre là-dessus avant d’avoir bu un café, tranche Ron.
Il évite le sujet, comme souvent. Lui, Hermione et Harry ont grandi dans des établissements publics. La peinture s’écaillait, le chauffage marchait souvent mal et parfois beaucoup trop, la bibliothèque n’avait plus les moyens d’acheter des livres depuis des années, mais il y ont appris tout ce qui leur a permis de choisir leur voie. Tous les trois ont une vision différente de l’enseignement, tous les trois s’adressent à un public différent, dans des établissements qui correspondent à leur compréhension des enjeux de l’école.
Harry, lui, a choisi de travailler dans une école qui lui permette de donner à chaque élève le temps qu’il mérite. Une classe de quinze enfants, c’est le luxe qui lui permet de donner rendez-vous à des parents sans s’inquiéter du temps qu’il lui restera pour corriger les cahiers ensuite. C’est le confort qui lui permet de proposer des sorties scolaires chaque mois, au minimum, de visiter des musées, des expositions, des châteaux, d’aiguiser la curiosité des enfants.
Ron pose une tasse de café devant lui.
— Il y’a un match à la TV, Neville ne va pas tarder. Pose tes copies, tu les termineras plus tard.
Après tout, c’est dimanche. 
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