Tumgik
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Bienvenue !
Ceci est un blog parodique des journaux de confinement des écrivains bourgeois.
Pour le lire dans l’ordre (ce qui est tout de même bien mieux), je vous recommande de cliquer sur ce lien : https://ludivinedesaintleger.tumblr.com/tagged/coronavirus/chrono
Merci et bonne lecture :)
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Dimanche 21 juin 2020
Il est midi.
Nous voilà debout sur nos deux jambes, bien vivants finalement, plantés là au beau milieu du jour le plus long de l’année.
Depuis la fenêtre de ma chambre, les chakras embrumés par la grisaille normande, j’observe d’un sourire amusé mes fils qui courent après mon père, puis mon père mimant à quatre pattes les frétillements d’un petit chien, essayant de renifler sous la jupe de Dolores.
Il est midi, et c’est l’heure de vérité.
C’est l’heure des vérités.
Nos vies sont chamboulées à tout jamais.
Les vôtres, en premier lieu, car ce billet sera le tout dernier de ce journal de confinement et qu’ensuite, il faudra se dire au revoir. Ne pleurez pas. Tenez bon. Prenez exemple sur la jeune fille résiliente que j’ai été, souvenez-vous, lorsque je me suis retrouvée seule avec mes parents appauvris dans l’appartement étriqué de la Place des Vosges. Respirez fort et calmement. Continuez à faire du yoga plusieurs heures par jour. Soyez responsables de votre propre bonheur. Et par ailleurs, n’hésitez pas à revenir sur ce blog chercher l’inspiration et la paix, si d’aventure l'Angst vous assaille. Il sera toujours là pour vous, gratuit, car je suis totalement dans le don.
Et je sais que je vais vous manquer. Que ma générosité vous manquera. Je sais que comme vous êtes devenus de meilleures personnes à mon contact, vous vous demandez ce que vous pourriez faire, du haut de votre petite vie simplette, pour me rendre la pareille et m’aider autant que je vous ai aidé, moi, à tenir bon.
En tout état de cause, à moins que je présente un jour une pathologie du rein et qu’il faille que vous m’en donniez un (quoique cela a très peu de chance d’arriver tant mon hygiène de vie est impeccable), nous ne serons jamais à égalité. Vous ne serez jamais en mesure de me rendre la pareille. De m’aider autant que je vous ai aidé à vous accrocher à la vie et à l’optimisme grâce à la beauté de mes textes, à la précision académique de mes réflexions, et à l’évasion que je vous ai offerte pendant ce confinement.
Mais ce n’est pas grave. Je ne vous en tiendrai jamais rigueur. Comment le pourrais-je ? Comment en vouloir aux indigents de ne pas pouvoir donner, aux aveugles de ne pas pouvoir montrer le chemin à leur prochain, aux provinciaux de ne pas connaître le français ? Et si vous vous demandez tout de même ce que vous allez bien pouvoir faire pour moi – car oui, je vous entends penser “Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire pour Ludivine, pour la remercier de m’avoir aidé à tenir, d’avoir été mon phare d’esthétique et de courage dans la tempête pandémique” – alors je vous réponds : continuez de lire.
N’abandonnez pas ce beau chemin parcouru. N’ayez pas peur de vous frotter aux grands auteurs de nos bibliothèques, comme Lautréamont, Ayn Rand, Maurice Blanchot, Raymond Aron, ou moi.
Oui, moi.
Car ce n’est qu’un au revoir. Nous nous retrouverons bientôt, chers lecteurs. Des trois éditeurs que j’avais contactées, deux m’ont fait une offre pour mon manuscrit de romance au temps de confinement, ce qui m’a permis de faire monter les enchères et d’obtenir une belle avance et la promesse d’un plan média conséquent. Mon travail d’influenceuse a très certainement contribué à la motivation des éditeurs qui ont répondu présentes. Je les connais certes personnellement, mais elles n’auraient jamais accepté de me publier si elles n’étaient pas totalement convaincues de la qualité intrinsèque de mes écrits.
Ma plume vous sera donc de nouveau accessible bientôt, et si les ventes sont au rendez-vous, Marie-Christine – car c’est elle qui s’est montrée la plus enthousiaste et généreuse – publiera peut-être également ce journal de confinement, qu’elle perçoit comme un précieux témoignage de ce qu’était la vie, de ce qu’était l’amour au temps du coronavirus. Mais si les deux livres sortaient en même temps, ils risqueraient de se télescoper et financièrement, ce serait bien moins intéressant, alors celui-ci attendra.
Cette géniale romance dont je suis l’auteur et qui sera bientôt disponible chez tous les bons libraires n’est donc que le début d’une carrière littéraire qui, à coup sûr, marquera durablement son temps.
Mais cet espace d’expression me manquera à moi aussi, et pas seulement pour le plaisir que j’ai à écrire, à psalmodier sur mon clavier mes cavalcades poétiques et les fulgurances de mon esprit. Cet espace me manquera car j’ai bien conscience que les voix pures et éclairées comme les miennes se font rares dans le paysage médiatique français. Et en ces temps troublés, je sais que ma voix cristalline va manquer dans cette cacophonie médiatique.
Prenez par exemple les émeutes raciales. Peut-être – je dis bien « peut-être » – qu’il y a une tendance chez les policiers à être un peu plus cavaliers envers les gens qui ne sont pas blancs de peau. Mais déjà il ne faut pas généraliser. En effet, les personnes qui ont des ancêtres venus d’Asie, elles, ne se plaignent pas, et d’une certaine manière, je me dis que si tous les immigrés descendants d’immigrés prenaient exemple sur ces gens, ce pays serait bien plus paisible et “zen”. Mais d’accord, admettons qu’il y ait un traitement injuste des gens à la peau noire ou juste basanée. Je pense profondément que leur manière agressive de demander davantage de droits et encore plus de privilèges dessert leur cause.
Et par ailleurs, je n’ai jusqu’à présent entendu personne poser la question du confinement comme cause potentielle de l’éclatement des manifestations violentes, comme celle qui a eu lieu devant le Tribunal de Grande Instance il y a quelques jours ou celle des “soignants”. Cette manifestation était interdite à cause de la Covid-19, et pourtant tous ces gens y sont allés. C’est bien la preuve que par-dessus tout, ce dont les gens (et peut-être ces gens-là en particulier) avaient besoin, c’était de se défouler ! Le confinement aura été trop dur pour eux, et sans doute qu’ils ont eu besoin d’aller bouger et crier tous ensemble en plein air, un peu comme dans cette magnifique scène de Matrix 3 où tous les humains, se retrouvant en quelque sorte à l’état de nature, dansent pieds nus sur une musique futuriste.
Et le fait qu’il n’y ait personne dans le paysage médiatique pour formuler ce genre d’idées objectives, lucides et apaisantes me chagrine. Sans doute faudra-t-il que je me lance dans la production d’essais pour pallier ce manque.
Pour le moment, ce n’est pas à l’ordre du jour. Avec la parution de mon livre et mon entreprise de masques de luxe, j’ai fort à faire. Les affaires tournent très bien à ce propos, je n’ai pas à me plaindre. Et pourtant, nous ne sommes pas passés loin de la catastrophe, mais ça vous le savez. C’était avant que mon père ait été diagnostiqué de sa démence sénile.
Oui, c’est terriblement triste. Cet homme si brillant... Voir son esprit s’étioler petit à petit est d’une cruauté sans nom. Et pour ma part, la perspective de vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête me ronge le cœur. C’est bien pire pour moi que pour lui, qui ne se rend compte de rien, ou que pour ma mère, qui ne partage pas le patrimoine génétique de mon père, puisque moi, j’ai toute ma tête, ainsi qu’un cortex préfrontal en parfait état de marche pour imaginer le pire.
Heureusement, Dolores a accepté de s’occuper de lui, devenant progressivement à son tour une soignante. Peut-être aura-t-elle trouvé sa vocation grâce à moi, car je dois dire que contre toute attente, elle semble se montrer à la hauteur. Bien plus, en tout cas, que les soignants qui manifestent avec une telle violence (et qui ensuite osent venir se plaindre que notre bienveillante Police les ramène dans le droit chemin) alors même qu’ils ont été applaudis tous les soirs pendant le confinement et que notre Président leur a promis une médaille… je me demande très sincèrement ce qu’ils veulent de plus. Du homard à la cantine le midi ?
Je sais que vous auriez encore besoin de mes éclairages dignes et empathiques sur l’état du monde, mais j’ai l’intime conviction que le temps passé à me lire vous aura appris, un petit peu, dans la mesure du possible, à penser par vous-mêmes. Et puis le ceviche de bar aux agrumes péruviens concocté par Dolores et, surtout, rehaussé d’une pointe de caviar Osciètre, n’attend pas. Le moment de clore cette belle aventure littéraire hautement personnelle mais finalement très universelle – car comme chacun sait, le privé est politique – est malheureusement arrivé.
À vous qui avez découvert la vraie littérature et la puissance de la création culturelle haut-de-gamme à travers mes mots et mon génie, j’ai envie de vous dire merci. Merci de vous être autorisé à grandir et merci de nous avoir choisies, ma prose surpuissante et moi-même, pour emprunter humblement ce chemin vers la lumière.
Et aux autres, aux intellectuels chevronnés, je dirai une chose : je ne vous en voudrai jamais d’essayer de me ressembler et de me prendre en exemple si, comme moi, vous faites amende honorable quand il est nécessaire de le faire. Donc surtout, imitez-moi, et en particulier sur cette posture que j’ai adoptée il y a bien longtemps (que j’ai presque inventée, même) et qui fera de vous quelqu’un d’exceptionnel : n’oubliez jamais d’où vous venez.
À toutes et tous enfin, aux intelligents et aux limités, aux petits et aux grands, aux taquins et aux ternes, aux normaux et aux exotiques, aux hommes et aux dames, aux libres et aux moins libres, aux premiers et aux derniers, aux laids et aux beaux, aux riches et aux futurs riches, aux sourires ravageurs et aux sans-dents, aux normaux et aux différents, à tous, tous, tous sans exception et même à ceux qui ont été jaloux de mon succès et de ma plume supérieure, je vous souhaite à tous que 2020 soit pour vous, comme elle l’a été pour moi, et malgré tout ce qu’elle nous aura fait traverser, la plus belle année de votre vie.
Allez en paix.
—Ludivine de Saint Léger.
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Lundi 15 juin 2020
J’ai été extrêmement occupée ces derniers temps, et je me rends compte, catastrophée, que je n’ai pas été en mesure de tenir ce journal depuis plus d’un mois. Je sentais bien que quelque chose manquait dans ma vie pourtant si riche, mais je ne parvenais pas à mettre le doigt dessus, jusqu’à ce que je tombe sur cette vieille édition des Faux-monnayeurs qui traîne chez mes parents, que je la feuillette, et qu’une des entrées du « Journal d’Edouard » me saute aux yeux – c’est d’ailleurs en référence à ce personnage que j’adore que nous avons décidé de nommer ainsi notre fils aîné.
Quant au deuxième, Henri, il doit son prénom au Lagardère de Paul Féval. Il va sans dire que l’un des deux ne se montre décidément pas à la hauteur de son auguste prénom.
Tiens, Auguste. Peut-être une idée de prénom si j’ai un jour un troisième fils.
C’est peut-être quelque chose que je vais pouvoir envisager car j’ai encore une fois fait preuve d’une immense générosité en recontactant Marisol, cette jeune fille au pair et étudiante en gastronomie avec laquelle je m’entendais si bien. Excellente nouvelle : Marisol est en mesure de revenir travailler pour nous à la rentrée de septembre. Son école a accepté qu’elle y termine son cursus malgré la longue pause qu’elle s’est octroyée au pays.
Avec elle à la maison plutôt que Dolores, je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher de faire un troisième enfant et d’écrire tout en dirigeant mon entreprise. Je suis la preuve vivante, s’il en faut, qu’avec un minimum de bonne volonté, les femmes peuvent tout avoir. Women can have it all – je n’ai plus le moindre doute sur cette question. Et si des jeunes femmes lisent ce texte, qu’elles suivent ma voie et croient en elles quoi qu’il advienne.
Mais il faut absolument que j'évoque ici les événements qui ont marqué ce mois qui vient de s’écouler, ne serait-ce que pour expliquer pourquoi Marisol revient dans nos vies.
Tout a commencé à cause de ce qui s’est d’abord apparenté à nos yeux à une simple gaffe de mon père. Nous prenions l’apéritif au jardin afin de célébrer les belles ventes des masques St Léger, lorsque, le portail étant resté ouvert (nous sommes des gens simples qui croyons à l’honnêteté de notre prochain), la voisine est apparue dans l’allée, le sourire aux lèvres. Elle nous apportait des crevettes grises fraîches dont ma mère raffole et qu’elle avait eu au prix de gros grâce à son restaurant. J’aurais bien aimé des langoustines, mais enfin, je ne suis pas comme ma mère. Je n’ai pas l’impolitesse de réclamer. En revanche, la voisine aurait pu me demander ce qui m’aurait fait plaisir qu’elle me ramène de la criée.
En la voyant, mon père s’est levé de son fauteuil de jardin en éructant d’un ton vulgaire que je ne lui connaissais pas :
– Ah ! Voilà notre géniale Aline, celle grâce à qui tout cela a pu avoir lieu.
Immédiatement des sueurs froides m’ont soleil cou coupé. J’ai eu bon espoir qu’elle ne comprenne rien, car elle a tout de suite répondu « Enfin faut pas exagérer c’est guère que des crevettes grises », mais mon père a insisté ! Cet homme pourtant brillant a regardé ma mère d’un air interrogateur et lui a demandé :
– Attends, on fête bien la réussite de l’entreprise de masques de Ludivine, non ? Je perds la tête, pardon... mais pas à ce point. Quelqu’un peut me dire où sont les sacs de grains ?
Et comme ça, comme s’il ne venait absolument pas de lâcher un missile diplomatique sur le joli jardin de notre résidence et sur le business embryonnaire quoique florissant de sa fille unique, il est parti chercher d’hypothétiques sacs de grains, suivi par ma mère qui lui a attrapé la main en lui disant très fort, comme si elle voulait que la voisine entende :
– Mais enfin mon chéri qu’est-ce que tu racontes là ?
– Oh eh faut pas me prendre pour un vieux fou, hein ! J’ai toute ma tête et je sais parfaitement qu’on a sabré le champagne pour fêter la bonne récolte.
Je les ai suivis des yeux puis je me suis retournée vers la voisine d’un air que j’ai voulu très concerné.
– Aline, on s’inquiète beaucoup pour mon père, ces jours-ci. Il dit des choses bizarres. Parfois, il retombe en enfance, même.
Et en le disant, je me suis rendu compte que c’était vrai. J’ai pris conscience, à cet instant, que mon père était peut-être en train de perdre la tête. Tout s’expliquait. Ses remarques idiotes, sa mémoire farceuse, ses jeux avec les enfants…
Mais la voisine avait changé de visage. D’une voix froide et d’un ton extrêmement impoli, elle s’est adressée à moi d’égale à égale et m’a demandé :
– C’est quoi cette histoire d’entreprise de masques ?
Je suis restée interdite. Comme un petit animal innocent aveuglé par les phares assassins d’un gigantesque véhicule hurlant.
– Aline, vous vous rendez compte ? Je… mon père… Mon Dieu, Victor ! Mon père perd la tête !
J’ai pu laisser libre cours à mes émotions, ayant dans un coin de ma tête le secret espoir que cela m’aide à faire diversion – du temps où il avait toute sa tête, mon père aurait applaudi ce trait de génie. J’ai fondu en larmes. Je me suis rassise sur le bord de mon transat et Victor s’est levé.
– C’est quoi cette histoire d’entreprise de masques ? a répété la voisine comme un vieux disque rayé.
Victor a répondu, péremptoire :
– Albane, ce n’est ni le lieu, ni le moment.
J’ai entendu les pas de ma mère dans mon dos. D’une voix grave, alors que la voisine avait commencé à répéter encore sa triste ritournelle, elle lui a lancé :
– Viens faire quelques pas avec moi dans le chemin, Aline, il faut qu’on parle.
J’ai levé mon visage trempé de larmes de mes mains blanches et j’ai suivi de mes yeux tristes les deux complices qui s’éloignaient. Ma mère a juste eu le temps de me jeter un regard noir par-dessus son épaule. Un regard de reproche. Un regard de haine. Alors que mon entreprise était en péril et que je venais d’apprendre pour mon père. Tout se bousculait dans mon esprit et je me suis mise à pleurer de plus belle. Impossible d’empêcher les larmes de couler.
– Pourquoi maman pleure ? a demandé Henri.
J’ai répondu sincèrement, car je ne crois pas qu’il soit bon de mentir aux enfants :
– Maman a cru qu’elle pourrait avoir une belle vie mon chéri, mais elle vient de comprendre qu’elle s’est trompée.
– Tu dis ça parce que tu es triste que grand-père il perde un peu la mémoire ? m’a demandé Edouard à son tour.
Emerveillée par sa perspicacité (il avait donc remarqué !), j’ai répondu :
– Oui, il y a ça aussi, bien sûr.
– Je serais vraiment très triste si ça vous arrivait, m’a dit Edouard, sa voix d’enfant tremblant un peu. C’est ce qu’il y a de plus grave dans la vie…
J’ai souri avec bienveillance face à sa naïveté d’enfant.
– Il y a tant de choses que tu comprendras lorsque tu seras grand, mon fils.
Puis je suis partie en courant pour finir de pleurer dans la maison, en sentant dans mon dos le regard de mes trois hommes. Là, dans le salon, je suis tombée sur Dolores, qui passait la serpillère avec désinvolture.
– Qu’est-ce qui vous arrive, Madame ?
J’ai eu envie de me confier à elle. De me confier de femme à femme. Mais je ne pouvais décemment pas tout lui dire. Ce qui concerne mon entreprise ne la regarde pas, relève du secret des affaires, et de toute façon, je ne pense pas qu’elle comprendrait. Alors comme par magie, une opération de bascule s’est opérée dans mon esprit, et j’ai fait peser tout le poids de mon chagrin sur le dos de mon père. J’ai invité cette femme à s’asseoir avec moi, et je lui ai tout raconté. Tous ces menus détails que nous n’avions pas vus auparavant, et qui prouvaient bien que mon père était en train de nous quitter petit à petit, que bientôt, il ne serait plus du tout lui-même.
Elle a fait preuve de beaucoup de compassion. Elle est allée me chercher ma coupe de champagne que j’avais oubliée dans le jardin et m’a réconfortée comme elle a pu – avec maladresse, mais le cœur y était.
��� C’est très dur de voir ainsi partir son parent, a-t-elle admis. Il est arrivé la même chose à mon père il y a quelques années, paix à son âme.
– Oui mais mon père à moi est en plus un homme brillant ! C’est un esprit brillant ! Sa grande intelligence fait partie des choses par lesquelles il se définit. C’est comme si un grand musicien perdait l’ouïe. Pour une personne qui n’est pas mélomane, c’est moins grave, tout de même. Pour mon père, perdre l’esprit, c’est bien plus grave que pour la plupart des gens.
Et je me suis mise à pleurer de plus belle.
Jusqu’à m’endormir ainsi, dans le canapé, légèrement éméchée et triste comme les pierres.
C’est ma mère qui est venue me réveiller un peu plus tard dans la soirée. Elle avait les yeux rougis et l’air grave.
– J’ai tout expliqué à Aline.
J’en étais sûre. Je me suis immédiatement remise à pleurer. J’ai signifié dignement à ma mère que cela ne m’étonnait pas. Elle m’a répondu :
– Arrête de pleurer et écoute-moi.
Mais ma mère ne méritait pas que je me calme. Elle a poursuivi.
– J’ai réussi à convaincre Aline de lâcher l’affaire.
J’ai immédiatement cessé de pleurer.
– Je lui ai présenté toutes mes excuses, parce que j’étais au courant de tout depuis le début et que je n’ai rien fait. Alors que j’aurais dû empêcher ça. Mais c’était plus fort que moi, en quelque sorte. Je ne pouvais pas te mettre des bâtons dans les roues, parce que tu es ma fille, même si ce que tu as fait est moralement répréhensible.
Les affaires sont les affaires, aurais-je voulu lui répondre. Mais l’heure n’était pas au conflit. Je me suis dit qu’il valait mieux que je reste dans la hauteur. Je l’ai laissée poursuivre.
– Et même là, même le fait d’être allée la convaincre de te foutre la paix, c’est vraiment parce que tu es ma fille que je l’ai fait. Si tu avais été n’importe qui d’autre, je lui aurais dit de te traîner en justice et de réclamer son dû.
Oui, bon, j’avais bien compris. Nul besoin d’insister plus avant sur cette question.
– Mais je ne l’ai pas fait. Je lui ai fait peur avec vos investisseurs et leurs gros cabinets d’avocats, avec le temps et l’énergie que tout ça lui prendrait. Ce que je lui ai proposé ne vaut pas l’argent qu’elle pourrait gagner en vous poursuivant, et elle le sait, mais elle a tout de même accepté, y compris par amitié pour moi. J’ai joué cette carte-là pour toi, et j’espère que tu en as bien conscience.
Je note avec bienveillance que ma mère n’a pas encore appris à raconter une histoire sans tout ramener à elle, et j’écarte cette pensée légèrement agressive. Je ne suis pas mes pensées. Je ne me laisse pas culpabiliser par ma mère. Je sais qu’elle le fait pour m’obliger à accepter ses conditions et que c’est déplacé, mais je dégage assez d’espace dans mon esprit pour envisager un instant que ce soit dans mon intérêt. Ce genre de prouesse de l’esprit, c’est grâce à la pleine conscience que je l’ai acquis. La gratitude que j’éprouve à l’égard de cette pratique millénaire est sans limite. J’ai donc répondu à ma mère, en essayant de dissimuler la méfiance qui m’étreignait :
– Mais tu lui as promis quoi, au juste ? Tu lui as promis des choses en mon nom ?
– Elle est prête à renoncer à tout, y compris devant la loi, en échange d’un sponsoring de son établissement par les masques St Léger. Tu la sors du marasme financier provoqué par la pandémie en faisant un don dont tu pourras te servir pour embellir encore ton image de marque, tu lui fais un post Instagram bien léché dans son restaurant fin juin pour lancer la saison et attirer le chaland, et elle oublie tout. Tu y gagnes.
J’y gagne ?
J’y gagne ??
J’ai une sainte horreur du doublement du point d’interrogation mais là, force est de reconnaître qu’il s’impose !
Je dois associer ma marque de luxe à son restaurant de ploucs pour ne pas risquer de tout perde, et selon elle j’y gagne ? Je trouve l’addition salée, mais ai-je vraiment le choix…
– Tu en as parlé à Victor ? demandé-je.
– Oui. Il est d’accord et soulagé.
Non, je n’ai manifestement pas le choix. Il y a décidément des libertés que nous n’obtiendrons jamais, nous, les femmes blanches. Parfois, je me rêve en mère de couleur célibattante, souffrant éventuellement d’un léger handicap. Je ne serais déterminée par aucune convention liée à mon statut, par aucun rang à tenir. Je jouirais d’une immense liberté. Comme un homme.
Je me suis levée, très digne.
– Bien, ai-je répondu en lissant le tissus de mon chemisier, que le sommeil avait froissé. Je vais aller réfléchir à tout ça. Demain sera un autre jour.
Et je suis montée me coucher.
Le lendemain, je me suis réveillée à midi en pensant à Rimbaud, évidemment, et à Pagnol, un peu, aussi.
Et en m’étirant dans mes draps immaculés, j’ai choisi la vie.
J’ai choisi le oui.
Je me suis remémoré cet excellent essai d’une penseuse américaine, L’année du Oui, et j’ai compris que pour moi, la seule manière de sortir la tête haute de cette effroyable épreuve, c’était de tout accepter. Oui, tout, même le pire de ce qui m’était promis – y compris, donc, le post Instagram dans le restaurant de la voisine.
Oui.
Yes I said yes I will Yes.
J’ai choisi de voir le bon côté des choses. Ma mère m’avait soutenue. À sa façon maladroite, certes. En n’oubliant pas de se placer au centre de cette affaire, certes. En restant une mère malaimante, certes. Mais tout de même. Elle avait pris mon parti. Malgré tout ce qui nous sépare et tout ce désamour qui m’a laissé le cœur désœuvré, elle est dans mon camp. Comme quoi, les liens du sang ont quelque chose de surpuissants. Les législateurs feraient bien de se le rappeler, eux qui parlent à tort et à travers de faire adopter n’importe qui par n’importe qui dans des conditions anti-naturelles. Rien ne remplace, rien ne surpasse les liens de sang.
Cette pensée m’a apaisée. Et cet apaisement a convoqué à ma mémoire la poitrine de cochon fermier confite aux endives de pleine terre truffées (qui m’avait sans doute plongée dans un état de sérénité similaire) que Marisol m’avait préparée un jour où elle n’avait pas eu le temps de faire de la grande cuisine, et cela m’a donné envie de l’appeler.
Idée de génie.
Synchronicité déconcertante que j’ai accueillie avec beaucoup de joie.
Car même si Marisol avait la voix fatiguée (il était très tôt dans on pays, et ces gens aiment leur grasse matinée plus que de raison), elle a répondu de façon très positive. Elle m’a dit qu’elle allait contacter son école de cuisine pour savoir si elle pourrait y achever son cursus. Même si je me suis sentie légèrement blessée que la perspective de nous retrouver ne suffise pas à lui faire prendre sa décision, j’ai décidé de rester dans le don et lui ai proposé de lui écrire une lettre de recommandation – qu’elle a poliment déclinée, ne voulant pas surcharger mon emploi du temps de Ministre.
Je me suis levée, j’ai enfilé une chemise de Victor et je suis descendue au jardin où mon père s’était peint le visage en noir pour faire jouer mes fils à Tintin au Congo, et se frottait les fesses à un tronc d’arbre en chantant la chanson de l’ours Baloo.
– Tu vas mieux Maman? s’est enquit Édouard en courant vers moi.
– Oui mon fils ! La vie est belle, si belle !
– Ah bon, alors ça veut dire que grand-père va guérir ?
– En quelque sorte, ai-je répondu d’un air mystérieux qui ne manque jamais de le charmer.
Et la preuve que j’ai eu raison d’adopter cette philosophie du oui et de l’acceptation bienveillante, c’est que deux jours plus tard seulement, Alice venait signer son papier officiel, Marisol avait reçu de l’école une réponse rapide et positive, et j’annonçais à Dolores qu’elle travaillerait désormais pour mes parents, comme elle m’avait confié avoir de l’expérience avec les hommes d’un certain âge qui perdent la tête. Elle pourrait rester ici finir tranquillement sa thèse de sociologie. J’ai eu du mal à lire sur son visage ses réactions à cette annonce – elle avait encore une fois adopté un air d’aristocrate du nord qui ne lui sied guère et qui m’agace au plus haut point si mes chakras ne sont pas bien alignés. Alors je lui ai demandé d’une voix douce ce qu’elle en pensait, et elle m’a répondu d’un ton assez sec qu’elle n’avait pas grand chose à en penser, puisque je ne lui laissais pas le choix.
J’étais outrée par ses propos et je le lui ai fait savoir. Et puis je l’ai rassurée sur ses conditions de séjour en France:
– Dolores, j’aurais sans doute dû commencer par là, mais il va de soi qui si vous souhaitez rentrer dans votre pays, vous êtes parfaitement libre de vos mouvements ! Votre passeport est dans notre coffre-fort à Paris et il suffit d’un mot de vous pour que vous le récupériez. Je pensais que vous seriez heureuse de rester ici. J’ai eu l’impression que vous vous y plaisiez.
– C’est surtout que ça m’a beaucoup servi pour mon doctorat de sociologie... mais les garçons me manqueront. Henri, surtout. Je le connais depuis qu’il est né. Je l’ai élevé avec tout mon amour...
– N’exagérons rien, ce ne sont pas vos fils, et puis vous les verrez aux vacances. Et avec le calme trouvillais, vous allez pouvoir encore mieux travailler à votre petite rédaction. Est-ce indiscret de vous demander sur quel drôle de sujet vous travaillez ?
– Je travaille sur l’entraide familiale dans la grande bourgeoisie et sur la reproduction des élites françaises, a-t-elle répondu en rougissant légèrement.
– Oh mais ne rougissez pas ! Je suis heureuse et honorée que notre sens de la solidarité soit votre sujet d’études. Si grâce à votre travail, des gens nous prennent en exemple, je ne peux qu’approuver. Surtout si vous avez besoin que quoi que ce soit, n’hésitez pas.
Prise d’un élan de générosité, et heureuse à l’idée que mon enseignement puisse traverser les disciplines et atteindre de jeunes étudiants en sociologie, je lui ai raconté la manière dont ma mère, malgré le fait que son cœur soit très clairement du côté de notre détestable voisine, a plaidé ma cause et, d’une certaine manière, sauvé mon entreprise de mille et uns problèmes. Dolores a pris note de tout cela sur papier et m’a témoigné toute sa gratitude. Je lui ai dit qu’elle pouvait tout à fait me nommer, et qu’il ne faudrait pas qu’elle oublie de me mentionner sur les réseaux sociaux lorsque son travail sera achevé. Je serai heureuse et honorée d’avoir une caution universitaire.
Elle m’a tout de même demandé à récupérer son passeport (ce que j’ai trouvé légèrement impoli après la conversation que nous venions d’avoir), arguant que comme désormais elle ne vivrait plus à Paris, elle en aurait peut-être davantage besoin ici. Grand Seigneur, je lui ai répondu que je l’enverrais par courrier suivi à ma mère dès mon retour à la Capitale.
Et quand je repense à tout ce qui s’est passé en si peu de temps, aux événements et aux montagnes russes émotionnelles auxquelles j’ai été confrontée, je suis ébahie par le calme et par la présence d’esprit dont j’ai su faire preuve.
En une seule idée, en deux matinées de travail et de concentration, j’avais repris le pouvoir sur ce cataclysme. Nous passerons donc l’été ici, et en septembre nous dirons au revoir à Dolores et à cette parenthèse enchantée pour retourner vivre à Paris, où nous retrouverons Marisol, sa force de travail et sa cuisine d’élite.
Je ris. Je ris de joie en achevant ce billet. Je ris malgré les nuages qui obscurcissent un peu le ciel trouvillais ce soir.
Je suis heureuse et responsable de mon propre bonheur, ce qui le rend encore meilleur. Je suis heureuse parce que je l’ai choisi.
Je me dis, sereine, que somme toute, malgré l’adversité, cette histoire a l’air partie pour finir en beauté.
—Ludivine de Saint Léger
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Mardi 12 mai 2020
Nous avons reçu les prototypes des masques St Léger hier. Ce sont des produits de très bonne fabrique, réalisés dans des tissus de belle qualité. On respire vraiment très bien dedans, c’est un pur bonheur. Nous avons donné le go pour l’envoi de la première livraison, celle des clientes first class – les stars IRL, afin de lancer un peu notre visibilité à l’international. La semaine prochaine, ce sera le tour des influenceuses premium (celles à plus de 500 000 abonnés sur les réseaux sociaux), et on continuera ainsi par ordre d’importance, en cinq ou six étapes, jusqu’au quidam insignifiant qui a cassé sa tirelire pour s’offrir ce bijou de haute-couture. Les chiffres demeurent constants depuis le début des préventes, et la voisine s’est faite plutôt rare, donc tout cela est assez rassurant.
La vie est douce, en haut de la belle colline trouvillaise. Les enfants jouent et progressent à grande vitesse grâce à tous ces adultes qui se mobilisent pour leurs apprentissages – je dois bien reconnaître à ma mère qu’elle sait y faire pour leur enseigner la belle langue de Molière. Victor investit, vend, réinvestit, avec une concentration de joueur d’échec et le talent d’un Vincent Bolloré. Il est en train de transformer notre capital en empire. Mon père s’est mis en tête de jardiner un peu, lui qui n’a jamais été un homme d’extérieur. Le maire de Bordeaux a annoncé que si les plages restaient fermées, les plaisanciers pourraient tout de même utiliser leurs bateaux, j’ai donc bon espoir que monsieur Philippe Augier, maire de Deauville (qui est déjà parvenu à nous obtenir le retour tant espéré des courses hippiques, merci à lui), prenne une décision similaire afin que nous puissions emmener le yacht se dégourdir les jets. Les petites gens retrouvent le bonheur de sortir de chez elles et d’aller admirer la somptueuse architecture de la région et les magnifiques yachts dont elles rêvent tant, les abeilles nous font du miel, les hirondelles sont revenues, et les mouettes embellissent le ciel à chaque instant, signatures blanches et rieuses sur leur infini parchemin bleu azur.
Je suis dans les meilleures conditions possibles pour poursuivre l’écriture de mon roman.
J’ai donc relu et peaufiné les premiers chapitres, et j’en ai fait un premier envoi à trois éditeurs très en vue que je connais personnellement. L’un d’eux, Marie-Christine, est déjà revenu vers moi pour me dire “ça a l’air canon, je me penche dessus tout de suite, Ludi !”
Marie-Christine est un excellent éditeur, un éditeur avec lequel j’aimerais beaucoup avoir l’occasion de travailler.
Oui, je suis contre la féminisation des noms de métier.
Éditrice (trisssss), c’est laid, ça crisse comme des ongles de méchante institutrice (trisssss) sur le tableau noir de notre enfance. C’est strident comme une voix d’hystérique, sifflant comme les serpents sur la tête de Méduse. Cela me choque le tympan, alors qu’éditeur, c’est si beau. C’est euphonique. C’est doux pour l’oreille, c’est rond comme un bon vin, et harmonieux comme trois petites notes de Chopin. “Éditeur.” Cela fait tellement plus professionnel !
“Éditeur.”
Et puis quelle idée de s’imaginer que le fait de féminiser cela va permettre aux femmes de s’émanciper ! S’émanciper par rapport à quoi, pour commencer ? Il faudrait qu’on m’explique. N’est-on pas bien, là, à laisser ces messieurs s’ouvrir les mains en préparant les assiettes d’huitres et s’esquinter le dos en portant les choses lourdes ? Je ne vois vraiment pas en quoi les femmes s’imaginent être opprimées, et bien souvent, j’ai l’impression que les féministes se plaignent et organisent des manifestations pour faire comme leurs mères avant elles, ou alors qu’elles sont comme mues par un réflexe pavlovien. Elles s’inventent des oppressions parce que la lutte leur permet de se sentir exister. C’est d’une tristesse, pensé-je, alors que Dolores m’apporte l’orange pressée que je lui ai pourtant réclamée une demi-heure plus tôt – je lui explique pédagogiquement que je n’en ai plus vraiment envie mais que je vais me forcer par politesse parce qu’elle s’est donné du mal.
C’est comme cette histoire “du” ou “de la” Covid-19. Mon Dieu mais quel intérêt ? Je suis sûre que c’est encore une lubie de ces féministes intégristes. Pourquoi diable sont-elles allées ennuyer l’Académie française avec ces vétilles, alors que ces Sages ont tellement mieux à faire ?! À vrai dire, j’ignore dans quelle mesure les féministes ont fait pression sur l’Académie pour que soit publié le fameux communiqué, mais je ne vois pas pour quelle autre raison nos indispensables Petits Hommes Verts se seraient vus contraints de se prononcer sur cette question indigne de leur génie. Cette maladie sera tombée dans l’oubli d’ici quelques mois, quel intérêt de remuer ciel et terre pour qu’elle soit officiellement féminisée ?
Mais pour revenir à “éditrice” (trissss), non, vraiment, ça ne passe pas. Et puis si ce qui meut ces femmes vindicatives, c’est l’égalité, qu’elles viennent me dire, alors, ce qui sonne le mieux à leurs oreilles “empouvoirées” : “Françoise Nyssen est la plus grande éditrice du moment”, ou “Françoise Nyssen est le plus grand éditeur du moment” ? Dans un cas, Françoise Nyssen est au-dessus de la moitié seulement des éditeurs (ou peut-être peu plus, puisqu’il y a sans doute plus de femmes dans ce secteur, mais bon), tandis que dans l’autre, elle les supplante tous. CQFD.
Je disais donc que comme Marie-Christine est un excellent éditeur, très réputée, je ne lui tiens pas rigueur de m’appeler parfois “Ludi” et d’employer l’expression “c’est canon” qui ne sied ni à son âge, ni à son rang. Du moment qu’elle lit mon livre et qu’elle me propose une avance alléchante, ma foi, elle peut bien m’appeler comme elle veut, Ludi, ou Divine – tiens, je lui suggèrerai d’opter pour celui, la prochaine fois que nous déjeunerons ensemble à la Closerie des Lilas ou aux Deux Magots.
Cet aspect-là de la vie Parisienne me manque, malgré tout. Je ne sais si mes cantines préférées rouvriront bientôt, et leur fermeture pour une durée indéterminée me donne une sensation de vertige proche de celle que peut provoquer la mort d’un proche, et la perspective de ne plus jamais le voir.
Non ! Je ne laisserai pas le désespoir me gagner de nouveau, alors que ces derniers jours ont été cléments envers moi. Je dois tenir bon. Je fais appel à toute la résilience dont je suis capable, et je compose un haiku pour m’égayer l’esprit et lui offrir le loisir de s’émerveiller devant mon pouvoir créatif.
La femme éditeur Qui guide la femme auteur Accouche d’une voie.
Ah ! Encore un éclair de génie ! Si je devais intituler ce bijou littéraire, j’opterais sans doute pour “Maïeutique”.
Et si j’intégrais quelques haikus dans mon livre de romance autour du confinement ? Mon héroïne pourrait, comme moi, en écrire pour combattre ses angoisses, et peut-être qu’un jour elle oserait en lire un ou deux à l’homme avec lequel elle fait connaissance par la fenêtre... Il faudra que j’en discute avec l’éditeur qui publiera ce livre. En elle-même l’idée n’est pas mauvaise, mais le haiku est peut-être trop pointu pour le genre de lectorat que je vise avec ça. Peut-être que je pourrais réfléchir à une autre idée du même ordre. Tiens, peut-être qu’elle pourrait écrire des livres pour enfants, des textes courts et suffisamment humoristiques pour ne pas barber les adultes. Ça au moins, le public comprendra. Je garde l’idée des haikus pour le jour où j’écrirai un livre visant un public d’intellectuels érudits et brillants, comme les lecteurs de Bernard-Henri Lévy.
Au dehors, j’entends les garçons qui jouent avec mon père. Lui que je n’ai jamais vu hors de son bureau de toute sa vie, le voilà qui retombe en enfance.
– Non Édouard, tu as triché ! dit-il à mon grand. Si c’est ça je ne joue plus !
Je m’avance vers la fenêtre pour le voir jouer à l’enfant avec mes enfants. Comme il est bien dans son rôle ! Le voilà qui donne un coup de pied mécontent dans la ballon pour passer ses nerfs, et qui fonce vers la dépendance en criant le nom de ma mère. Je ris. Je ne lui connaissais pas ces attitudes de clown. La retraite doit lui faire un bien fou. Debout dans l’embrasure de la porte, je le vois qui se retourne vers les garçons et leur tire la langue dans une grimace vexée, puis qui rentre dans la maisonnette en claquant la porte derrière lui. Il est totalement dans son rôle, “in character”, comme on dit en anglais. Peut-être teste-t-il une méthode éducative dont il aurait entendu parler. C’est un homme si brillant, si touche-à-tout. Je ne doute pas un instant que c’est de lui que je tiens mon génie créatif, bien davantage que de ma mère, quelqu’un de malheureusement très scolaire.
Oh, un rouge-gorge se pose sur le rebord de la fenêtre. La nature m’appelle à elle. Il est temps que je la rejoigne. Il faut savoir se laisser bercer par elle, la laisser nous montrer le chemin, parfois. Comme je l’ai fait juste avant le début du confinement, quand j’ai senti la plage de Trouville qui m’appelait à elle, et que j’ai répondu à sa prière. —Ludivine de Saint Léger
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Vendredi 8 mai 2020
La semaine qui vient de s’écouler fut pleine de rebondissements. En très peu de temps, je me suis retrouvée propulsée dans le monde des affaires, et qui plus est à un rang élevé – ce qui va de soi – et mes nerfs ont eu du mal à absorber le choc. Heureusement, j’ai trouvé en moi les ressources pour tenir bon.
En plus du yoga, pour tromper l’angoisse, je m’oblige à écrire des haikus quand je sens que le stress monte. Cela me permet d’entretenir ma fibre poétique tout en restant zen. Et bien entendu, je bois du thé vert.
J’ai aussi remonté de la plage un gros sac de sable, afin de pouvoir tremper mes pieds dedans dès que j’en ressens le besoin, parce que ça a le don de me détendre. Ce ne fut pas la plus amusante des aventures, car Dolores a le chic pour gâcher la plus sympathique des promenades en se plaignant à chaque fois de ceci ou cela – c’est incroyable. Là, Madame n’était pas contente d’avoir quelque chose de lourd à porter, et me le signifiait en respirant bruyamment dans la côte pour remonter de la plage au Manoir.
À mi-chemin, elle a demandé à Edouard de l’aider en prenant une des poignées du sac.
Édouard ! Mon propre fils ! Et un enfant de huit ans, en plus.
Évidemment, le petit était ravi. Petit d’homme aime montrer qu’il est fort. Mais il était hors de question que mon fils s’esquinte la colonne vertébrale, alors j’ai posé mon veto. En tout cas, ce sable à disposition de ma voûte plantaire au moindre coup de stress, cela me change la vie. Je ressens une immense gratitude à l’égard de ma créativité, qui m’a permis d’enfanter cette judicieuse idée. Une bénédiction.
À l’instant même où j’écris ces lignes, d’ailleurs, j’ai les pieds dans le sable, les yeux perdus dans le ciel bleu pâle qui surplombe la Manche aujourd’hui, et je mange une tranche de brioche maison tartinée de miel bio et local en guise de petit déjeuner. Le sable et le miel convoquent immédiatement à mon esprit la poésie merveilleuse de Pablo Neruda. Tiens, lui aussi mérite un haiku.
Pablo Neruda Homme de sable et de miel Made in Chili land.
En début de semaine, nous avons lancé les préventes de nos premiers modèles, et la courbe de nos revenus nets montait de façon exponentielle, comme un pied-de-nez malicieux adressé aux affreuses courbes de décès sur lesquelles nous avions tous les yeux rivés au début du confinement. Notre courbe à nous, la courbe du bien, montait, montait à son tour. Ha ! La revanche. Et le modèle que je porte sur le cliché Instagram caracolait en tête, loin devant tous les autres, et ce... jusqu’à ce que Gucci sorte à son tour son masque.
En constatant cela, j’ai cru mourir de désespoir. Sans surprise, nos résultats ont ralenti d’un seul coup.
Heureusement, nous sommes tombés sur la publication de l’Afnor qui explique que les masques conçus avec une couture verticale au milieu (comme le Gucci) ne protègent pas aussi bien que les autres. En 24 heures, nous avions monté une campagne de sensibilisation sur l’importance d’opter pour des masques vraiment efficaces, et produit pour cela trois séquences extraordinairement puissantes.
Ma préférée, nous l’avons tournée chez nous dans le Manoir à l’aide du matériel video de Victor. Nous avions fermé tous les volets. La caméra passe d’une pièce à l’autre dans le silence le plus total et délivre des images floues. À peine entend-on craquer le parquet. Un bruit de tissu chiffonné. Petit à petit, émerge une respiration – non ! C’est un sanglot qui cherche à se taire. Puis une voix cristalline d’enfant, un geste.
– Maman, pourquoi tu pleures ?
Sanglot inspiré. Enfant qui insiste d’une voix douce et innocente :
– Maman, pourquoi il est mort, grand-père ?
Et là, la caméra glisse sur un morceau de tissus sombre, nonchalamment posé sur une table. Victor fait la mise au point, et le spectateur découvre un masque avec une couture sur l’axe médian vertical, au moment même où une voix d’homme, une voix grave, explique, rassurante :
– Protéger les plus faibles, c’est porter un masque répondant à des critères de sécurité stricts. Les masques présentant une couture verticale en leur milieu tuent. Soyez responsables.
Et pour finir, cerise sur le gâteau, la voix d’enfant qui répète une dernière fois :
– Maman ?
Coupez !
J’ai mené ce projet d’une main de maître, et tout s’est déroulé exactement comme je l’entendais. La voisine nous a fabriqué une copie du masque incriminé du soir pour le lendemain, Victor a vraiment assuré sur les prises de vue (il a tout de suite compris ce que je lui demandais), mon imitation des pleurs était évidemment parfaite, et le monteur, depuis son bureau parisien, a réalisé un travail brillant et efficace. La seule ombre au tableau, c’est Henri qui refusait de dire son texte. Et puis il le jouait mal, si mal ! Finalement, on a fini par lui faire croire que tout ça était vrai.
Ça a immédiatement fonctionné. Tous les plus grands cinéastes ont pris leurs acteurs par surprise. Je pense à cette scène dans le tout premier Alien, celle où le monstre sort du ventre de l’homme mort. Et aussi à la violente scène d’amour dans le Dernier Tango à Paris. Nous avons réussi un coup de maître du même acabit.
Un jour, Henri me remerciera. C’est peut-être pour lui le début d’une longue carrière d’acteur.
Bien sûr, nous l’avons consolé avec une grosse glace à la fraise et tout notre amour de parents, mais il n’a pas tout de suite compris qu’en fait, tout cela avait de nouveau cessé d’être vrai, et quand il a aperçu mon père dans le jardin entre la dépendance et le manoir, il s’est mis à hurler qu’il y avait un mort-vivant, et il nous a fallu prendre un temps fou avec lui pour le raisonner.
Victor est parti dans le bureau en levant les yeux au ciel, et moi, j’ai fini par monter à l’étage et appeler Jean-Christophe, mon professeur de yoga, pour lui demander un cours particulier en urgence, tant les cris du petit m’avaient porté sur les nerfs et totalement décentrée. D’après ce que Dolores m’a raconté, Henri ne voulait plus la lâcher, au point qu’il a fini dans la cuisine avec elle, a l’aider à préparer le dîner. Peut-être qu’il aura par la même occasion trouvé sa vocation, et qu’il finira chef étoilé. Gagnant-gagnant ! Ce n’est pas aussi prestigieux qu’acteur de cinéma, mais ma foi, la seule chose qui compte, c’est le bonheur de ce petit.
Suite à la publication de notre video, et aux posts de quelques influenceuses lifestyle CSP++ triées sur le volet et que nous avons discrètement rémunérées pour alerter sur la malfaçon du masque Gucci, les ventes ont repris de plus belle.
Je crois que ce qui a particulièrement touché notre audience, c’est que nous, St Léger (c’est le nom de notre marque), n’ayons visé personne ni même mis en avant notre brand dans ces spots. Nous nous sommes contentés de les diffuser pour faire de la prévention, montrant là notre souci de placer la santé des gens avant tout profit. Ces vidéos s’adressaient également aux personnes n’ayant pas les moyens de s’offrir un masque à cent vingt-quatre euros.
Par ailleurs, le fait que nous nous soyons engagés à reverser 1 % de nos bénéfices nets à l’AP-HP joue à mon avis aussi beaucoup en notre faveur. Rien de tel qu’une belle vitrine RSE pour une entreprise moderne et mondialisée dans son ADN-même comme la nôtre.
D’ailleurs, tout le monde a mordu à l’hameçon. Arielle Dombasle a fait une vidéo sur Instagram dans laquelle elle a parlé de nous, sans même que nous ayons eu à la solliciter ou à la follow back et Marion Cotillard a évoqué nos actions de prévention dans une vidéo pour Brut dans laquelle elle encourage la polluante populace à changer de mode de vie.
La victoire fut totale.
Mais l’après-midi suivant (mercredi, je crois), à cause d’une discussion avec ma mère (évidemment), l’angoisse est remontée de plus belle.
Je l’ai trouvée dans le salon de la dépendance, assise face à son ordinateur portable. Un casque sur les oreilles, elle semblait donner conférence. Je me suis approchée, et dans la fenêtre Skype qu’elle avait ouverte, j’ai vu le visage poupon d’une jeune fille pleine d’embonpoint de fraîcheur provinciale. Ma mère glosait prétentieusement sur Roman des origines et origines du roman de Marthe Robert, un livre de khâgneux d’un ennui mortel qu’elle m’a forcée à lire quand j’étais étudiante et qu’elle considère comme une des Bibles de sa profession.
En bonne fille, j’étais venue voir si tout allait bien, et si par hasard, elle n’avait pas envie de donner des cours de français aux enfants pour leur faire prendre un peu d’avance sur le programme de l’an prochain.
J’ai patiemment attendu qu’elle ait fini en feuilletant un vieux Valeurs Actuelles que mon père avait laissé traîner là. J’apprends qu’on peut s’abonner à une lettre quotidienne conçue chaque jour par l’équipe de ce grand magazine. Trente-cinq euros pour six mois de contenu de qualité tous les jours, c’est une paille. Il faudra que j’y souscrive, en rentrant. Et tandis que ma mère prenait son temps, j’ai continué de feuilleter les pages.
J’ai attendu.
Patiemment.
Attendu.
Patiemment.
Quand elle a raccroché, je lui ai demandé qui était cette jeune fille, par politesse plus que par curiosité. Elle s’est sentie obligée de me raconter mille et une choses sur cette gamine. Elle s’appelle Clémence, elle a seize ans, c’est la fille de notre voisine couturière/restauratrice, elle a été admise en prépa math au Lycée Louis le Grand mais elle a peur d’être un peu “larguée” (sic) sur les matières littéraires alors ma mère lui offre de bon cœur quelques séances de mise à niveau.
– Tu crois que ça suffira ? ai-je demandé, catastrophée pour la pauvre petite, qui ferait mieux de rester dans ce beau pays où les femmes rondes sont appréciées. Elle va se faire manger tout cru !
– Pourquoi tu dis ça ?
– Tu as vu la gamine ?
– Quoi ? C’est une enfant brillante, elle a toujours eu la mention “très bien” en tout...
Je ne rebondis pas sur cette question pour ne pas faire de peine à ma mère mais tout à fait entre nous, comment peut-on être une élève “brillante” quand on vient de province ? Est-elle major de son CAP couture ? Et puis une mention “très bien” en province, cela équivaut à une petite mention “bien” à Paris. Très clairement. Et que dire d’une mention “très bien” des quartiers mal famés... à peine une mention “assez bien” intramuros. Je réponds donc :
– Oui, enfin, tu as vu d’où elle vient ? La pauvre petite ne part pas avec les mêmes armes que ses futurs camarades. Elle ferait mieux de rester ici er de suivre les traces de sa mère...
– Sa mère est tout aussi brillante, Ludivine.
– Ah bon ? Brillante ? Elle est premier prix d’œuf-mayonnaise, ou d’ourlet invisible ?
– Tu n’es pas drôle. Sa mère a longtemps travaillé dans un grand cabinet d’avocats à Paris.
Je me suis raidie d’un coup.
– Mais qu’y faisait-elle donc ? La cantine ?
– Eh bien elle était une des associées de son cabinet, et sa spécialité c’était le droit des affaires et la propriété intellectuelle, m’a répondu ma mère, en me regardant droit dans les yeux, sûre de son petit effet.
J’ai senti des sueurs froides sur ma peau, partout, sur mon corps, dans mon cou, et soudain ma tête était très lourde. Et ma mère qui poursuivait :
– Elle a plaqué tout ça du jour au lendemain pour venir s’installer ici parce qu’elle en a eu assez de ce milieu carnassier. Elle en a eu marre du béton parisien et de l’ambiance irrespirable, au sens propre comme au sens figuré. Alors la voilà dans ce restaurant qu’elle a acheté avec une partie du pactole qu’elle a décroché en partant. La voilà qui coud des masques et qui sert des œufs-mayonnaise, comme tu dis, alors que c’est une des meilleures élèves que j’aie jamais eu.
Je savais bien qu’elle avait envie que je la fasse parler de cette ancienne élève, mais je me suis sentie trop mal pour rester une seconde de plus. Je lui ai dit qu’on évoquerait plus tard la raison de ma visite, et que j’avais quelque chose sur le feu – moi qui ai horreur de faire la cuisine. Je suis rentrée dans le manoir en titubant. J’ai grimpé au second étage dans la chambrette où je travaille, j’ai ôté mes chaussures pour plonger mes pieds dans le bac à sable sous mon bureau, et j’ai longuement regardé par la fenêtre en me demandant quoi faire. Mais impossible de réfléchir correctement.
Alors j’ai composé un haiku, que je retranscris ci-dessous :
Mes valeurs refuge Mon mari, mes enfants et Mes actions Korian.
Je le dis avec objectivité – on touche au génie.
Et grâce à cela, je suis parvenue à retrouver mon calme et à faire ce qu’il y avait à faire : prévenir Victor pour qu’on enquête sur cette voisine et que par tous les moyens, nous la maintenions à distance.
Il ne faudrait tout de même pas que cette personne vienne saper ou parasiter notre entreprise que nous avons bâtie de nos propres mains, et moissonner à notre place notre récolte. Quand je pense au travail titanesque que nous avons accompli depuis tout ce temps, à la sueur de notre front...
Victor m’a dit qu’il allait prendre les choses en main, et mis à part des nuits agitées à cause d’Henri qui s’est remis à faire des cauchemars pour on ne sait quelle raison, le reste de la semaine s’est passé sans encombre, et nous entrons dans ce week-end avec le sentiment rassurant et valorisant d’avoir bien travaillé.
Moralité : parfois, tout compte fait, les Justes trouvent un peu de repos.
—Ludivine de Saint Léger
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Samedi 2 mai 2020
Je n’avais jamais écrit de scène érotique avant mon dernier billet sur ce journal de confinement.
Jamais.
Moi qui suis pourtant une véritable touche à tout, une aventurière des lettres autant que du monde réel (j’emploie cette expression à l’attention des esprits obtus qui considèrent binairement que nos mondes de papier ne sont pas aussi “réels” et importants que leur triste monde de finitude et de physicalité), je n’avais jamais ressenti le besoin ni l’envie de le faire. Et si j’ai franchi le pas, ce n’est pas tant par intérêt soudain pour le caniveau de la Littérature que pour tester mes compétences en la matière, et par la même occasion mon public.
Car quand bien même j’ai su développer un indéniable talent pour l’écriture, je n’étais pas certaine de parvenir à m’abaisser suffisamment pour que la scène paraisse naturelle, et comme on le dit de nos jours tristement ouvriers, qu’elle “fonctionne”. Or j’avais besoin d’en avoir le cœur net, car il me paraît indispensable d’en intégrer quelques-unes à cet excellent roman d’amour sur le confinement auquel je travaille depuis le début de notre vile assignation à résidence – tiens, encore une expression qui me rapproche de cette femme birmane Prix Nobel de la Paix.
Même si, encore une fois, je suis bien au-dessus de tout cela et que je goûte peu la mise à l’étalage des plaisirs charnels, il faut bien que je m’adapte à mon public, et que je lui donne ce dont il raffole – si cela peut être une porte d’entrée à son cœur pour l’éduquer un peu à la beauté, alors ainsi soit-il, je suis prête à consentir à ce sacrifice.
En bon entrepreneur, j’envisage ce roman comme un produit, pour lequel j’ai d’ores et déjà réuni un certain nombre d’arguments de vente, élaboré un plan marketing abouti, et contacté trois amis éditeurs qui ne manqueront pas de revenir vers moi une fois qu’ils en auront lu les premiers chapitres et qu’ils auront pu constater la perfection de mon projet.
Il fallait donc que je m’essaye à la scène érotique afin de vérifier, pour moi-même, si j’en étais capable. Victor n’en doutait absolument pas – nous l’avions évoqué brièvement, car je voulais m’assurer que le fait que je m’exhibe ainsi ne le dérange pas – mais moi, encore une fois victime de mon humilité maladive et de mon inébranlable perfectionnisme, j’avais besoin d’en avoir le cœur net.
Cependant, aujourd’hui, les résultats sont là. J’y suis parvenue. Ce dernier billet est, à ce jour, le plus visité de mon blog. Et je ne pense pas que cela soit dû au fait que j’aie renseigné le hashtag “erotisme” en pied de page, ni au fait que j’en aie partagé le lien avec les (désormais) 270 000 abonnés de mon compte Instagram, en bio ainsi qu’en story – “un peu d’érotisme pour les vrais esthètes littéraires... [emoji pêche, emoji clin d’œil]”.
Non, je pense que c’est vraiment dû aux qualités intrinsèques de ma scène érotique. Il y a tout, dans cette scène. L’oralité, la dégradation, la gourmandise, le péché, le jeu, le secret, la domination, l’humidité, la transparence, le voyeurisme. Plus je me relis, et plus ma réussite me saute aux yeux et m’emplit de joie et de gratitude. Je l’ai fait lire à Dolores, qui a eu l’air assez troublé. Elle souriait bizarrement, comme si elle tentait de retenir un rire. Il s’agissait très clairement d’une honteuse excitation qu’elle cherchait à masquer.
C’est donc une victoire. Malgré la consternation que je ressens à voir les gens encore et toujours dominés par leurs pulsions, je me réjouis à l’idée de pouvoir ajouter cet argument de vente à mon synopsis déjà bien fourni.
L’ombre au tableau en ce qui me concerne – car apparemment, il en faut nécessairement une, dans ma triste vie – c’est que j’ai du mal à me remettre de l’apéritif auquel j’avais convié mon père lundi dernier, et auquel ma mère s’est invitée d’elle-même. Sans surprise, lorsque nous avons annoncé la création de notre marque, Maman a tout de suite choisi de nous voir comme des monstres. Elle voit vraiment le mal partout – enfin surtout en moi. Elle m’a toujours considérée comme le Diable incarné – chose incroyable pour les personnes qui me connaissent vraiment. J’aimerais parfois qu’elle fasse montre de réactions épidermiques en ma faveur, plutôt que contre moi. Qu’elle se considère de facto de mon côté, puisqu’après tout je suis sa chair, que dis-je : son sang.
Mais non. Ma mère ne m’a jamais soutenue en rien. Elle n’a jamais été dans mon “corner” comme ce bon entraîneur de boxe qu’on aimerait toutes avoir comme mère. Elle, sûre de son jugement impartial (mais bizarrement, toujours contre moi), elle se pique d’arbitrer le moindre de mes matches. Elle est arbitre. Voire, parfois, adversaire. 
Elle s’est insurgée contre notre projet d’entreprise de masques, drapée dans une honnêteté immaculée – mais profondément mal jouée. Elle n’a pas hésité une seule seconde à employer les grands mots, comme autant d’uppercuts. “Malhonnête”. “Vol”. “Plagiat”. “Révoltant”. “Propriété intellectuelle”...
“Intellectuelle”. J’aurais presque envie d’en rire, concernant sa bien-aimée voisine, si je n’étais pas catastrophée de l’emploi de ce mot-là.
J’essaye tant bien que mal de me redonner du baume au cœur en examinant les visuels des premiers modèles, que nous avons reçus la nuit dernière, mais vraiment, ma déception a du mal à s’estomper, cette fois-ci – moi qui suis profondément opposée à toute forme de rancune, moi qui ne suis que bienveillance.
Et maintenant, j’angoisse à l’idée qu’elle me mette des bâtons dans les roues en prévenant l’autre ! Si tel est le cas, cela prouvera que j’ai raison depuis le début : elle cherche à me remplacer par cette femme. Elle ne peut pas s’empêcher de voir chez les pauvres et les gens peu instruits une sainteté nécessaire.
Mais elle se fiche le doigt dans l’œil ! Enfin heureusement, cette femme ne pourra pas grand chose contre nous. Victor est un homme d’affaires rompu à ce genre d’exercice. Il saura quoi faire pour la dissuader de venir jouer dans la cour des grands, et pour l’encourager amicalement à rester à sa place et à continuer à faire ses petits masques pour elle-même, comme un hobby.
Pour me changer les idées, j’ai essayé d’appeler le Golf de l’Amirauté, mais un message sur le répondeur expliquait que le green était fermé le temps du confinement. Alors on peut prendre son RER pour aller travailler tout en désobéissant aux directives gouvernementales, on peut faire la queue chez Lidl, mais on ferme les terrains de golf où la distance physique entre les personnes est immense, même en temps normal ? Qu’on excuse ma naïveté, mais je peine à comprendre la logique qui sous-tend ces réglementations.
J’ai également du mal à comprendre la grogne permanente des gens. J’y réfléchissais hier soir, allongée sur la chaise longue en sirotant mon bellini au Dom Pérignon et aux pêches fraîches dans le coucher de soleil. Face à ce virus, nous sommes tous dans la même galère, si l’on veut bien me passer l’expression. Il faut savoir donner un peu de sa personne et accepter de faire quelques sacrifices. Il faut aussi, comme je le fais en n’allant pas golfer, accepter de respecter des consignes qu’on ne comprend pas toujours.
Mais voilà, les Français ne sont apparemment jamais contents. On leur dit de rester chez eux, ils vont “bosser” quand même. On leur annonce qu’on déconfine, ils s’insurgent et d’un seul coup, la France compte soixante millions d’épidémiologistes. Et quand j’entends les professeurs, qui ne vont pas aider Emmanuel Macron, le 11 mai – croyez-en mon expérience, ils ne l’aideront pas – dire qu’ils ne vont pas faire leur rentrée le 11 mai, parce que “la sécurité”, parce que “les sanitaires”, parce que ceci ou cela, j’ai envie de leur répondre, en toute gentillesse, qu’il y aura toujours des bonnes raisons de ne pas rentrer. Je me doute que je ne vais pas me faire que des amis en disant cela, mais ma pensée peut être résumée globalement en ces quelques mots pleins de bon sens : le 11 mai, il faut y aller.
Nos enfants à nous n’iront pas parce que nous préférons laisser ces places à ceux qui en ont le plus besoin (enfants mal nourris, mal traités, ou dont les parents ne savent pas lire) et parce que j’ai choisi de prendre au sérieux cette alerte lancée par Necker sur un lien possible entre Covid-19 et syndrome inflammatoire grave chez l’enfant – mais c’est mon choix, et je conçois parfaitement que ce ne soit pas celui de tout le monde. Et puis comme nous sommes résilients, Victor et moi, nous avons su nous adapter à la situation et trouver le moyen de travailler depuis le manoir – Victor mettant simplement en pause sa chirurgie esthétique. Lors d’un apéritif que nous avons pris tous les deux pour décider de ce que nous allions faire de ce déconfinement, comme les généraux d’un conseil de guerre, nous avons décidé qu’il fallait accepter de faire certains sacrifices et, pour le moment, de rester au bord de la mer.
Oui, je le dis haut et fort : il faut s’armer de courage et affronter l’adversité. Nous avons devant nous une épreuve des plus douloureuses. Nous avons devant nous de nombreux et longs mois de combat et de souffrance. Et aux personnes qui se demandent quel est le but de ce combat, je peux répondre en un mot : victoire. La victoire à tout prix, la victoire en dépit de la terreur, la victoire aussi long et dur que soit le chemin qui nous y mènera ; car sans victoire, il n'y a pas de survie.
Cette survie, nous la mettons tous en pratique tous les jours, en essayant de continuer de mener nos vies – parce qu’il faut y croire – comme si demain, tout irait bien. C’est pour cela que j’écris malgré tout. Je pense à demain.
C’est pour cela également que j’ai appelé la bonne de ma belle-mère pour qu’elle aille faire un grand ménage de printemps chez nous dans le 7ème, au cas où il faudrait rentrer en urgence – lorsque nous étions montés à Paris à cause de notre très bon ami mort, j’avais constaté qu’il en aurait bien besoin, et Victor s’était fait la même réflexion lorsqu’il était allé y faire un saut quelques jours plus tard pour me récupérer mon violon. Après la messe et notre promenade dans le Marais, j’avais pensé à prendre des vêtements plus légers pour tout le monde, mais comme d’habitude, dans mon abnégation, j’avais oublié de penser à moi. Mon cher instrument, que je m’étais promis de ramener, était resté seul à Paris, abandonné comme une âme en peine.
Comme un pied-de-nez que j’adresse à cette maladie que j’ai fort heureusement terrassée, je profite du confinement pour plonger encore plus intimement dans les choses qui me constituent : la lecture, l'écriture, l’entrepreneuriat, le violon. Pour tromper l’anxiété. Pour m’amuser, aussi, découvrir ou faire découvrir et pourquoi pas sortir plus humaine d’une quarantaine qui pourrait nous être salutaire.
Les retrouvailles avec mon violon ont été de toute beauté. J’en avais les larmes aux yeux. Sans attendre, je suis montée dans la chambre du haut – celle qui avait fait office de cellule d’isolement lorsque j’étais encore malade, et j’ai sorti mes partitions.
En violon comme ailleurs, je ne vais jamais là où l’on m’attend. Par exemple, je goûte peu l’excitation désordonnée de Paganini ou le crin-crin débilitant de Vivaldi qui casse les oreilles de tous les pauvres élèves des conservatoires – enfants soumis aux diktats du bon goût musical et sommés d’adorer ou de prendre la porte.
Je préfère pour ma part le Concerto Brandebourgeois numéro 2 de Bach, qu’on qualifie à tort de simple – le jouer revient à parler une langue étrangère : plus on s’approche de la perfection, plus on comprend qu’il s’agit là d’un des morceaux les plus difficiles du répertoire classique.
Car sa difficulté ne saute pas aux yeux. Pudique, elle ne s’exhibe pas vulgairement dans le tic-tac prétentieux d’un métronome. Elle réside dans de menus détails comme l’inclinaison de l’archet, le toucher de corde, la respiration du musicien, son état d’esprit... autant de détails non perceptibles pour les gens peu avertis – et j’inclus dans cette populace nombre de soi-disant grands mélomanes qui envisagent la musique comme un sport dans lequel il faut performer, et que cette performance soit mesurable. Pourtant, en tout état de cause, si l’on sait jouer une suite de notes, on sait la jouer à n’importe quelle vitesse... Drôle de façon d’évaluer la beauté d’un morceau.
Oui, encore une fois, je n’ai que faire des conventions. On ne se refait pas, comme le disent sans doute les provinciaux qui aiment à faire des feux de poubelle sur les rond-points, l’été venu.
Ah ! Le charme suranné de la province n’est plus ce qu’il était. Autrefois, on se savait vulgaire, et demeurait encore une certaine pudeur vis-à-vis de cette vulgarité. En présence d’une Dame ou d’un Monsieur, on restait sur la retenue. Aujourd’hui, ce respect naturel s’est perdu. On se pique d’être l’égal de quiconque on rencontre, et on se comporte en tant que tel, comme si cette familiarité forcée, à elle seule, pouvait implémenter cette égalité dans le monde réel. C’est le règne de la pensée magique. “Je me pense égal donc je le suis”. Il y aurait toute une philosophie à écrire sur cette question de la pensée magique au 21ème siècle. Malheureusement, j’ai pour le moment d’autres combats à mener. Mais si bientôt mes efforts actuels me permettent d’avoir un peu plus de temps libre, je ne manquerai pas de me pencher sur la question.
À suivre, donc.
—Ludivine de Saint Léger
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Lundi 27 avril 2020
Jour de Joie mes amis, Jour de Joie !
La livraison de Dom Pérignon est arrivée ce matin, alors que nous avions passé commande le 20 avril. Nous avons failli attendre.
Il nous fallait au moins ça pour fêter l’accord de principe que nous avons reçu des investisseurs de Victor pour lancer notre entreprise de confection de masques de luxe. C’est finalement au Myanmar que seront produites nos créations originales.
Ah, le Myanmar. J’ignore pour quelle raison tout semble toujours me rappeler à ce pays. Le mystère qui le caractérise m’a toujours fascinée, et j’éprouve une admiration sans bornes à l’égard de leur femme leader au nom étrange. Et pas plus tard que l’hiver dernier, alors que j’ai franchi la porte d’un magasin Mango – une marque de vêtements pour roturiers où j’aime aller m’encanailler de temps à autre afin de dénicher une perle à trois francs six sous – mon regard de braise a été happé par un manteau blanc cassé de belle facture, réalisé dans de beaux tissus très doux, une doudoune très élégante (et pourtant imperméable) avec un rembourrage qui n’avait rien de vegan, le tout à un tarif défiant toute concurrence !
Comment était-ce possible d’afficher des prix à ce point compétitifs sur une si belle pièce ? Telle Laurent Delahousse, j’ai fait mon travail de journaliste et j’ai mené l’enquête. La raison de ce rapport qualité-prix imbattable se cachait sur l’étiquette du vêtement et tenait en trois mots : “Fabriqué au Myanmar”.
Tout s’expliquait. Et encore une fois, un lien invisible s’était tissé entre moi et ce pays, ce territoire dont les habitants, simples et courageux, connaissent encore le sens du mot travail, le sens du mot perfectionnisme, le sens du mot artisanat. J’ai évidemment acheté ce manteau, mais je n’ai pas encore eu l’occasion de le porter – j’en ai tellement. L’hiver prochain, je serai heureuse de le retrouver, et de m’envelopper dans sa chaleur birmane.
Ces jours-ci, entre les rayons de soleil dont nous gratifie le soleil du Pays d’Auge, les câlins de mes enfants, et ceux de mon mari, je ne manque point de chaleur. Nos aventures de ces dernières semaines nous ont rapprochés, Victor et moi. Non pas qu’il y ait eu le moindre conflit entre nous, mais ma mise en quarantaine et le stress lié à ses investissements mis en péril par la crise nous avait empêché de passer du temps ensemble, ce quality time précieux qui, seul, permet aux couples de tenir.
Le nombre de divorces actuel me démoralise. Combien d’enfants traumatisés à vie, bringuebalés de maison en maison comme de vulgaires réfugiés, réfugiés de cette troisième guerre mondiale dont parlent si justement les américains. Combien. Alors que quelques moments privilégiés passés à deux font tant de différence. Des choses simples. On laisse les enfants à la jeune fille au pair et on va se promener ensemble, seuls à deux sur une plage déserte. On s’offre un dîner aux chandelles chez Anne-Sophie Pic, ou, lorsqu’on n’a pas les moyens, sur la terrasse du Raphaël, ouverte tout l’été.
On inverse les rôles pour rire un peu, parfois. L’autre jour, c’est moi qui ai pris quelques photos de Victor, avec son Leica. Et nous avons tous deux été époustouflés du résultat.
– J’ignorais tes talents de photographe, s’est exclamé Victor, amoureusement.
– Moi aussi, ai-je répondu.
Mais je n’étais pas surprise. Quand on a l’œil sûr, on sait cadrer. On sait jouer avec la lumière, avec les contours, les couleurs et les matières. On sait ce qui est beau.
Il y a tellement de manières d’entrer en communion avec son âme sœur. Tellement d’astuces à mettre en place au quotidien. Lire ensemble. Ou au contraire savoir mettre un peu d’espace entre soi et l’autre. Je ne comprends vraiment pas les couples qui s’installent ensemble dans un petit réduit. Les premiers temps, c’est l’idylle et tout paraît rose, mais au quotidien, passées les trois premières années d’existence du couple – le temps que “dure l’amour”, selon la théorie du grand philosophe Frédéric Beigbeder – c’est un attentat contre le couple. Il faut prendre plus grand ! Ou alors continuer de vivre chacun chez soi. Acheter deux appartements qui donnent sur le même palier, par exemple. Ou deux appartements dans le même quartier.
La solution, en revanche, ce n’est pas de s’affaler le soir devant la télévision. La solution, ce n’est pas de regarder “ensemble” des émissions idiotes ou des feuilletons télé, tout en mangeant à la va-vite des aliments qui n’en ont que le nom. La solution, c’est de savoir déléguer – laisser faire le petit personnel, ou les parents, ou les beaux-parents. Confier ses enfants à ses voisins ou à sa famille.
La solution, aussi et surtout, c’est le lâcher-prise. Il m’est arrivé, parfois, de trouver pénible que Victor ne mette jamais son linge dans le bac à linge sale. Un jour j’ai lâché prise. J’ai tout bonnement cessé de le ramasser. À mesure que son linge sale s’amoncelait sur le sol de notre chambre, je me sentais gagnée par une certaine quiétude. J’étais apaisée par la certitude que jamais plus je ne toucherais son linge sale. Au bout d’une semaine, j’ai commencé à me comporter comme lui. Je me suis octroyé ce privilège. Quelle libération ! La solution allait se mettre en place d’elle-même, je le savais. C’est alors que Marisol, notre jeune fille au pair de l’époque – une femme d’une rare qualité – a franchi le pas de s’en occuper. Pleine de pudeur, elle m’avait demandé si nous souhaitions qu’elle s’occupe aussi de ramasser le linge plutôt que de le prendre directement dans le panier pour faire les lessives. J’avais bien évidemment dit oui, et je l’avais remerciée de son initiative.
Et voilà. Parfois – souvent – la solution est juste là, sous nos yeux, et tout ce qui nous empêche de la voir c’est notre manque d’imagination. Heureusement, l’univers est là pour nous montrer la voie. Mais pour accepter d’entendre son message, il faut nécessairement passer par le lâcher-prise.
Le lâcher-prise.
Pas plus tard que tout à l’heure, après le déjeuner, j’ai envoyé Dolores s’occuper de la moquette de la dépendance. Lorsque j’avais conçu l’aménagement de l’intérieur, j’avais refusé mordicus de me laisser influencer par l’environnement de cette maisonnette. J’ai fait fi des conventions, ces parasites qui empêchent le génie créateur de se déployer. Face au grand manoir austère, il fallait absolument un intérieur dénudé et plein de clarté. D’où les grandes baies vitrées et la moquette blanche – et tant pis pour la terre qui s’invite parfois sous les chaussures des visiteurs. Une moquette, ça se lave. Donc Dolores était partie donner un coup de jeune à la moquette de la dépendance, et il y avait un peu de vaisselle à faire.
Édouard était en plein cours de mandarin sur Skype, Henri jouait aux Lego, alors j’ai proposé à Victor, d’un air mutin, que nous fassions ensemble la petite vaisselle du déjeuner.
– Pourquoi tu veux qu’on fasse ça ? Laisse, Dolores le fera.
– Pour jouer, lui ai-je dit d’un air suggestif.
Il m’a regardé en souriant, a posé son Figaro et s’est levé de son fauteuil Louis XV. Il est allé chercher le tablier de Dolores dans le placard à balais, et m’a délicatement retournée contre l’évier pour me le passer autour du cou, soulevant mon épaisse chevelure blonde en me soufflant sur la nuque. Puis il a noué le tablier derrière mon dos, en serrant d’un petit cou sec qui a fait s’échapper de ma gorge un tout petit cri, comme un moineau surpris.
J’ai commencé à frotter le plat dans lequel les souris d’agneau de ce midi avaient doré quelques instants plus tôt, laissant un voile satiné sur toutes les parois. Victor s’est collé tout contre moi, posant son menton sur mon épaule, et m’a saisi les deux poignets, rendant chacun de mes gestes un peu plus difficiles. Ma manucure de samedi soir s’écaillait tranquillement, et mes doigts si fins et trop délicats pour cette besogne commençaient à se friper très légèrement. Il m’a soulevé la main gauche pour la voir de plus près, et j’ai senti dans son corps tout entier qu’il s’amusait follement, à me voir ainsi me laisser dégrader quelque peu.
Soudain, lâchant mon poignet droit, il a pressé sa puissante main contre l’embout du robinet, éclaboussant toute la cuisine et moi avec.
C’est dans ces moments-là que l’on décide si le couple tiendra ou pas. Faut-il se fâcher à cause du ménage qu’il faudra faire ensuite et des basses considérations matérielles, ou faut-il se prêter au jeu et cueillir l’instant présent ?
Nous avons choisi la vie.
J’ai éclaté de rire, et je me suis retournée vers lui pour l’éclabousser à mon tour, et bientôt, la cuisine s’était transformée en une véritable pataugeoire. Henri a voulu venir voir ce qu’il se passait mais Victor l’a immédiatement renvoyé dans ses pénates afin que nous puissions conserver notre tranquillité, et finalement, nous sommes sortis en courant dans le jardin, laissant dans toute la maison une traînée d’eau derrière nous, riant à gorge déployée. Alors j’ai ôté mon tablier, pour découvrir que mon chemisier blanc était trempé lui aussi. Il s’est mis à  pleuvoir. Tendrement, Victor m’a pris le tablier des mains, l’a envoyé d’un revers démiurgique à plusieurs mètres de là, et m’a allongée dans l’herbe menue. Je frissonnais un peu. Il est allé chercher quelque chose dans le Porsche Cayenne avant de revenir jusqu’à moi. Il s’est allongé à son tour, son corps contre le mien, et m’a invitée à basculer sur le côté afin que, de nouveau, je lui tourne le dos.
J’ai senti son bras puissant me serrer tout contre lui.
J’ai senti les muscles de son torse caresser mon dos.
J’ai attendu, alerte au moindre sursaut de ses nerfs, au moindre battement de son cœur. L’excitation montait.
Et soudain, a surgi au-dessus de moi, érigée, la perche à selfie. Cet après-midi, Victor a réalisé les plus beaux portraits de nous deux ensemble. L’iPhone tirait en rafales. Avec flash. Sans flash. Avec filtre. Sans filtre. En gros plan détaillant une par une mes taches de rousseur. En flou artistique. Nous respirions à l’unisson, comme on danse une valse endiablée. Et nos regards chargés de désir se perdaient sur l’écran lisse et luisant aux contours fuselés.
En rentrant du jardin, nous étions comme deux adolescents qui étaient allés batifoler à la barbe de leurs parents.
Dolores était revenue de la dépendance et épongeait mollement l’eau que nous avions éparpillée sur notre chemin, comme de facétieux petits Poucet amoureux.
Je suis allée changer mes vêtements mouillés, et puis m’attabler à mon bureau pour écrire ce billet. Ce soir nous fêtons la naissance de notre dernier-né – ce business de masques que nous avons monté en si peu de temps, à la seule force de notre esprit. Pour l’occasion, nous avons invité mon père à venir prendre l’apéritif. J’aimerais que le pays tout entier fasse tinter sa flûte à champagne contre la mienne, ce soir. À la gloire des gens d’en haut, qui font tellement pour l’économie !
Soyons heureux, mes amis. Car alors que je vois poindre une éclaircie à l’horizon de ma fenêtre, et la perspective d’ouvrir ma première bouteille de Dom Pérignon de ce confinement à l’horizon de mon lobe frontal, je me rends compte que selon toute vraisemblance, rien ne pourrait venir entacher la perfection de cette journée bénie des dieux.
Jour de Joie, mes amis.
Jour de Joie.
—Ludivine de Saint Léger
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Samedi 25 avril 2020
Je suis dans ma chambre, attablée à mon bureau, et j’écris dans le calme le plus total. Seul un verre de Romanée-Conti m’accompagne dans cette quiétude réflexive. Les enfants dorment, et Victor discute avec des investisseurs américains – ces hommes-là ne se reposent jamais. Je me demande sincèrement comment ils font pour tenir. L’admiration que je leur porte est proportionnelle à l’énergie et à la passion qu’ils mettent dans leur travail.
Penser à eux me remonte le moral et me permet d’oublier un instant la pleurniche hospitalière dont nous assomment les médias dominants, ces gauchistes payés par nos impôts. Cela me permet d’oublier également les hypocondriaques du droit de retrait qui font sombrer l’économie française dans le chaos le plus total.
Cette pandémie met en lumière les contradictions des gens avec une clarté rarement atteinte. Nous avons là des soignants qui se plaignent qu’il y ait des gens malades. Nous avons là des gens du ménage qui se plaignent qu’il y ait des choses à nettoyer, alors même que pour une fois, ce travail est célébré dans les messes médiatiques de l’information en continu.
Nous assistons actuellement à une espèce d’angélisme général, qui consiste à béatifier tous les salariés du soi-disant “terrain” (alors que ces gens n’ont pas labouré un champ depuis de moyen-âge) tout en vilipendant les personnes haut-placées du monde de la finance, les banquiers d’affaire etc. Pourtant, en tout état de cause, ce qui nous sauvera de cette crise, c’est la finance. Nous passerons le cap de la crise parce qu’il y a un savoir-faire financier au niveau de la planète.
Et je trouve qu’à l’heure qu’il est, le paysage audiovisuel français manque cruellement d’éditorialistes forts pour, tels des phares dans la nuit, éclairer le jugement des petites gens. Un bon éditorialiste est comme un tuteur sur lequel le peuple, comme du lierre rampant, peut s’élever. D’ailleurs, se confronter au sacro-saint “terrain” pollue l’esprit de l’éditorialiste. Son rôle est de donner son opinion, d’affirmer ses certitudes, par essence improuvables.
Je m’inquiète aussi beaucoup que tant de gens se laissent ainsi priver de Liberté, et ça, personne en France n’ose en parler. Les seuls discours approchants sont systématiquement tournés en dérision. Je pense par exemple à tous ces américains du commun, ces bons provinciaux états-uniens qui sont les seuls au monde aujourd’hui à tenir ce discours – et non sans courage et ténacité. Ils ont la Liberté chevillée au corps, comme un instinct. Mais comme ce ne sont pas des gens très éduqués, même si leur boussole indique le Nord, ils n’ont pas d’arguments très solides pour appuyer leurs idéaux.
La presse les moque donc, tourne en dérision leur langage grossier et ce qui leur tient d’arguments.
Ce qu’il nous faudrait, c’est une prise de parole forte de la part d’un philosophe, par exemple. Un philosophe qui soit en mesure de questionner la notion même de bien commun. Un philosophe qui fasse intelligemment dialoguer santé et Liberté. Car la France est en train de sacrifier la Liberté de ses jeunes gens, de ses forces vives, au profit de quelques vieux et de quelques personnes immunodéprimées qui n’en demandaient pas tant – le tout sur l’autel de l’indéboulonnable santé. Laissez donc ces gens tranquilles, bon sang ! Imaginez la culpabilité qu’ils doivent ressentir à voir le pays, et même l’économie mondiale toute entière bloquée à cause d’eux. Laissez-les ! Laissez-les mourir comme ils l’entendent !
C’est cet homme providentiel, qu’il nous faudrait. Car dès qu’il dépasse 60-65 ans, l’homme vit plus longtemps qu’il ne produit et il coûte cher à la société – et que dire de la femme, qui vit encore plus vieille et produit encore moins ! La vieillesse est actuellement un marché mais il n’est pas solvable. Je suis pour ma part contre l’allongement de la durée de vie. L’euthanasie sera d’ailleurs probablement un des instruments essentiels de nos sociétés futures... Une fois n’est pas coutume, me voilà à réfléchir à des idées de gauche. Je considère pour ma part que le bon sens n’a pas de couleur politique. Et cela, beaucoup de nos politiciens l’ont oublié.
Le bon sens.
J’entends Victor qui frappe à la porte.
– Entre mon amour.
– Conf call dans quinze minutes avec les investisseurs. Tu es prête ?
– Oui, nous avons presque fini, dis-je en regardant Dolores qui est en train de me finir mes boucles au fer à friser, et qui n’aura plus que quelques retouches de contouring à faire ensuite sur mon visage.
– Oui Madame, on y est presque, renchérit-elle.
– Tu n’es pas fatiguée, Dolores, j’espère. Demain il faudra être en forme quand les garçons se réveilleront, hein ?
– Ça ira, répond-elle d’une voix monocorde.
Je ne comprends pas cette façon qu’elle a de ne jamais prendre de plaisir dans son travail. C’est vrai qu’il est minuit passé, mais enfin, on lui donne vingt euros de plus ce soir. C’est beaucoup, pour elle ! Et puis jouer à la coiffeuse et à la maquilleuse, ça la change de la popotte et de l’aspirateur ! C’est amusant ! Tenez, si j’avais le temps, je lui proposerais qu’on échange les rôles ensuite. Que je lui fasse des boucles et que je la maquille. Nous serions comme deux sœurs qui jouent à la dame, et qui découvrent leur féminité ensemble, l’une – Dolores – au physique très commun, qui admirerait l’autre, incroyablement belle, et éprouverait même à son égard un soupçon de désir délicieusement incestueux.
Tiens, encore une idée de roman à noter quelque part.
Puisqu’il ne me reste que peu de temps avant le rendez-vous, je me dépêche de conclure. Le rendez-vous en question avec les investisseurs américains est le fruit d’une heureuse coïncidence associée à – justement – une réaction pleine de bon sens et de réalisme, de ma part et de celle de Victor.
La portrait de moi en femme masquée que Victor avait fait avec son Leica juste après la messe pour célébrer la mort de Pem est devenu viral. Nous l’avions pris juste pour la blague, parce que cela nous faisait beaucoup rire de voir ma beauté éthérée affublée de cet accessoire grossier, et pourtant, aujourd’hui, tout le monde réclame le même masque. Mon compte Instagram est passé de 153 followers à plus de 120 000 en l’espace de quelques jours.
Nous avons donc évidemment déposé le brevet et le modèle à l’INPI – aujourd’hui, cela se fait en ligne en quelques clics – et dans la foulée, Victor a sollicité des investisseurs avec lesquels il travaille régulièrement, et a priori, ils sont d’accord pour lancer la production dans des usines qu’ils connaissent bien, au Bangladesh et au Myanmar. Voilà deux pays où l’on ne chôme pas. Avec une telle mentalité de gagnants, cela ne m’étonnerait pas qu’ils nous dépassent économiquement dans les prochaines années.
Je souhaite être le visage de la marque.
C’est très important pour moi, car sans moi, rien de tout cela ne serait arrivé. La conf call pour laquelle je me prépare en toute hâte, c’est pour que je fasse connaissance avec nos investisseurs, et que je les convainque de ne pas aller chercher plus loin. Avec Victor, nous avons passé la journée à sélectionner les meilleures photos de moi qu’il ait prises, et leur avons envoyé ce book ce soir. Nous verrons bien ce qu’il ressort de cet entretien, mais nul doute qu’avec mon accent impeccable et ma plastique parfaite, ils seront conquis.
Nous réfléchirons ensemble à la population que nous ciblerons, mais pour ma part, j’ai déjà ma petite idée sur la question.
Il est l’heure que je me sauve. Dolores doit faire quelques retouches à mon vernis, qui n’avait pas fini de sécher quand j’ai commencé à écrire ce billet.
J’espère en tout cas que mon esprit d’entrepreneuriat en inspirera plus d’un, et donnera à quelques personnes méritantes l’impulsion nécessaire pour devenir, comme moi et malgré l’immense adversité que représente ce confinement, premier de cordée, pour ensuite, peut-être, donner du travail à de sympathiques familles des pays pauvres.
Namaste.
—Ludivine de Saint Léger
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Jeudi 23 avril 2020
Je reprends ce modeste journal aujourd’hui, (enfin !) après deux semaines d’absence.
J’ai bien conscience de l’importance vitale que ce journal de confinement revêt pour certains de mes lecteurs. J’ai bien conscience que pour beaucoup, mes mots sont les seules fenêtres ouvertes sur le beauté du monde.
Mais l’écriture ne se commande pas, en tout cas pas tant que cela, et lorsque l��inspiration ne vient pas, il ne faut pas céder au narcissisme qui pousse à écrire à tout prix.
Après l’inhumation de Pierre-Emmanuel, une forme d’épuisement m’a gagnée. Un épuisement moral surtout, sans doute dû à la tristesse de la situation.
Nous avons laissé les enfants à mes parents et Dolores. Comme cela faisait plus de deux semaines que nous étions arrivés en Normandie, et que j’étais la seule à avoir déclaré des symptômes, il nous a finalement paru ridicule de continuer à nous isoler les uns des autres. Bien entendu, ma mère a émis des réserves, et même mon père, étrangement. Mais quand je lui ai dit qu’on pourrait leur prêter Dolores pour qu’elle leur fasse du ménage et à manger le temps de notre absence, il a changé d’avis. J’admire le sens pratique de cet homme.
Ma mère, en revanche, a insisté pour rester chacun chez soi encore quelque temps. Sans doute n’a-t-elle pas apprécié l’allusion au manque de diversité de sa cuisine et à son sens de l’hygiène plus que discutable. Dolores n’est pourtant pas une perle, mais je suis persuadée que ma mère se sent attaquée dans son rôle de femme par la présence sous son toit d’une personne dont le métier est de s’occuper de la maison – a fortiori une domestique de sa propre fille ! De toute façon ce n’est pas elle qui décide, donc l’affaire fut réglée à l’acquiescement du bon patriarche.
Au petit matin, Victor et moi sommes partis en catimini sans réveiller les enfants. C’est si difficile pour eux de nous dire au revoir. Il nous a paru plus simple de procéder ainsi, sans avoir à assister aux immanquables effusions de larmes.
Quand nous sommes arrivés sur l’A14, j’ai tout de même appelé Dolores, qui jouait dehors avec les enfants, et m’a juré qu’ils n’avaient pas pleuré en apprenant notre départ. Je sais qu’elle ment pour nous rassurer.
Victor avait besoin de faire un crochet par son bureau de la place Vendôme avant que nous ne nous rendions à l’inhumation. Quel bonheur, de voir enfin respirer cette belle ville ! Quel bonheur de voir le jardin des Tuileries vide du moindre touriste aux mains grasses ! Quel bonheur, de pouvoir garer le Porsche Cayenne dans la rue plutôt que dans le parking souterrain !
Le temps que Victor rassemble ses papiers et passe quelques coups de fil, je suis allée me promener, munie de mon attestation dûment remplie. C’est là que j’ai pris un premier gros coup au moral. En remontant la rue de la Paix vers l’Opéra Garnier, je suis tombée sur le magasin Repetto.
Fermé. Ce lieu magique et empreint du charme des salles de danse anciennes, ce lieu intemporel où plane l’esprit du grand Degas et de ses petites danseuses en tutu, ce lieu sacré où je vais acheter mes tenues de yoga, ce lieu, donc, était fermé le temps du confinement, jusqu’à nouvel ordre.
J’ai eu un haut le coeur, et un immense désespoir m’a gagnée. Je me suis sentie un instant comme ces populations persécutées dont on a caillassé les petits commerces et qui en retrouvaient au petit matin les vitrines brisées, dépités.
J’ai rebroussé le chemin vers le bureau, le cœur gros, et en composant le code de l’ascenseur menant au bureau de Victor, je me suis mise à craindre que nous ne retrouvions jamais vraiment notre vie d’avant. Et si la France se giletjaunisait bel et bien, et que nous nous retrouvions avec le niveau de vie mesquin des petits notaires de province ?
J’en tremblais d’avance.
Sans le moindre doute, si leur fameuse “révolution” avait lieu, les barbares s’en prendraient en premier lieu aux symboles forts, comme le showroom Repetto de la rue de la Paix, ou la boutique Petrossian tout près de chez nous, boulevard de la Tour Maubourg, et peut-être aussi à la Bibliothèque de la rue de Richelieu.
Et qu’adviendrait-il de nous ? Victor finirait au goulag ou son équivalent, les enfants seraient obligés de porter des vêtements bas-de-gamme pour se fondre dans la masse du peuple et risqueraient tous les jours leur vie dans une école pleine de petits sauvageons des temps modernes, et les femmes comme moi, les femmes à la beauté inaccessible au commun des mortels (il faut savoir être lucide) seraient assurément rendues en esclavage.
Non, en tout état de cause, il nous faudrait fuir. Je sais que Victor a pris les devants et qu’il a d’ores et déjà acheté et équipé une propriété en Nouvelle-Zélande. Mais pour ma part, je n’ai aucune envie d’aller m’enterrer au bout du monde sur cette île où, sous couvert de politiquement correct, nous serions obligés de faire comme si les cultures autochtones étaient d’un quelconque intérêt. Et puis quel ennui. Ce n’est pas avec les quelques boutiques d’Auckland qu’on tue le temps le samedi.
En arrivant à l’église Saint Paul du Marais, nos masques sur le visage, nous nous sommes rendu compte qu’à part Philippe, nous étions les seules personnes qui ne faisaient pas partie de sa famille. Les quatre personnes présentes se sont retournées vers nous en entendant la lourde porte se refermer, puis se sont regardées, interloquées.
Alors que je trempais ma main dans le bénitier pour faire mon signe de croix, Philippe est venu à notre rencontre, dans l’allée. J’ai baissé mon masque afin qu’il me reconnaisse en lui disant, avec un grand sourire complice :
– Bonjour Philippe.
Il s’est stoppé net dans sa course et m’a regardé, comme ébloui. Il a tourné les yeux vers Victor, puis les a ramenés sur moi. C’était attendrissant, de le voir ainsi subjugué.
– Qu’est-ce qu...
Il n’est pas parvenu à finir sa phrase. Il s’est repris et nous a dit d’une voix monocorde :
– Aucun des amis de Pem n’est venu.
Le pauvre était sans doute rongé par le chagrin de constater que les gens étaient trop lâches pour se déplacer.
– Mais si Philippe, ai-je répondu d’un ton sage et rassurant. Nous sommes là, nous. Nous sommes venus de Normandie. Et vous aussi, vous êtes là. Et qui sont ces gens ? Votre ami n’est pas tout seul pour son dernier voyage allons. Ce sont les parents de Pem, je présume ? Oui, très certainement, le grand monsieur lui ressemble beaucoup. Viens, Victor, allons les saluer, ai-je dit en passant si près de Philippe que j’ai senti son parfum – Terre d’Hermès, excellent choix.
– Non, a répondu Philippe. Ce sont mes parents.
– Oh vos parents sont venus ? Comme c’est adorable. Vous étiez vraiment extrêmement proches. C’est beau ! 
Je me suis précipitée vers eux en tendant la main, alors ils ont eu un mouvement de recul, et la dame âgée a bien failli s’écrouler à cause du prie-dieu en embuscade derrière elle. Heureusement que Philippe l’a rattrapée par le bras.
J’ai ri. J’ai ri, et tout le monde m’a regardée avec de grands yeux. J’ai ri comme Carole Bouquet dans la publicité Chanel de mon enfance. J’ai ri, et mon rire cristallin a résonné sous la voûte sur croisée d’ogives de l’église, comme un pied de nez au destin et à sa cruauté.
– Je ris de moi, ai-je précisé en riant toujours. Où avais-je donc la tête ? Bien sûr, qu’il ne faut pas se serrer la main. Mille excuses. Je suis désolée si je vous ai fait peur. Ne vous en faites pas, madame, vous m’avez l’air d’une personne robuste !
Et c’était vrai. Elle avait les joues rouges et la silhouette costaude.
– Vous y survivrez, ai-je ajouté. Comme moi.
– Vous... Tu... tu l’as eu ? m’a demandé Philippe, blêmissant de compassion - quelle adorable personne.
– Oui, mais je m’en suis sortie, tu vois. La loterie génétique, que veux-tu. Je sais bien que tout le monde n’a pas la chance d’avoir mon excellente santé et mon système immunitaire supérieur. Pauvre Pierre-Emmanuel... Déjà orphelin de père et mère et maintenant... la mort...
– Pardon ?
La quatrième personne de l’assemblée, une femme à l’air particulièrement malaimable, s’est retournée d’un coup en entendant ces mots.
– Orphelin de père et mère ?
– Eh bien...
– Madame, m’a-t-elle sermonnée, drapée dans ses certitudes et sa fausse dignité. Mes parents sont bien vivants. Simplement ils n’ont pas pu...
Elle a respiré profondément, faisant mine de retenir ses larmes. Quelle mise en scène ridicule pour une malheureuse petite déduction.
– Ils n’ont pas pu venir, a-t-elle poursuivi. La Police les a empêchés de monter à Paris pour enterrer leur propre fils. Qu’est-ce que vous faites là, d’ailleurs, vous, hein ? Vous étiez qui, pour lui ?
– J’ai bien conscience de votre chagrin, ai-je répondu, magnanime. Aussi, je me garde bien de relever le caractère éminemment agressif de vos insinuations.
J’allais lui dire que la colère ne lui allait pas au teint quand une espèce de “toc toc toc” sourd m’a interrompue. C’était le prêtre qui frappait du doigt dans son micro pour annoncer qu’il allait commencer et pour nous inviter à nous recueillir. Sans faire montre du moindre respect pour le fait religieux, la soeur du défunt a encore profité de la situation pour cracher son fiel, se retournant une dernière fois vers moi et Victor pour nous dire, en me regardant droit dans les yeux:
– Vous n’avez rien à faire là.
Victor n’a pas remarqué. Il était en train de parler à l’oreille de Philippe, qui se trouvait au premier rang devant nous, pour lui expliquer qu’il avait dans sa sacoche un certain nombre de papiers à lui faire signer. Très droit, et élégant jusque dans le deuil, Philippe s’est contenté de regarder devant lui, dans une attitude digne à valeur d’acquiescement.
Les mots du prêtre ont raisonné très fort en moi, tant j’avais craint d’être à la place de Victor – tant j’avais imaginé le somptueux éloge funèbre qu’on m’aurait réservé. Ce fut malgré la tristesse du moment une belle cérémonie.
Il manquait juste un petit je-ne-sais quoi. Peut-être de la musique. Peut-être des rires d’enfants. Peut-être l’énergie débordante de Pem. Oui, il y manquait de la vie.
Une fois sortis de l’église, le cercueil dans le corbillard, Victor a demandé à Philippe de signer les papiers. Il s’est exécuté sans un mot. Ensuite, il s’est simplement tourné vers ses parents, sans nous dire au revoir. Le pauvre devait avoir la gorge nouée par le chagrin.
Victor allait partir mais je l’ai convaincu que par politesse, il valait mieux attendre. Le corbillard et la trop petite foule endeuillée partis, alors qu’il ne restait plus que nous devant l’église Saint Paul, j’ai enfin pu faire usage de la perche à selfie que j’avais eu la présence d’esprit d’emporter avec moi. Cette église est si belle !
Inspiré par mon impulsion créatrice, Victor a sortir son Leica du Porsche Cayenne, et nous sommes allés nous promener dans les rues du Marais pour faire quelques photos de moi dans ce magnifique décor incroyablement vide. Parmi les clichés dignes des plus grands magazines de mode, pour la plaisanterie, Victor a réalisé un magnifique portrait de moi avec mon masque en faux Vuitton, un gros plan où l’on voit bien à mes yeux rieurs et soulignés de khôl que ce qui se cache sous ce masque est un sourire immaculé.
Avant de repartir, nous avons effectué un petit crochet par la maison. Le septième arrondissement était désert. Le jardin, laissé à l’abandon depuis plusieurs semaines, avait autorisé son lierre et son liseron à s’épanouir sur le muret, et son gazon à pousser façon anarchique, comme une de ces femmes qui refusent leur féminité et qui se laissent aller. Il faisait peine à voir.
Affamés, nous sommes allés chercher un poulet à la rôtisserie, et l’avons dévoré à toute vitesse avant de reprendre la route pour le manoir, comme des clochards, sans autre accompagnement qu’un paquet de pommes chips acheté en même temps. Tout cela était bien trop riche en acides gras saturés, et je sentais mon corps hurler de cette agression. Mais il fallait bien me nourrir. Le nourrir. “C’est pour ton bien,” lui promettais-je par la pensée. “C’est pour ton bien mon corps adoré. Demain je demande à Dolores de ne me faire que des plats à base de légumes. Son velouté de potimarron à la muscade sera ma pénitence.”
—Ludivine de Saint Léger
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Mercredi 8 avril 2020
Le soleil a brillé toute la journée sur le flanc de la côte trouvillaise. C’est la fin d’après-midi, et j’attends patiemment que Dolores nous appelle pour dîner. Plongée successivement dans Giono, Colette, et le Figaro Madame, je lézarde au soleil depuis des heures.
Comme je n'ai presque plus de fièvre et que mes toux sont de plus en plus anodines et espacées, je suis sortie de confinement. Je respecte à la lettre les gestes barrière, et de toute façon à ce stade la charge virale n’est plus suffisamment importante pour que je sois contagieuse pour qui que ce soit. J’avais entendu un expert en parler à la télévision avec beaucoup de clarté.
J’ai enfin pu serrer mes enfants dans mes bras. Et Victor a pu me serrer dans les siens. Je sentais bien que je leur avais manqué à tous les trois. La douceur de ma peau, la chaleur de mon corps, l’odeur de mes cheveux, les courbes de ma silhouette.
Mes trois hommes.
Mon grand homme et mes deux petits.
C’est important pour des garçons que leur mère prenne soin d’elle, et qu’ils la voient toujours au meilleur d’elle-même. Mon baromètre à moi, c’est le regard de Victor. Quand je me sais désirable à ses yeux, quand je vois dans son regard et dans ses attitudes qu’il me désire, je sais, alors, que je suis pour mes garçons une figure féminine exemplaire. Car c’est cela, au fond, le rôle d’une mère. Une mère doit montrer à ses garçons ce que c’est qu’une vraie femme – une femme idéale. Un parangon de féminité.
Après tout, la beauté des femmes est ce qui donne aux hommes l’impulsion de faire, d’entreprendre, de bâtir.
Lundi, avant de revoir mes hommes pour la première fois après plusieurs jours de quarantaine, j’ai pris une douche dans la jolie salle de bain exigüe du second étage. C’est un lieu charmant coincé dans une des tourelles du manoir, flanqué d’une petite fenêtre avec vue sur la mer. Un lieu simple, comme une petite salle de bain de campagne au fond d’un jardin, où l’on se laverait à l’onde d’un ruisseau en contrebas.
Cette petite pièce me donne l’impression d’être une princesse prisonnière d’un donjon isolé tout en haut d’une abrupte falaise. J’aime bien ce lieu et les idées qu’il me donne. Si je m’écoutais, je prendrais mes cahiers et je viendrais m’y cacher pour écrire en paix. Mais lundi, donc, c’était jour de beauté. Je m’étais bien démêlé les cheveux avant d’entrer sous la douche, et je les ai lavés d’un geste appliqué, mes mains fines et délicates dessinant des cercles infinis sur mon cuir chevelu. J’aime ce rituel beauté plus que tout autre. Quand le shampoing coule sur mes épaules, mon ventre, mes jambes, j’en ai partout, je me lave les mains avec ce liquide blanc, je patauge dedans.
Soudain, j’ai pensé à Pierre-Emmanuel. Puis à Philippe, son meilleur ami et associé, dont j’ai longuement parcouru le profil Facebook. Le pauvre homme. Je me suis savonné le corps de la tête aux pieds sans en oublier la moindre cachette. Puis j’ai rincé abondamment à l’eau claire et je suis sortie de cette vieille baignoire sabot en émail pour aller me lover dans une serviette géante, un drap de bain blanc et doux.
J’ai pensé à Estelle Halliday. J’étais petite fille ou adolescente quand je la voyais dans des publicités pour des produits de beauté bas de gamme. Mais sa beauté me subjuguait. Pour moi, elle était à la fois la mère que j’aurais voulu avoir et la femme que j’avais envie de devenir. Et je ne sais pas pourquoi le fait de m’essuyer la peau avec cette serviette douce et immaculée m’a fait penser à Estelle.
J’avais l’esprit rêveur. J’avais hâte de retrouver ma famille, et pourtant, dans la salle de bain, je laissais passer les minutes sans rien faire vraiment. Assise sur le rebord de la baignoire, cachée dans ma serviette comme dans les bras d’une mère, mes yeux verts perdus dans le bleu du ciel, je vivais cette évolution – le déconfinement – comme un petit deuil. Comme une séparation.
Après tout, j’avais vécu comme une princesse dans son donjon pendant plusieurs jours – un rêve de petite fille devenu réalité. Les souffrances abominables que j’avais endurées avec beaucoup de courage ne m’avaient pas permis d’être aussi sereine qu’Aurore dans mon sommeil, mais malgré tout, ce séjour avait eu des airs de contes de fées – n’y a-t-il pas toujours une part de cauchemar dans ces histoires qu’on raconte aux enfants ?
J’étais maintenant sommée de m’extraire de cette paisible retraite, contrainte et forcée par la triste réalité qui m’avait rattrapée jusque dans ma grotte d’ermite. Un homme était mort. Un homme généreux. Un homme de goût. Il fallait l’accompagner dans sa dernière demeure et montrer à ses proches que nous étions là pour eux.
L’enterrement devait avoir lieu aujourd’hui, mais Phil a annoncé mardi sur sa timeline qu’il était reporté à jeudi, en précisant bien que seules les personnes les plus proches étaient attendues. Beaucoup de gens ont commenté que ce serait pour eux une double peine, que de ne pas pouvoir venir lui faire leurs adieux. Je suis agréablement surprise de constater que tous ces gens savent au fond d’eux que leur présence n’est pas indispensable. Qu’ils sont secondaires. Cela me réchauffe le cœur.
Notre regretté Pem savait manifestement choisir ses amis.
Ce décalage de l’inhumation est une bonne nouvelle pour nous. En effet, la voisine de ma mère (Aline ? Agathe ? Je ne sais plus) ne nous a livré nos masques qu’aujourd’hui. C’est fou, ce pays. Personne n’est fichu de faire son travail correctement, dans les temps, en respectant le cahier des charges. 
J’avais demandé un tissus noir brillant, je me retrouve avec du brun très foncé. Alors certes, elle a mis un peu de dentelle, mais elle n’avait que du marron, et des motifs très basiques en plus. Quand je le porte, on dirait qu’un ravisseur fétichiste de la maroquinerie pour nouveaux riches m’a bâillonnée avec un portefeuille Vuitton des années 2000. C’est d’un goût !
Pour celui de Victor, elle a pris un tissus marine, alors que j’avais explicitement demandé gris anthracite.
Elle n’en avait pas, dit-elle.
Je crois que celui de Victor m’irait mieux à moi, mais Victor refuse de récupérer mon Vuitton. Tant pis.
Sans doute un peu commère – comme le sont souvent les gens en province, qui par définition s’ennuient plus que de raison – la voisine m’a présenté ses condoléances en déposant les masques à l’entrée de la propriété. J’ai bien senti que quelques confidences de ma part lui donneraient quelque chose à se mettre sous la dent, suffisamment de potins pour lui tenir un bout de temps. Alors je lui ai parlé de Pem,
– Les mots me manquent pour vous parler de la qualité de nos échanges sur Facebook et de ce sourire rayonnant – ce sourire aux yeux rieurs – qu’il ne manquait jamais d’afficher sur son visage à chaque fois qu’il me voyait entrer dans une pièce où il se trouvait. Il y a peu de phénomènes au monde aussi agréables que voir un homme sourire quand il vous voit. C’est biblique, d’ailleurs. Le premier mot prononcé par Adam dans l’ancien Testament, c’est “Waouh”, lorsque pour la première fois, il pose les yeux sur Ève. Ce n’est pas précisément le texte retenu dans la traduction officielle du verset 23 du chapitre 2 de la Genèse, mais quand on sait lire entre les lignes et qu’on examine la version originale, c’est bien cette exclamation admirative qui transpire du texte.
Je me suis tue, sentant bien que le niveau de la conversation lui devenait trop inaccessible.
– J’espère que les masques vous conviendront, m’a-t-elle répondu, comme humiliée par la beauté de mon discours élégiaque.
– Ils sont parfaits, vous n’avez pas idée du service que vous nous rendez. Sans vous, nous ne pourrions tout simplement pas aller faire nos adieux à cet ami qui était comme notre frère.
Et à son visage, j’ai vu qu’elle était heureuse. Heureuse d’être parvenue à satisfaire une “dame” comme moi. Soudain, mon regard s’est assombri, et j’ai posé les yeux sur les masques, d’un air contrit.
– Qu’est-ce qu’il y a ? m’a-t-elle demandé sans prononcer le “L” de “il”.
– C’est que... je crois bien que ces masques me rappelleront toujours Pierre-Emmanuel.
J’ai laissé un soupir s’échapper de mes lèvres entrouvertes.
– Agathe,
– C’est Aline...
– Oui, Aline, c’est ce que j’ai dit. Aline...
– Oui ?
– Vous pensez que vous pourriez me faire un autre masque pour quand nous reviendrons ? Quelque chose de plus printanier pour la fin du confinement. Du Liberty, ou du Laura Ashley. Auriez-vous cela dans vos coffres à trésors ?
– Oh, si c’est que ça, ça doit pouvoir se trouver !
– C’est vraiment gentil à vous, Aline. Vraiment. Merci, Aline. Donc j’attends votre visite à notre retour vendredi, c’est ça ?
– Peut-être plus samedi...?
– Hum, non, samedi, le temps se couvre, donc si on sort se promener ce sera plutôt vendredi. Mais vraiment, merci beaucoup. Votre générosité vous honore. Des gens comme vous, il y en a peu, vous savez !
– Oh, pensez-vous, il y a des centaines de femmes qui prennent leurs machines à coudre pour envoyer des masques aux hôpitaux et à leurs proches. C’est bien normal...
– Ah oui, tiens, c’est vrai. Enfin, merci tout de même.
J’ai attendu un quart d’heure avant de ramasser les masques, puis je suis allée me reposer sur ma chaise longue. Ma mère a ouvert la fenêtre de la dépendance (ou je l’ai sommée de rester le temps que je suis dehors, afin de la protéger au mieux) pour me demander s’ils me plaisaient.
Je sais combien mon avis compte à ses yeux, et rien ne m’attriste plus que de lui faire de la peine. Alors j’ai très sobrement répondu :
– Oui Maman. Ils sont très beaux.
Puis j’ai ramassé le Figaro Madame qui traînait près de ma chaise et je me suis laissée emporter dans cette débauche de beauté féminine véritable et de produits de beauté. Le genre de produits dont Estelle Halliday ne fait pas l’article. Le genre de produits qu’elle porte, et que je porte moi aussi.
Des petits concentrés de féminité vraie.
—Ludivine de Saint Léger
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Samedi 4 avril 2020
Aujourd’hui, alors que ma mère m’appelait pour me prévenir que Marie-Caro était sortie de réa et qu’elle était officiellement tirée d’affaire, j’ai appris par un vulgaire post Facebook le décès subit de Pierre-Emmanuel, ce collaborateur de Victor dont je suis extrêmement proche et que nous considérons vraiment comme un membre de notre famille.
Marie-Caroline, telle le phénix, renaît de ses cendres.
Pierre-Emmanuel s’éteint.
C’est toujours les meilleurs qui s’en vont.
Ma mère m’a appelée au téléphone en début d’après-midi, alors pour faire passer le temps pendant son monologue, j’ai allumé mon iPad et ouvert Facebook.
– Tu sais que ça y est, Marie-Caroline est désintubée, elle va beaucoup mieux.
– Oh je me doutais que ça irait, tu sais. Elle est plus résistante qu’elle ne le croit.
– En tout cas moi je suis soulagée pour elle.
– Tiens, j’ai rêvé d’elle, cette nuit. J’ai rêvé qu’elle sortait de l’hôpital et qu’elle venait nous rejoindre ici, dans le manoir. C’était sûrement prémonitoire.
– Ah tiens, c’est drôle. En tout cas, j’ai eu Olivier au téléphone...
– Qui ça ?
– Olivier, son mari.
– Ah oui, bien sûr, Olivier.
– Oui, donc il avait vraiment une meilleure voix.
C’est à cet instant précis que j’ai vu passer l’information sur Facebook. Sur la page de Pierre-Emmanuel, un certain Philippe, qui se présentait comme son “partenaire”, nous annonçait à tous la triste nouvelle dans un texte accablé – et accablant – de chagrin. C’est beau, d’avoir su nouer des liens d’amitié aussi étroits avec un de ses collaborateurs. On serait presque tenté d’y lire une déclaration d’amour.
Une série de photographies les montrent tous les deux trinquant au champagne sur une terrasse chic, puis vraisemblablement en business trip dans une île paradisiaque. Je suis très sensible à l’amitié virile qui peut s’établir entre deux hommes. On sent bien que ces deux-là étaient vraiment très proches, et les regards complices qu’ils se lancent font plaisir à voir.
Seule dans mon lit au deuxième étage, j’ai le souffle coupé. Ma mère parle, parle, parle, mais je ne l’entends pas.
Je pense à Pierre-Emmanuel, et à cette merveilleuse promesse que nous nous étions faite, d’aller prendre l’apéritif ensemble au bar du Plaza Athénée à l’issue de ce confinement. Comme il me tardait de retrouver sa sympathique présence, notre amitié complice, nos regards en coin et notre estime mutuelle !
Une foule de sentiments m’assaille et la voix de ma mère en fond sonore m’empêche de les investir pleinement, alors je lui explique d’un ton monocorde que j’ai un petit coup de fatigue et que j’aimerais mieux que nous remettions cette conversation à plus tard.
– Oh mais bien sûr ma chérie. Repose-toi bien.
Je raccroche. J’ai horreur qu’elle se donne ces airs de bonne mère qu’elle n’est pas.
Je clique sur le profil de Philippe. Il y a beaucoup de photos de Pierre-Emmanuel et lui. Les messages de condoléances abondent sur sa timeline. Tout le monde savait, apparemment, l’amitié qui les liait. Je reviens sur la publication sur la page de Pierre-Emmanuel, et je cherche dans les commentaires si quelqu’un a déjà posé la question de la date et du lieu de l’inhumation.
Personne. Je commente donc :
Cher Philippe, Victor se joint à moi pour vous faire part de notre immense chagrin suite à l’annonce du décès de notre bien-aimé Pierre-Emmanuel. Cette funeste maladie, dont je suis actuellement atteinte, nous prive d’un homme intègre et précieux. La date de l’inhumation a-t-elle été annoncée par ses proches ?
La réponse est arrivée presque immédiatement :
Les parents de Pem et moi-même pensons partir sur une cérémonie en effectif restreint mercredi prochain. J’annoncerai ces informations sur le profil de Pem dès que nous aurons convenu des détails. Étant données les circonstances, nous nous verrons dans l’obligation de nous limiter aux personnes les plus proches de Pem.
“Bien entendu”, ai-je répondu, en le demandant comme ami dans la foulée.
Puis j’ai préparé ma publication pour annoncer la nouvelle à mes amis. J’ai d’abord fait une capture d’écran de notre dernier échange virtuel – notre promesse de rendez-vous – puis je l’ai postée accompagnée du texte suivant :
Aujourd’hui mon ami Pierre-Emmanuel, la bonhomie incarnée, nous a quittés, victime de ce virus dont je suis également atteinte et qui ravage le monde entier. Curieux et extraverti, Pem – pour les intimes – était aussi un battant et un as dans son domaine professionnel. Mais par-dessus tout, il était mon ami, et la promesse que nous nous étions faite de nous retrouver après cette crise sanitaire pour aller trinquer ensemble sera probablement la seule qu’il n’aura pas pu tenir. La douleur que me causent mes migraines et mes toux covidiennes (et quotidiennes !) n’est rien comparée au chagrin qui m’assaille. Pem, c’était toi le meilleur. Le monde est beaucoup moins beau sans toi.
Les likes et les messages de soutien ont commencé à pleuvoir, mais j’ai éteint mon iPad. Je trouve que lorsque quelqu’un décède, les réactions des gens sont assez malsaines. Beaucoup tentent de tirer la couverture à eux et de s’approprier le chagrin des autres – le chagrin des vrais proches du défunt. Cela me paraît abject, mais j’imagine que les personnes en deuil sont rarement en état de remettre à leur place ces parasites des cimetières. La preuve : j’ai préféré couper tout contact avec eux plutôt que de m’y confronter.
Ma tablette éteinte, j’ai laissé ma peine me montrer la voie, et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps en pensant à Pierre-Emmanuel. Je le connaissais très bien, oui, très bien, mais j’aurais vraiment aimé le connaître encore mieux. Il y a tant de choses que j’ignorais sur lui. Quelle était donc sa couleur préférée. Comment s’appelait sa toute première amoureuse. Où avait-il grandi.
Finalement, j’ai rallumé ma tablette en faisant abstraction des notifications, et je suis remontée dans l’historique du profil de Pem. Peut-être y trouverais-je des réponses à toutes mes questions. Je lui découvre immédiatement un point commun avec moi : nous aimons tous les deux la poésie des arcs-en-ciel. Il en a en effet regroupé plusieurs dans un album photo dédié et sobrement intitulé “Rainbows in the sky”. J’apprends qu’il vivait dans le Marais, dans un bel appartement en duplex. Un homme de goût. Je remarque également qu’il côtoyait quelques vedettes. Julie Depardieu. Michèle Laroque. Bertrand Delanoë.
Était-il un homme de gauche ? Impossible de le dire. Mais il n’est de toute façon pas l’heure de polémiquer sur les engagements politiques des uns et des autres. La moindre des choses que l’on puisse faire pour un défunt que l’on aimait, c’est de lui pardonner les écueils dans lesquels il a pu tomber de son vivant.
J’éteins de nouveau mon iPad et, la voix encore tremblante, j’appelle Victor pour le prévenir.
– Merde, mais c’est pas vrai !
– Tiens bon, mon amour. Je sais que vous étiez proches, mais...
– La holding, putain ! La holding, comment on va faire bordel ?
Et Victor a raccroché aussi sec. Un coup de fil urgent à passer, sans le moindre doute. Le propre des affaires est qu’elles n’attendent pas.
La réaction de Victor m’émerveille et me fascine tout à la fois. Je sais que mon mari est un homme bon, doublé d’un grand sensible. Mais la peine qu’il a ressentie à l’annonce de cette nouvelle s’est avérée trop cataclysmique pour que son cerveau puisse la ressentir en entier, d’un seul coup. Alors sans même le vouloir, son inconscient a déplacé son attention sur la logistique. Le matériel. Ce qu’il peut contrôler. Ce qu’il peut résoudre.
La mort de son ami, il ne peut pas la résoudre.
Alors il s’immerge dans le travail.
Encore.
Quant à moi, valeureuse petite fourmi qui œuvre dans l’ombre de mon époux, je réfléchis à l’après. Il nous faudra nécessairement nous rendre à l’inhumation, mais il ne faudra surtout pas que l’on nous en interdise l’accès. J’appelle Dolores pour lui demander de vérifier les stocks de gel hydroalcoolique, et lui ordonne d’en mettre deux petits flacons de côté.
Puis la mort dans l’âme, je rappelle ma mère. Non pas que cela me chagrine de lui parler au téléphone. Mais j’ai un service à lui demander. Et quand je demande un service à ma mère, je sais qu’il faut que je m’attende à devoir lui rendre au centuple.
– Allô ?
– Maman, c’est Ludivine. Dis-moi, ta gentille petite voisine qui t’a cousu des masques pour toi et Papa, tu crois qu’elle pourrait nous en coudre, à moi et Victor, s’il te plaît ?
– Aline ? Oh sûrement, oui, il faudrait que je lui demande.
– Très bien. Il m’en faut un chacun. Pour moi, un masque noir fera l’affaire, éventuellement dans un tissu avec quelques reflets, et si possible avec un peu de dentelle, quelque chose d’élégant. Et pour Victor, quelque chose de très sobre. Un beau gris anthracite, idéalement.
Évidemment, sa curiosité est piquée. Elle ne peut s’empêcher de demander :
– D’accord alors attends, je note tout ça. Mais c’est pour quoi, au juste ?
– C’est pour un enterrement.
– Oh ma chérie c’est affreux, qui est mort ?
– Un excellent ami à moi.
– Oh ma pauvre bichette, je suis désolée. Qui était-ce ?
– Il s’appelait Pierre-Emmanuel. Tu ne le connais pas.
– Non, en effet. Et quand aura lieu l’enterrement ?
– Mercredi, a priori.
– Ah, donc il te les faut rapidement. Bon, j’appelle tout de suite la voisine alors. Je suis vraiment désolée de ce qui t’arrive, ma bichette. Quelle tristesse ! Le jour où justement on apprend que Marie-Caroline va mieux.
– Oui, ça ne pèse pas lourd dans la balance.
– Bon, j’appelle Aline tout de suite et je te tiens au courant.
– Par texto, s’il te plaît, j’ai mal à la tête.
Je raccroche et j’appelle Dolores. J’ai besoin de reprendre des forces. Je lui commande quelque chose de simple. Des noix de Saint-Jacques au beurre blanc sur un lit de poireaux avec une bouteille de Sancerre blanc bien frappé.
Un peu plus tard, alors que j’attendais patiemment mon dessert devant mon assiette vide, j’ai levé mon verre en direction de la fenêtre et du soleil couchant.
À toi, Pierre-Emmanuel.
Mon ami, mon frère.
—Ludivine de Saint Léger
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Vendredi 3 avril 2020
Je tourne en rond dans ma chambrette du second étage du manoir. Telle une Belle au bois dormant égarée en haut de la colline de Trouville, j’attends patiemment que nous puissions nous embrasser de nouveau.
D’ordinaire, j’ai tendance à chercher le calme et la solitude. Denrées chères aux amoureux des mots et de la réflexion sur soi et sur le monde. Le confinement pour un écrivain ? Quelle aubaine !
J’avoue cependant que ces quelques jours sans autre contact humain que les rares visites de Dolores et le temps passé sur les réseaux sociaux commencent à me faire regretter ma liberté d’autrefois.
En quelle saison reverrai-je le clos de ma pauvre maison, qui m’est une province et beaucoup davantage ?
Mais le bout du tunnel n’est pas loin. Quand j’ai lu ce matin que l’on cessait d’être contagieux soixante-douze heures après la fin des symptômes, je me suis rendu compte que je n’avais pas mal à la tête. Dans l’attente de cette salvatrice libération et de mes futures balades à la plage, j’écris seule dans ma chambre. J’écris le chagrin et le bonheur d’être seule. J’écris ce journal de confinement. J’écris mon roman sur les voisins qui tombent amoureux en applaudissant tous les soirs à leur fenêtre.
Je me jette dans l’écriture à corps perdu parce que c’est ce que nous faisons, nous autres écrivains. Un écrivain qui n’écrirait pas pendant la confinement, ce serait tout aussi incongru qu’un médecin qui ne soignerait pas pendant une épidémie.
Pourtant, je nous sens incompris, nous, les gens de lettres. Je perçois beaucoup d’agressivité à notre égard. Certains semblent outrés que nous osions profiter de ce confinement pour mettre notre écriture en avant. Pourtant il n’en est rien. L’écriture, c’est notre façon à nous de survivre, comme certains se gavent de nourriture industrielle, comme d’autres choisissent d’aller travailler malgré tout, tête dans le guidon, comme certains regardent des émissions abrutissantes en frappant leur chien, comme d’autres encore sombrent dans l’alcool et remplissent leurs cendriers en plastique plus rapidement que d’ordinaire. Je sais la légitimité de ma démarche. Je l’ai chevillée au corps. Et pourtant, l’agressivité de certaines personnes n’aidant pas, je me sens telle une exilée dans mon propre pays.
Mon pauvre pays.
La France.
La dessin de presse que j’évoquais quelques jours plus tôt, celui figurant Marianne comme une vache à lait, me revient en mémoire à nouveau. Cette fois-ci, ce n’est pas à moi-même qu’il me fait penser – j’ai fini par désactiver les notifications sous ma publication au sujet de Marie-Caroline pour plus de tranquillité – mais à mon beau pays.
Mon pauvre pays.
La France.
Contrée aux milles paysages, qui ne doit sa fortune qu’à l’inventivité de ses entrepreneurs et au savoir-faire ancestral de ses artisans. À son tourisme, aussi, même si nous nous passerions volontiers de ces envahisseurs laids et bruyants qu’il nous amène. Comment leur en vouloir, après tout ? Tout le monde veut voir ce bijou de pays. Ce bijou que nous sommes.
Je m’identifie très puissamment à ma patrie, dont j’ai parfois le sentiment d’être l’allégorie. Quoi de plus français, en effet, que l’élégante parisienne dans son pantalon serré et son trench coat ?
Je trouve que beaucoup de Françaises ne prennent pas la peine de faire corps avec leur pays, et refusent leur rôle de vitrine de la nation. Il va de soi que je le déplore. Prendre soin de soi-même, ce n’est pas seulement se respecter soi-même, c’est aussi respecter le regard de ceux qui ont fait tout ce chemin pour venir nous contempler.
Malgré la maladie et les souffrances qu’elle m’inflige, je prends soin tous les jours de me faire belle. D’aucuns diraient que je préserve mon “moi social”. En ce qui me concerne, j’ai davantage le sentiment de préserver l’image de la nation.
Car il est mis à mal par cette épidémie,
Mon pauvre pays.
La France.
Contre toute attente, ma France se divise de l’intérieur, tandis que le monde entier nous envie notre système de santé. Les médias sont envahis de casseurs de moral qui tentent de nous faire croire que nous n’étions pas préparés, ou mal.
Mais je suis persuadée que c’est faux. Bien sûr, quand tout cela sera derrière nous, libre à nous de réfléchir aux décisions qu’il aurait fallu prendre en amont. Mais comment aurions-nous pu prévoir une telle épidémie ? Je ne pense pas qu’il faille nécessairement chercher des coupables. D’ailleurs l’opposition n’a jamais hurlé pour remettre en question les choix des derniers gouvernements en matière de santé. Nous en aurions entendu parler. Si nous décidons d’examiner la situation une fois l’ouragan passé, afin de ne pas répéter les mêmes “erreurs” éventuelles, il faudra que cela se fasse le plus placidement possible, avec des commissions d’enquête parlementaires dépassionnées, plutôt que d’aller devant la justice où l’on risquerait des psychodrames inutiles.
J’ai lu aujourd’hui que le roi de Thaïlande était venu se confiner en France pour bénéficier de notre système de santé en cas de besoin. C’est donc bien la preuve que nous ne sommes pas si mal lotis.
Dans mon pauvre pays.
La France.
Soit dit en passant, je trouve insupportable l’idée que des gens soient soignés mieux que moi dans mon propre pays alors qu’ils n’en sont pas. Quelle mystère diplomatique nous empêche de les mettre dehors, lui et les dizaines de femmes de son harem ? Son pays n’est que la Thaïlande, après tout. Même s’il en est le roi, je doute qu’il pèse bien plus lourd qu’un trader français en début de carrière. Qu’a-t-il fait, ce petit roi, pour la France et pour l’hôpital français ?
Pauvre France qu’on assaille, pauvre France qu’on critique.
Mon pauvre pays.
La France.
Je suis également révoltée par le “scandale” des masques moisis qui ont été livrés à la Réunion. C’est la guerre, bon sang ! On est bien obligé de faire passer son propre pays avant tout le reste ! La France avant tout. Je nous trouve déjà fort généreux de leur envoyer quelque chose. Après tout, ils n’ont qu’à faire le tri, je suis certaine que dans le paquet en question, certains masques étaient tout à fait utilisables.
Nous ne sommes pas en condition de faire la fine bouche. C’est très précisément ce que j’ai répondu à ma mère aujourd’hui, lorsqu’au téléphone, elle s’est plainte que le lit de la dépendance était moins confortable que le sien et qu’il n’était pas adapté à ses problèmes de dos.
Le baby-boom nous a vraiment donné toute une génération d’enfants gâtés. Quand je pense à Victor, mon cher Victor qui se démène pour nous offrir une vie décente. Victor qui passe ses journées au téléphone avec ses investisseurs et ses hommes d’affaires, à suivre les cours de la bourse et gérer la fortune de sa mère.
Victor qui a eu le courage de braver la maladie pour venir me rendre visite en fin de journée, et faire quelques photos de moi avec le coucher de soleil à la fenêtre de ma chambre – encore des clichés incroyables que j’ai immédiatement postés sur Instagram pour répandre la beauté dans le monde.
Victor.
Un jour, je lui écrirai un poème, avec des rimes en or.
En attendant que ma muse m’emmène parcourir ce chemin mordoré, avant que d’éteindre la lumière et de regagner mon lit, mon regard se tourne une dernière fois vers le plus beau pays du monde.
Mon pauvre pays.
La France.
—Ludivine de Saint Léger
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Jeudi 2 avril
À cause de Marie-Caroline, je passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux ces temps-ci, alors que ce n’est guère dans mes habitudes. Je n’aime pas cela, et je ne comprends pas comment on peut aimer cela. 
Ou plutôt si, je le comprends. Je pense que certaines personnes un peu déviantes y trouvent le moyen d’assouvir leurs pulsions. Les voyeurs. Les exhibitionnistes. Les narcissiques, surtout.
Pour ma part, je préfère la vraie vie. Les terrasses des cafés littéraires de la capitale. Les jardins. Le chant des mésanges. Le violon et l’écriture.
Le beau, en général.
J’évite de trop m’étaler sur ces réseaux. Sur mon compte Instagram, les rares photographies de moi sont des clichés très travaillés par Victor, qui est doué d’un œil vif et d’un talent inné pour le cadrage et les jeux de lumière. Avec son Leica S3, qu’il s’est fait offrir par sa mère pour ses quarante ans, les photos qu’il réalise sont somptueuses. D’ailleurs, je ne publie les portraits qu’il fait de moi que pour leurs qualités esthétiques. Elles ont valeur d’œuvre d’art à mes yeux, et ma présence dans le cadre n’est presque qu’un heureux prétexte à faire connaître au monde le talent de mon époux.
Quant au reste de mes publications sur ce réseau, elles sont toutes placées sous le signe de la beauté.
Un vieux meuble d’ébéniste chiné dans un salon des antiquaires. La main d’Henri couverte de sable. Le dôme des Invalides. Un bijou de créateur. Une élégante sous un parapluie boulevard de la Tour Maubourg. Un coucher de soleil. Une page d’un livre d’art.
Et la mer.
La mer.
Toujours recommencer.
Je pense que le monde serait bien différent, si chacun prenait le temps de trier ses clichés avant de les publier. Si chaque utilisateur d’Instagram se demandait vraiment, avant chacune de ses publications, si elle en vaut la peine, et si elle a quelque chose à apporter au monde. Quelque chose de beau. Un sentiment. Une évanescence.
Il faudrait repenser entièrement l’usage que nous faisons de ces technologies. Si nous autres, les premiers de cordée, qui avons accès au beau dans notre quotidien, inondions le monde de toute cette beauté, et que les autres usagers laissaient cette belle altérité envahir la toile sans l’entrecouper de platitude et de médiocrité, je suis persuadée que chacun aspirerait naturellement à telle beauté, et donnerait le meilleur de lui-même pour nous rejoindre sur l’Olympe.
Peut-être qu’en voyant tout cela, une petite fille dans un ghetto trouvera en elle la force de se lancer dans la filière scientifique et de faire les études de médecine dont elle rêve depuis toujours sans se l’avouer.
Peut-être qu’en contemplant la dernière photographie que Victor a prise de moi – un clair-obscur où l’on me voit de dos à la fenêtre, les cheveux insolents et la mer de Trouville en arrière plan – peut-être qu’en contemplant cela et d’autres clichés de qualité identique à longueur de temps, un jeune garçon du bidonville de Rio trouvera en lui la force de devenir Secrétaire général de l’ONU et mettre fin aux guerres et aux famines.
Je crois au plus profond de moi que le beau a quelque chose à apporter à ce monde.
Le beau est la réponse.
Il faudrait le laisser s’exprimer un peu. Il faudrait que l’espace d’un instant, d’une journée ou d’une année, la laideur se taise.
À l’heure qu’il est, c’est elle qui prend le pas sur tout le reste. On ne voit qu’elle, en permanence. Dans les médias, sur les réseaux, elle est partout.
On aurait pu croire que cette crise sanitaire allait rapprocher les gens. C’eût été bien naïf. Même certains soignants tombent dans l’invective. La profession avait déjà baissé dans mon estime lors des dernières manifestations – combien de masques chirurgicaux gâchés dans les convois pour se protéger des soi-disant gaz lacrymogènes, que – c’est bien connu – les forces de l’ordre n’utilisent que dans les banlieues les plus invivables ? Quand je regarde ces images et que je les revois manifester en masque et en blouse, je fulmine.
Sont-ce les mêmes qui publient ces jours-ci une photo d’eux le majeur levé, en sous-titrant “Si tu votes La République En Marche et que tu applaudis le soir à 20h, voilà ce qu’on a à te dire” ?
Je ne sais.
Mais pour ma part, je trouve sain que ces applaudissements se fassent de façon universelle, dans tous les pays du monde, sans distinction partisane. Oui, on peut avoir voté pour monsieur Macron et applaudir à 20h le soir. Nous ne le faisons pas car là où nous sommes, personne ne nous verrait le faire, mais tous les soirs à vingt heures, j’ai une pensée pour ces héros de la crise.
Tant de choses à présent paraissent dérisoires. Un bulletin dans une urne. Un financement de campagne.
La haine des hommes, les sarcasmes, les mesquineries. Le temps gâché à juger les autres et le temps perdu à nous désunir.
Je ne saurais où trouver l’énergie de haïr.
J’ai même du mal à trouver l’énergie de pleurer.
Oui, pleurer, car le Covid-19 a eu raison d’un grand homme, cette semaine. Et je pense que plus rien ne sera comme avant. Je pense sincèrement que la mort de Patrick Devedjian signe un tournant dans cette épidémie. Lorsqu’un grand homme s’éteint, brutalement, la France d’en bas prend conscience de certaines choses. Espérons qu’elle prendra conscience de la gravité de la situation.
S’il faut voir un petit rayon de soleil poindre au loin derrière cette chappe de nuages chargés de tristesse et de deuil, je dirais qu’il est le suivant : monsieur Devedjian ne sera pas mort en vain. Dans son décès, il aura entraîné la mort de l’insouciance dangereuse de millions de français qui persistent à ne pas respecter le confinement et les gestes-barrières, à s’entasser dans les RER le matin ou à aller faire leurs courses comme si de rien n’était.
Je suis incroyablement soucieuse, et je sens bien que ce tracas est perceptible en filigrane de mon écriture.
Aujourd’hui je n’ai pas eu le cœur à réfléchir aux menus. J’ai appelé ce matin Dolores pour lui demander de me surprendre un peu. L’insolente m’a préparé pour le déjeuner une salade du sud-ouest. J’ai cru défaillir. S’est-elle cru un instant cantinière chez Flunch ?
Je lui ai renvoyé son plat en n’ayant mangé que le foie gras et le chutney d’oignons, et je lui ai bien fait comprendre que je voyais clair dans son petit jeu.
Ce soir, pour le dîner, elle était allée me chercher le homard qu’elle n’avait pas réussi à trouver la veille.
Je n’en avais plus vraiment envie, mais j’ai su reconnaître la bienveillance de son geste, alors je l’ai félicitée. Dolores avait fait un pas vers moi, malgré notre altercation de la matinée. C’était à mon tour de lui rendre la pareille. Lorsqu’elle est venue débarrasser mon couvert, je n’ai pas manqué de la complimenter sur son choix :
– C’était très bon Dolores. Tu vois ? Quand tu veux...
Elle a à peine esquissé un sourire – mais je sais qu’elle était contente.
Pour une femme du sud, elle se donne parfois des airs glacials d’impératrice russe qui contrastent un peu trop avec sa personnalité bigarrée.
Je trouve qu’il n’y a rien de plus triste qu’une femme qui se prend pour ce qu’elle n’est pas. Mais je me garde bien de lui dire. J’ai horreur de faire de la peine aux gens. Et puis Dolores est le seul humain avec lequel j’aie le moindre contact en personne, depuis quelques jours. Pour ma santé mentale et, n’ayons pas peur des mots, ma propre survie, il faut donc que je préserve coûte que coûte cette relation, malgré les sautes d’humeur de cette demoiselle lunatique.
Mais je m’en sens capable.
À cœur vaillant, rien d’impossible.
—Ludivine de Saint Léger
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Mercredi 1er avril
Le marathon continue pour moi sur la colline de Trouville sur mer, où le vent d’ouest fait trembler les petits carreaux des fenêtres du second étage.
Statique, pour la bonne cause, et virtuel : telles sont les trois caractéristiques de mon marathon, qu’il me faut réaliser dans les conditions de santé les plus précaires.
Car sur les réseaux sociaux, le quidam commente.
Depuis trois jours, c’est le bureau des pleurs sur mes tablettes. Me voici donc contrainte et forcée d’endosser le rôle de l’héroïne qui rassure son entourage, et ce bien malgré moi. Cette mise en lumière de ma personnalité résiliente, ce coup de projecteur sur mon courage et mon abnégation me déplaît beaucoup. Mais par pure charité, je prends sur moi pour apaiser les angoisses de toutes ces personnes qui me témoignent leur affection.
– Je pense bien à vous et à votre cousine, Ludivine. Cette maladie est abominable, assène la mère d’un camarade de classe d’Henri. – Merci Anne-Catherine. C’est en effet une peste, ce Covid-19. Mais nous pouvons la terrasser – j’en suis la preuve vivante.
– Mais vous êtes proches, toi et ta cousine ? me demande une amie du lycée. – Je ne la voyais pas souvent, mais à chaque fois que nous nous retrouvions, c’était comme si nous nous étions quittées la veille.
– Marie-Caro <3, commente simplement un certain Xavier, vague connaissance commune qui nous aurait croisées lors d’un rallye à l’époque où nous les fréquentions.
Je réponds tout de même, par pure politesse : – Je ne parviens pas à imaginer la vie sans elle.
À quoi le cuistre rétorque : – Ne perdons pas espoir.
Je fulmine. Il me fait publiquement passer pour la cousine acariâtre qui enterre une malade avant qu’elle ait expiré son dernier souffle – alors qu’il n’en est rien. Quel manque de tact de sa part ! Cette accusation à peine voilée me donne envie de le bloquer immédiatement.
Et puis quand bien même j’aurais choisi de renoncer à tout espoir, en quoi cela le concerne-t-il ? Qui est-il pour donner son avis sur la question ?
Un faux espoir qui demeure insatisfait ne rend-il pas encore plus compliquée l’entreprise du deuil ?
– Je l’ai aussi, chère Ludivine, commente un collaborateur de Victor qui s’avère particulièrement collant. Encore quelque chose qui nous rapproche.
J’ai une sainte horreur des gens qui ramènent tout à eux, mais, obligée de faire bonne figure pour les affaires de mon mari, je réponds tout de même, en le maintenant à distance, évidemment : – Nous vaincrons, Pierre-Emmanuel. Quand tout cela sera derrière nous, il faudra que nous allions trinquer au bar du Plaza afin de nous raconter nos souvenirs du front et de comparer nos blessures de guerre. – Je me manquerai pas de rappeler à votre bon souvenir cette aimable proposition, réplique-t-il immédiatement.
J'ignore ce que s’imagine cet homme, ni d’où lui vient cet intérêt à mon égard, mais son comportement me paraît tout à fait déplacé.
Épuisée par toutes ces interactions virtuelles où il m’a fallu peser chaque mot un à un, je commence à me sentir mal.
Allongée dans cet immense lit trop grand pour moi, bien au chaud sous ma couette en plumes d’oie, je manque de m’évanouir de fatigue. Les témoignages que je lis un peu partout sur Internet sont authentiques, et je les rejoins totalement : ce confinement est placé sous le signe de l’épuisement.
Souvent, lorsque je suis à bout de forces, je dépéris, je perds l’appétit. 
C’est précisément ce qui est en train de m’arriver. Alors je me dis qu’il faut que je tienne, que je tienne à tout prix. Je décide donc de prendre les choses en main. C’est moi qui concocterai le menu de ce soir. Sans attendre que la maladie ait raison de moi, je rassemble le peu d’énergie qu’il me reste pour appeler Dolores sur son portable, et l’envoyer me chercher un homard sur le marché aux poissons, dont la Mairie de Trouville maintient l’ouverture pour le moment.
– Mais comment je fais pour les enfants ?
Je la sens perdue. Cela ne m’étonne pas trop. L’envoyer dans ce lieu où elle n’est jamais allée seule, et qui n’est pas un de ces temples de la grande distribution auxquels elle est habituée, c’est la sortir de sa zone de confort.
– Eh bien tu les emmènes avec toi, Dolores. Tu leur demandes de surtout ne pas te lâcher la main et de bien se tenir, et tout ira bien.
– Mais Madame, à la télé, ils disent bien que les enfants...
– Les enfants ont besoin de prendre l’air. Et puis vous avez bien le droit d’aller faire vos courses. Si l’on contrôle votre attestation, vous n’aurez qu’à dire que ces enfants sont les vôtres et que vous n’avez personne pour les garder.
Je raccroche, et Dolores me rappelle une demi-heure plus tard pour m’annoncer la terrible nouvelle : il n’y a plus de homard. 
Bon sang, mais c’est un poisson d’avril ?
En bruit de fond, j’entends mes fils qui se chamaillent joyeusement – je suis contente pour eux qu’ils aient pu sortir un peu, et voir ce lieu si pittoresque – et la voix du poissonnier, qui évoque une “cohue de parisiens” qui l’auraient “dévalisé”.
“Dévalisé”.
Un peu de reconnaissance, monsieur, voulez-vous ? Nous ne sommes pas des bandits de grand chemin, que je sache. Nous vous payons, tout de même, pour vous “dévaliser” de votre poiscaille – et je ne parle même pas des impôts locaux dont mes parents s’acquittent avec l’argent de la SCI.
J'invite Dolores à aller voir les autres étals pour vérifier de nouveau mais elle y fait chou blanc. Je lui demande donc de me dire ce que proposent ces poissonniers, mais dans tout ce qu’elle énumère, rien ne me branche vraiment.
J’hésite.
Rien n’éveille en moi cet appétit de prédateur, cet appétit de vie que le homard a le don d’engendrer lorsque je suis en souffrance.
Je tergiverse.
En désespoir de cause, je finis par lui faire acheter un kilo de saumon gravelax au poissonnier qui avait eu la présence d’esprit d’en préparer. Faute de grives, on mange des merles. Je lui demande aussi de passer au Monoprix prendre de quoi me faire un baba au rhum pour compenser.
Dolores me répond qu’elle ne connaît pas la recette. Allons bon. Une femme originaire du continent du rhum, qui ne connaît pas la recette du baba ? Cela me paraît presque scandaleux. Comme un français qui ne connaîtrait pas les ingrédients d’une mayonnaise. C’est peut-être pour cela qu’elle fait jeune fille au pair en Europe – ses études de sociologie, cette obscure science inexacte, ne sont sans doute qu’un prétexte. Peut-être qu’en fait, elle n’était tout simplement pas “bonne à marier” là-bas, selon les critères de son pays. Je l’encourage alors à chercher sur Internet, puis je raccroche.
Je ne sais pas d’où m’est venue cette idée du baba au rhum. Une inspiration. Un instantané de génie gastronomique. Je n’avais rien à fêter, mais j’avais besoin de me redonner du baume au cœur. Dans les périodes de ce genre – et ce n’est pas la première crise de ce type dont la gestion repose presque entièrement sur mes épaules – je ne peux décemment pas me laisser abattre.
Je repense à ma cousine sous respirateur. Je n’ose imaginer ce que cela doit être. Mes exercices de respiration m’aident beaucoup à ne pas me sentir trop essoufflée ni stressée, et j’espère qu’ils m’aideront également à échapper à ce traitement barbare.
Comme souvent, cette journée s’achève pour moi sur une humble pensée. Une leçon à tirer.
En repensant à ma cousine et à l’état critique – pour ne pas dire désespéré – dans lequel elle se trouve, j’ai en effet pris conscience d’une chose importante : la fable du berger qui criait au loup nous a encore une fois fourni la preuve de sa pertinence.
Car comme souvent dans ce genre de situations, on se demande “et si...?”
Et si ma cousine avait été moins hypocondriaque ? Et si elle avait eu moins tendance à affabuler sur son état de santé, à grossir artificiellement ses petits tracas en souffrances atroces ?
L’aurait-on prise au sérieux plus tôt sur cette maladie ? Et une prise en charge immédiate lui aurait-elle épargné ce tournant dramatique ?
Dolores est remontée rapidement au manoir après notre coup de fil et s’est tout de suite mise aux fourneaux.
Somme toute, le saumon gravelax, ce n’était pas une si mauvaise idée. C’est assez banal, mais ça a le mérite d’être frais. Avec le petit Sancerre blanc que j’ai demandé à mon père de me remonter de sa cave, ce fut un dîner tolérable.
Seule ombre au tableau : le baba au rhum de Dolores manquait un peu de moelleux. Je lui ferai la remarque, parce que je pense que laisser quelqu’un persister dans l’erreur, ce n’est pas l’aider.
En me contentant de ce repas imparfait, j’ai immédiatement pensé aux photos de ces infirmières qui, à midi, ont à peine le temps de manger un petit paquet de chips.
Fort heureusement pour moi, la vie m’a appris à me contenter de ce que j’ai.
—Ludivine de Saint Léger
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Mardi 31 mars 2020
Lorsque j’étais lycéenne, j’avais eu à étudier un très vieux dessin de presse en cours d’histoire-géographie. Il représentait une Marianne exsangue qui donnait le sein à, me semble-t-il, un anglais et un allemand goulus et replets.
Cette image m’est revenue à l’esprit hier parce qu’hier, j’étais cette Marianne. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ne j’ai pas écrit de billet.
J’ai passé la journée désespérément seule dans ma chambre, et pourtant, le peu d’énergie que ma maladie daignait me laisser a été dévoré par les circonstances.
Mon portable a sonné dès potron-minet, alors que pour une fois, je dormais sans angoisse, et que je faisais un rêve merveilleux de sérénité dans lequel j’étais nonchalamment assise à la terrasse de la Closerie des Lilas à discuter avec Bernard Pivot autour d’un thé au jasmin en picorant quelques mirabelles. Notre inconscient nous joue de ces tours ! Nous nous y croisons régulièrement en effet, mais je n’ai jamais pris le thé avec lui. C’est pour la solitude paisible que je peux y trouver que j’aime la Closerie, pas pour le prestige d’y croiser quelque vedette.
J’ai donc été interrompue dans mon passionnant entretien avec Monsieur Pivot par la sonnerie de mon téléphone. C’était ma mère qui m’appelait. Cette fois-ci, je n’ai pas décroché. On ne dérange pas une malade à 9h45 du matin.
Ni même à n’importe quel moment de la journée, du reste.
Si vraiment on a à lui parler, on attend son coup de fil.
Je sais qu’elle s’est permis cela uniquement parce que je loge dans le manoir. Elle considère que cela lui confère un certain nombre de droits sur ma personne. L’agacement que cette pensée fait naître en moi m’empêche de me rendormir, et vers 10h20, je décide de me lever afin d’aller me débarbouiller et faire quelques mouvements de yoga pour me détendre. Ainsi fis-je le deuil de ma nuit.
Ce ne serait pas là le seul deuil qu’il me faudrait faire dans la journée.
J’ai appelé Dolores pour qu’elle me monte mon petit-déjeuner. Quelque chose de simple – un petit-déjeuner du pauvre. Méli-mélo de fraises et de framboises au naturel, avec quelques tartines de pain frais beurré et un thé au jasmin, pour prolonger un peu mes songes.
Et puis comme je suis quelqu’un de charitable, j’ai rappelé ma mère. Elle a décroché dès la première sonnerie, et de sa voix la plus paniquée, m’a annoncé, sans autre forme de procès, et sans m’assurer que je sois bien assise, que Marie-Caroline, ma cousine, avait dû être mise d’urgence sous respirateur pendant la nuit.
J’en ai eu le souffle coupé, très littéralement. Sans doute un mauvais tour de mon empathie intrinsèque : j’ai moi-même commencé à suffoquer. Ainsi me fallut-il faire au pied levé, entre la poire et le fromage, le deuil de mon insouciance.
Qu’allait-il advenir de ma plus proche cousine ? Et surtout : qu’allait-il advenir de moi ? Était-ce là le sort qui nous était réservé à tous, nous les malades du Covid19 ?
Allais-je devoir, dans les prochains jours, me faire intuber par un petit urgentiste provincial ? Ou pire : par un interne dont je serais le cobaye ?
Je raccrochai pour immédiatement appeler Victor et lui faire part de mes inquiétudes. Il m’a rassurée : selon lui, je ne suis pas en danger. J’ai confiance en son jugement – Victor est un des plus grands plasticiens de sa génération, et je pèse mes mots – mais je le sais très occupé, alors j’ai composé le 15 pour demander un autre avis.
Au bout de 2h30 d’attente, faute de batterie, il a fallu que je repose mon fixe sur la base, alors j’ai laissé tomber. Telle ce personnage de livre pour enfants qui au petit matin renonce à se défendre contre le loup, je m’en suis remise au sort. Nous verrons bien. De toute façon, je ne doute pas que je saurai faire face.
Passablement rassasiée par le frugal déjeuner que Dolores m’a apporté pendant la dernière demi-heure de mon coup de fil au Samu, j’ai repris quelques forces et, après une sieste de trois heures, je suis enfin prête à accomplir mon devoir et me jeter dans la mêlée.
Je reprends mon téléphone et je cherche dans mon répertoire le numéro de l’époux de Marie-Caroline. La perte de mémoire est-elle un des symptômes connus du Covid-19 ? C’est tout à fait possible, car le prénom de ce monsieur ne me revient absolument pas, alors que nous sommes partis en vacances ensemble lorsque nous étions plus jeunes.
Est-ce Bastien ? Benoît ? Jean-Emmanuel ? Impossible de le dire. Je finis donc par opter pour la solution de facilité. Je compose le numéro de Marie-Caroline – et grand bien m’en a pris : c’est son mari qui décroche.
– Salut Ludivine, c’est Olivier.
Olivier ! J’avais complètement oublié. C’est le problème avec les prénoms insignifiants. Ils finissent toujours par nous échapper.
– Olivier ! Mon Dieu mais c’est affreux. J’ai immédiatement pensé à toi. Je me suis dit “Olivier, le pauvre Olivier, comme il doit être inquiet.” Comment vas-tu, Olivier ? Et comment va-t-elle ?
Il m’a répondu les formules convenues habituelles. “On est inquiets mais elle est entre de bonnes mains”, “Marie-C s’accroche”, etc. Marissé. J’ai ce surnom en horreur.
J’ai bien senti qu’il était secoué, Olivier. Il semblait répéter comme une machine tout ce que la bienséance exige dans ces moments-là. Comme s’il s’était volontairement vidé de tout sentiment, car ces sentiments-là risqueraient de le terrasser. J’avais un robot au bout du fil. Olivier le robot. Robolivier.
Robolivier est tellement robotisé qu’il en omet de s’enquérir de mon état de santé. Pour lui épargner le sentiment de honte qu’il ressentira assurément lorsqu’il aura pris conscience de son oubli, je prends les devants et, en le coupant pendant son monologue circulaire tel un disque rayé, je lui rappelle les conditions dans lesquelles je me trouve.
– Maman te l’a sans doute déjà annoncé, mais tu sais, je suis moi aussi atteinte du Covid-19.
– Ah non, je ne savais pas...
Pourquoi ne suis-je pas étonnée ?
– Non mais ne t’en fais pas, je n’en suis pas encore au même stade que Marie-Caro, le rassuré-je en toussant bruyamment. Il me reste encore un peu de forces. Que puis-je faire pour t’aider ?
Robolivier me répond qu’il n’y a rien à faire pour le moment mais qu’il me remercie.
D’une voix frêle mais déterminée, je reprends :
– Olivier, comme tu as beaucoup de choses à régler en ce moment, si tu le souhaites, je peux m’occuper d’annoncer cette triste nouvelle à notre entourage, d’en parler sur les réseaux...
– Oh non vraiment, ne t’en fais pas, repose-toi.
Je ris d’un rire essoufflé :
– Je ne suis pas Marie-Caroline, tu sais ! Je peux être active quand je suis un peu patraque. Et je sais bien comment c’est dans ces moments-là. Ce n’est pas la première crise de ce type que j’ai à gérer. Ne t’en fais pas pour moi. Je m’occupe de tout.
– Mais enfin, si vous avez trois amis en commun c’est le bout du monde, et ils sont sûrement déjà au courant...
Je l’embrasse virtuellement sans tenir compte de ses protestations polies, et raccroche.
Je respire profondément avant de composer ma publication. Au bout de trente-cinq minutes d'essais et de remaniements, j’opte finalement pour un texte très digne, sans pathos, qui reflète parfaitement le courage avec lequel j’affronte cette terrible nouvelle et cette atroce maladie.
Chers amis,
En effet, nous sommes en guerre. Je suis atteinte du Covid-19. Ma bien-aimée cousine, Marie-Caroline, a été admise en urgence à l’hôpital vendredi dernier, alors que je découvrais moi-même que l’ennemi frappait à la porte de ma propre santé. Elle a été intubée dans la nuit, et toutes mes pensées sont dirigées vers elle malgré le calvaire que je subis au quotidien (migraines, essoufflement, fatigue immense, toux, poitrine oppressée, et bien évidemment, solitude). Je nous souhaite à tous de sortir plus forts de cette épreuve, ce dont je ne doute pas. Et je vous promets que ma cousine et moi-même nous accrochons à la vie de toutes nos forces, comme des lionnes. Nous luttons ensemble dans la douleur et par la pensée. Ne vous en faites pas pour nous.
Amitiés.
Les réactions de soutien et d’inquiétude ont afflué, presque instantanément.
Savoir écrire, savoir trouver les mots et les tournures les plus justes pour exprimer sa vérité, c’est savoir toucher son public en plein cœur.
C’est cela, être écrivain.
—Ludivine de Saint Léger
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Dimanche 29 mars 2020
Entre deux migraines, je relis mon œuvre d’hier, et je le dis en toute humilité : j’ai du mal à me remettre d’être parvenue à tisser une prose aussi époustouflante.
Je commence à recevoir un certain nombre de messages d’encouragement. Des gens du commun m’apportent leur témoignage d’un peu partout en France.
Il y a Robert, qui a lancé un blog il y a une quinzaine de jours, “comme vous, Madame de Saint Léger”. Comme il est touchant. Depuis son deux-pièces au premier étage dans un immeuble de Clichy qui en compte vingt-trois, tous les midis, ce sympathique père de famille tend le bras par la fenêtre, son téléphone en main, pour prendre une photo du ciel et “voir le temps qu’il fait”. Puis il poste la photo en ligne, carré de ciel bleu, gris, ou nuageux, encadré par le haut des immeubles qui délimitent la cour intérieure sur laquelle donnent ses fenêtres. Il y aurait toute une réflexion artistique à formuler autour de ce passe-temps gentillet. C’est d’autant plus beau qu’il ne le sait pas, comme une femme est d’autant plus belle lorsqu’elle l’est sans le savoir.
Il y a Gaëlle, confinée avec son époux et ses deux enfants, qui rêve depuis des années de prendre un congé sabbatique pour écrire des thrillers. L’entreprise pour laquelle elle et son mari travaillent a mis tout son personnel au chômage technique. La journée, Gaëlle s’occupe des enfants, des repas, de l’entretien de la maison, et du jardin. Le soir, alors que son rêve de congé sabbatique s’est pourtant réalisé, elle se retrouve coincée devant une page blanche, comme hébétée. “C’est comme si j’étais vidée”. Son époux, lui, s’est lancé dans la conception d’une bande dessinée, et son projet avance à vive allure. Sans doute que lui a su lâcher prise sur certaines choses. “Pendant que je m’occupe de l’intendance, il passe toutes ses journées, du matin au soir, avec ses crayons, son aquarelle et son papier Canson,” m’écrit-elle. La fierté qu’elle éprouve à l’égard de son petit mari me réchauffe le cœur.
Je reçois beaucoup de messages de personnes aspirant à devenir écrivain. Kevin, ouvrier d’une usine elle aussi au chômage technique, constate que le roman qu’il a dans la tête depuis trois ans au moindre détail près ne s’écrit pas aussi facilement qu’il l’aurait cru. À la lecture de sa prose naïve, je constate avec attendrissement qu’elle ne comporte pas la moindre faute de français. Les correcteurs automatiques sont aujourd’hui d’une efficacité terrifiante. Kevin me raconte qu’il ne parvient à griffonner sur son brouillon que des scènes ratées et des sentiments confus.
Eh bien oui.
C’est un métier.
Mais c’est avant tout un don.
Une certaine Lola m’a demandé de façon très laconique: “C’est du second degré ?!” – sans Bonjour, ni Merci, ni Au revoir. Je ne sais pas à quel passage précis elle fait référence, mais oui, bien sûr qu’il m’arrive de faire du second degré. Je me love et m’épanouis dans tous les registres et dans tous les styles possibles. Je suis un animal littéraire ! Et même si je goûte généralement peu le sarcasme – trop d’agressivité passive – je sais parfaitement être dans l’auto-dérision.
J’accueille tous ces messages de sympathie et d’admiration avec beaucoup de gratitude et d’humilité, alors qu’au dehors, le vent souffle de toutes ses forces. En haut de la colline de Trouville, le vieux manoir tremble et les courants d’air remuent la poussière. Confinée dans ma chambre au second étage, avec pour seule distraction quelques rares visites de Dolores, il m’arrive d’aller contempler par la fenêtre la vue sur le jardin et sur la mer. Comme Robert avec son smartphone brandi au bout de son bras tendu au milieu des édifices, je cherche parmi les nuages gris un petit coin de ciel bleu.
Un coup de fatigue. Je vais m’allonger quelques minutes. Coup de fil à Dolores : je veux qu’elle me passe Édouard.
– Mais il est en plein cours de chinois sur Skype avec son professeur ! me répond-elle dans un parler indistinct.
– Le chinois attendra.
Je l’entends qui explique à mon fils que sa maman veut lui parler. Il râle un instant parce qu’il aime bien faire le grand.
– Oui, Maman ?
– Ça va mon chaton ? Je voulais simplement entendre le son de ta voix.
– Oui oui, ça va. Tu t’ennuies ?
– Non, tu sais. J’apprécie beaucoup ma propre compagnie.
– J’ai cours avec Qiang, là. Tu veux que je te passe Henri ?
– Non non, repasse le portable à Dolores, mon grand. Bon cours.
Je raccroche, un sourire serein sur les lèvres. Henri est trop petit pour parler au téléphone, ça prend toujours des heures. Je l’entends qui pleure en bas. J’espère qu’il ne s’est pas fait mal.
Je reprends mon téléphone et je vais me promener un instant dans le ventre de la bête immonde de notre époque, grande moissonneuse-batteuse des intellects, grande messe bruyante de la pensée unique, à laquelle je participe à mon corps défendant, par pure nécessité. Effleurement de l’icône bleue et blanche, et la vie, les visages et les lectures de mes amis s’étalent sous mes yeux.
Facebook.
Tout cela me met très mal à l’aise. J’ai du mal à comprendre que l’on puisse exposer ainsi sa vie privée.
Tiens, la publication que j’ai postée hier pour annoncer que j’étais atteinte du Covid-19 compte trente-six nouveaux likes, et douze nouveaux commentaires. Je ne peux m’empêcher de remarquer que Claire, avec la video de son fils qui joue à l’aventurier sur le canapé de leur salon, n’a fait que six likes.
Je suis rassurée de voir que les gens préfèrent encore les mots vrais aux vidéos anesthésiantes.
Je like à mon tour les commentaires qui m’ont été laissés, mais je n’y réponds pas. Je posterai un merci général si jamais je m’en sors.
Je continue de descendre. Mon ami Pierre-Henri a posté une video de son chat qui a dépassé les trois mille vues. Comme les gens doivent s’ennuyer ! Cela me dépasse. Cette période de confinement, c’est l’occasion rêvée de faire tout ce que l’on persiste à remettre au lendemain, ou, comme Kevin et Gaëlle, de s’essayer à un nouveau hobby !
Quelle idée bizarre, tout de même, de perdre ce temps si précieux, ce bien insaisissable dont nous ne disposons qu’en quantité finie, pour regarder un chat donner des petits coups de patte dans une araignée de jardin. Et puis cette video est mal filmée, tout y est flou, et il ne se passe rien d’incroyable à la fin.
À l’idée que tant de personnes puissent préférer cela à n’importe quelle saine lecture, je suis envahie d’un pessimisme glaçant.
Je pose mon téléphone, étourdie d’angoisse.
Je bois une gorgée d’eau.
Je respire.
Pourquoi mes contemporains courent-ils en permanence derrière le divertissement le plus criard et le plus bruyant possible ? Pour ma part, je suis plutôt d’un naturel contemplatif. Paresseuse contrariée qui trouve somme toute une certaine satisfaction à ce confinement. S’il n’était pas une telle source d’anxiété, je crois bien que je pourrais m’y faire, à cette dolce vita, cette douce vie où l’on peut se laisser aller à regarder les journées passer.  À observer les variations infimes de la lumière sur le vert mouvant des feuilles, tout en entendant au loin les rires des enfants.
Temps propices à la création.
Et si cette crise nous amenait à repenser le monde différemment ? À repenser nos vies pour les ramener à l’essentiel ?
Je pense à tout ce qu’il y a de vraiment indispensable dans mon existence, en dehors de l’écriture.
Respirer.
Lire les grands classiques littéraires, et quelques écrivains contemporains.
Manger correctement.
Passer des moments privilégiés avec mes enfants, sans avoir à me soucier des basses questions logistiques.
Le violon.
Victor.
Je me rends compte que mis à part le violon, pauvre ami fidèle resté à Paris pour garder la maison, j’ai là tout ce qu’il me faut vraiment, et même plus – j’ai également un jardin, la présence rassurante de mes parents, et mille et une autres petites choses.
Mais à bien y réfléchir, en faisant un petit effort, nous pourrions, tous, nous contenter de peu.
Je rappelle Dolores au téléphone pour qu’elle nous prépare pour le dîner des bouchées de lotte au pamplemousse et au safran et une pavlova à la poire et aux amandes.
Des aliments sains et bons.
Des choses simples. Surtout ne jamais passer à côté.
—Ludivine de Saint Léger
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Samedi 28 mars 2020
Encore un samedi qui n’en a que le nom – combien de temps cet enfer va-t-il donc durer ?
Je vous écris de ma nuit.
Il a été huit heures, il a été onze heures, il a été quinze heures, mais tout cela n’a été que nuit et brouillard.
Souffrances à peine surmontables.
Fatigue, essoufflement, épuisement.
Toux.
Toux.
Migraines.
Fièvre. La fièvre monte et monte encore. J’ai des visions, je délire.
Je respire. Péniblement, certes, mais je respire tout de même. J’accueille cette bonne nouvelle, moi qui suis à l’article de la mort.
Je réfléchis depuis les hautes sphères de mon esprit embrumé à ce que je suis susceptible de tirer de bon de cette convalescence, à ce que je vais pouvoir laisser derrière moi, alors que mon corps épuisé ne m’autorise plus à être la femme moderne, hyperactive et touche-à-tout que je suis d’ordinaire.
Je pense à l’écriture. Je pense aux personnes qui, comme moi, ont eu à vivre l’enfer sur Terre, et qui, comme moi, ont néanmoins continué à écrire leurs œuvres littéraires. Anne Franck. Hervé Guibert. Primo Levi. Jorge Semprun.
Il faut que je m’accroche pour eux, pour leur rendre hommage, pour me montrer digne de leur héritage.
Tandis que je réfléchissais à la meilleure façon de me montrer à la hauteur de mes confrères de la guilde des poètes,
ÉBLOUISSEMENT.
VISION.
Marcel Duchamp et Louis Aragon au Café Certa. Des verres d’absinthe posés sur les tonneaux qui leur servaient de tables de bistro.
Cette maladie comme l’opportunité de faire l’expérience littéraire la plus folle de l’histoire de la littérature : coucher son délire sur le papier, et contempler le feu d’artifice comme un vulgaire spectateur.
Je fais l’impasse sur le Doliprane que j’étais censée prendre.
Deux heures plus tard, le délire n’est pas total, alors je me pousse moi-même dans la divagation.
Plongeon. Impact. Froid. Chaud-froid.
Malade, malade, balade. Balade à la mer. Balade de la mer salée. La balade à la mer sera salée. L’addition, chef ! J’ai une salade de la mère Labbé.
OCÉAN. Oh ! Séant. Assieds-moi. Soutiens-moi. Ah ! Je tombe.
Clapote, clapote, clapiote. Un bar, une machine à écrire, une cigarette – dernière cigarette plus rien ne bouge. Apparition de femme. Brune. Non, blonde. Une de chaque. David Lynch. Cinéma. Il y a dans le cinéma une affluence de nuages comme un embouteillage au firmament hémorragique. Saignée lumineuse placardée à l’écran, tragédie intestine affublée de prismes qui s’échappe avec panache, ligne argentée du cumulonimbus agressif.
Soudain les Pyrénées. Andorre. Pourquoi elle ?
Le sommeil me gagne. Ah, je comprends enfin. Je m’endors.
Je me réveille quelques heures plus tard et m’autorise un Doliprane bien mérité. Je me relis.
Premier constat, sans appel : c’est somptueux.
Je ne me souviens absolument pas avoir écrit le moindre de ces mots, et je constate les larmes aux yeux que je suis au sommet de mon art. Le remède fait rapidement effet et dans mon allégresse, je me lève lentement pour aller observer ce qu’il se passe par la fenêtre. Les garçons construisent une cabane, frêle accastillage de morceaux de bois ramassés çà et là.
Je ne peux m’empêcher d’y voir un réflexe de survie primaire. Je n’ose imaginer ce que le stress qu’ils subissent engendre sur les corps fragiles de mes deux petits. La cabane est un refuge qu’ils se bâtissent pour eux deux, unis pour la vie, envers et contre tout. J’espère qu’ils ne sont pas trop inquiets tout de même.
J’espère que je ne leur manque pas trop.
Soudain, pour une raison que j’ignore, Édouard pousse violemment Henri, qui tombe sur son séant. Je repense immédiatement à mon texte. Une prémonition ?
Ce confinement nous rapproche décidément de l’invisible et du sacré.
Le petit se lève, se frotte le sacrum en pleurant et crie : “J’avais l’dire à Dolores !”
Puis il se dirige vers la maison en pleurant son prénom. “Doloreees ! Doloreees !” Littéralement, il crie sa douleur.
Je ne comprends pas que l’on puisse donner un tel prénom à son enfant. Peut-être qu’elle a fait souffrir sa mère. Peut-être que ses parents voulaient un fils et ont ressenti trop de douleur de n’avoir qu’une fille, comme c’est souvent encore le cas dans ce genre de pays.
Dolores sort du manoir, prend Henri dans ses bras, et lui sèche ses larmes de ses mains physiquement ingrates.
Je l’appelle sur son portable. Elle pose immédiatement mon fils, et sort son téléphone de sa poche.
Le petit repart en courant.
Je demande un verre d’oranges pressées.
Elle rentre dans le manoir. 
Un livreur se présente alors au portail. “Un paquet !” crient les enfants en courant vers lui “Youpi !”. L’homme esquisse un mouvement de recul. La scène a quelque chose de comique. On dirait un gladiateur un peu gauche et peureux propulsé de force dans une arène face à des lions rugissants – sauf qu’en guise de lions, il n’a en face de lui que deux adorables chatons. Je ris de le voir reculer en levant très haut le paquet, tout en se hissant sur la pointe des pieds, comme si cela allait empêcher les enfants de l’approcher. Mon père sort de la maison en criant d’un ton très autoritaire :
"Édouard ! Henri ! Vous reculez ! Vous laissez immédiatement le monsieur tranquille !”
Mes enfants s’exécutent.
Autorité naturelle. Enfants bien élevés.
“Monsieur Victor de Saint Léger ?” demande le livreur à mon père.
“C’est mon gendre,” répond mon père. “Laissez le paquet le long du portail, je vais le prévenir. Merci monsieur.”
J’ai toujours admiré la gentillesse dont mon père fait preuve avec les petites gens. C’est une qualité que je tiens de lui, indubitablement.
Dolores frappe à la porte de ma chambre, entre, et pose le verre sur la table. Les yeux toujours rivés sur les jeux de mes garçons, malgré ma migraine naissante je lui dis “Merci”.
Cela ne me coûte rien. Cela ne mange pas de pain. Et pour elle, c’est un rayon de soleil dans sa journée. C’est important de faire en sorte que les autres se sentent bien. La bonté. Ces “petites bontés” dont parle l’écrivain Vassili Grossmann dans son livre Vie et destin, livre sur la vie d’hommes et de femmes piégés comme des rats pendant le blocus de Stalingrad – comme nous tous actuellement.
Je fatigue un peu, je vais me rallonger.
Je relis mon petit bijou de surréalisme. Quelle merveille. Et quelle chance j’ai, de pouvoir vivre cette crise comme une opportunité créatrice.
Comme souvent dans les moments de joie, une pensée altruiste m’assaille. Je pense à tous ces gens qui n’ont pas la possibilité de travailler, comme nous, depuis leur domicile ou leur résidence secondaire. Colonne vertébrale de notre pays, ils sont là pour nous soigner, nous nourrir, et nous livrer nos colis Amazon, comme ce monsieur malhabile qui a apporté sa cargaison hebdomadaire de livres à Victor...
Les pauvres.
Les riches sont privilégiés jusque dans le confinement.
Je n’arrive pas à chasser de mon esprit la vision terne de la caissière qui nous a scanné nos courses à l’hypermarché – Mecque de la consommation moderne. Malgré le peu d’amabilité dont elle a fait preuve, je n’éprouve à son égard que compréhension et compassion. La pauvre.
Les pauvres pauvres.
Sans doute que s’ils avaient su ce que leur réservait la vie d’adulte, ils auraient mieux écouté en classe, et travaillé plus assidûment après les cours. Sans doute auraient-ils mieux obéi à leurs parents, et moins regardé la télévision. Comme ils doivent le regretter. Je me demande s’ils s’en veulent.
Justice cruelle et implacable de la vie. Cette vie où il faut faire preuve de sainteté et de perfectionnisme dès l’école primaire pour s’assurer une place au soleil. Ceux qui ont refusé de comprendre cette règle du jeu s’en mordent les doigts à l’âge adulte. La méritocratie, ce système dans lequel nous évoluons, est sans doute le plus juste possible. Cela ne doit pas nous empêcher d’éprouver de la compassion à l’égard des personnes qui sont tombées dans l’écueil de la paresse dans les vingt premières années de leur vie. Errare humanum est.
J’ai d’ailleurs eu vent d’une étude très sérieuse qui explique que les sentiments bons à l’égard d’autrui sont également excellents pour la santé physique et mentale de celles et ceux qui les ressentent.
Ma compassion me soigne-t-elle ? C’est peut-être grâce à elle – si puissante ! – que je trouve la force, ce soir, d’écrire ce billet. Que je trouve la force de continuer, malgré tout. Ne jamais perdre le cap, continuer de faire le bien, mesurer sa chance.
La dignité.
—Ludivine de Saint Léger
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