Tumgik
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Lena
MMAcevedo (Mnemonic Map/Acevedo), aussi appelé Miguel, est la toute première image cérébrale exécutable. C’est une capture du cerveau vivant de Miguel Álvarez Acevedo (2010–2073), étudiant en neurologie, prise par des chercheurs au laboratoire Uplift de l’université du Nouveau-Mexique le 1er août 2031. Bien que n’étant pas la première capture réussie de l’état cérébral d’un humain en vie, c’est la première suffisamment fidèle pour être simulée sur ordinateur sans succomber à des erreurs en cascades et à un crash rapide.
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Une conversation avec Rudy Giuliani autour de Bloody Marys
Traduction de A Conversation With Rudy Giuliani Over Bloody Marys at the Mark Hotel, de Olivia Nuzzi
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Rudy, pas au Mark Hotel. Photo: Elsa/Getty Images.
Alors que le SUV noir se gare au bord de la 33ème rue de Manhattan, clignotants en marche, une main pâle émerge par la fenêtre passager et fait un petit signe. Elle est rattachée à Rudy Giuliani, qui sourit derrière ses lunettes en écailles de tortue. Il s’excuse de son retard : “Je peux pas marcher sur les trottoirs comme avant”, une référence à l’un des avantages de son ancienne vie de maire.
Nous sommes le dimanche 8 décembre, tôt dans l’après-midi, et Giuliani rentre juste d’Ukraine où, selon ses dires, il est allé chercher des informations qui permettraient de combattre la tentative de destitution de son client, Donald Trump, président des Etats-Unis.
“On s’est faufilés hors de Kiev pour ne pas avoir à répondre à toutes sortes de questions”, dit-il sans préciser si ces questions auraient été posées par des journalistes ou par des officiels du gouvernement. “Ils pensaient tous qu’on allait partir vendredi matin et je nous ai fait partir jeudi soir vers Vienne en avion privé”.
La banquette arrière est recouverte de bagages. Son garde du corps depuis dix ans est un policier de New York à la retraite qui aime Donald Trump presque autant qu’il aime son patron. Il sort pour mettre les sacs dans le coffre et Giuliani passe à l’arrière.
Giuliani me dit être arrivé à son hôtel Viennois à 2h30 du matin et d'avoir sur-le-champ consulté les billets d’opéra disponibles. “Et là surprise, vendredi soir ils jouaient la Tosca dirigée par Marco Armiliato”. Il me chante une aria de Rigoletto, l’un des premiers opéras qu’il a aimés en découvrant cet art au lycée. Il agite les mains d’un air théâtral.
Par-dessus un sweater, il porte un costume bleu sombre. Sa braguette est ouverte. Il a aussi des accessoires : un pins du drapeau américain, un portefeuille tissé aux couleurs du drapeau américain, un diamant serti dans une bague à auriculaire, et un second diamant serti dans un anneau des Yankee World Series (au sujet duquel une question innocente provoque un quart d’heure de diatribes à propos de ce “putain de Wayne Barrett”, un journaliste qui parvient à enrager Giuliani jusque depuis sa tombe).
Giuliani n’est pas seulement l’avocat personnel et gratis de Trump. A 75 ans, il est aussi dans la cybersécurité : conseiller informel auprès de la Maison-Blanche ainsi que consultant hors de prix. L’une de ses mains serre trois téléphones de tailles diverses. Deux des appareils sont débloqués. Frottés l’un contre l’autre et contre la paume de Giuliani, leurs écrans révèlent des onglets ouverts et un barrage de notifications. Il active accidentellment Siri, qui dit ne pas comprendre sa commande. “Elle ne me comprend jamais”, dit-il. Il soupire et touche son écran pour la faire taire.
Giuliani aime dire qu’il connaît “chaque pâté de maison de la ville”, mais il vit dans l’Upper East Side et ne s’attarde jamais longtemps ni à l’ouest ni au sud du parc. Quand je lui demande de m’emmener dans un lieu qu’il aime fréquenter, il indique très vite à son garde du corps le Mark Hotel, un cinq étoiles de la 77ème Est. Un homme d’habitudes, Giuliani a de nos jours une conscience aigue des lieux prêts à l’accueillir. Il dit qu’à cause “de ce qui s’est passé” son cercle se restreint et qu’il ne fait plus confiance à personne.
Je lui demande comment il a jamais pu faire confiance à Lev Parnas et Igor Fruman, deux associés Russes à la tête d’une entreprise nommée “Fraude Garantie”, arrêtés en octobre par le FBI. “Ils ont l’air de types de Miami. Je connais beaucoup de gens de Miami qui ont cet air, qui sont parfaitement réglos et qui ont le même style,” me répond Giuliani. “Ni l’un ni l’autre n’a déjà été condamné. Aucun des deux. Et c’est ma limite en général, parce qui se on se base sur les allégations et les affirmations et... on ne travaille plus avec personne”, dit-il en riant. “Surtout en affaires.”
Nous remontons vers les quartiers chics pendant qu’il monologue sur le scandale dont il est coauteur, glissant d’un argument préfabriqué à un autre. Il dit que l’ancienne ambassadrice Marie Yovanovitch (qu’il appelle Santa Maria Yovanivitch) est “contrôlée” par George Soros. “Il a mis les quatre ambassadeurs là-bas. Et il emploie des agents du FBI”. Je lui dit qu’il a l’air fou, mais il insiste : il ne l’est pas.
“Ne me dites pas que je suis antisémite parce que je m’oppose à lui”, me dit-il. “Soros est à peine juif. Je suis plus juif que Soros. J’en sais probablement plus sur... il ne va pas à l’église, il ne va pas à la religion... synagogue. Il n’appartient pas à une synagogue, il ne soutient pas Israel, c’est un ennemi d’Israel. Il a élu huit procureurs anarchistes aux Etats-Unis. C’est une personne horrible.”
Dans la grande tradition des conspirationnistes Sorosiens, Giuliani croit que les médias travaillent pour Soros en publiant des mensonges à son sujet ; mais il se prend souvent les pieds dans le tapis alors même qu’il essaie de discréditer les déclarations des médias. Tout en essayant de me convaincre que, contrairement aux affirmations de la presse, il “n’a pas d’intérêts commerciaux en Ukraine”, il me parle de ses intérêts commerciaux en Ukraine.
“J’ai fait deux deals en Ukraine. J’ai essayé d’en faire quatre ou cinq autres,”. Il me dit avoir eu deux opportunités en Ukraine depuis qu’il représente le président, et avoir rejeté les deux pour évité toute accusation d’impropriété.
“Ce que je voulais vraiment faire”, dit Giuliani, c’est un procès au nom du gouvernement ukrainien contre une grande institution financière qui, selon lui, a blanchi sept milliards de dollars pour l’ancien président, Viktor Yanukovych. “Ca n’aurait rien eu à voir avec Trump ou Burisma ou Biden,” me dit-il. Il m’explique ensuite que la raison pour laquelle il “voulait vraiment” se saisir de ce dossier, c’était pour en apprendre plus sur le blanchiment en Ukraine, “ça m’a permis de comprendre qu’ils utilisent le même système de blanchiment pour Hunter Biden.”
“J’y ai réfléchi pendant un mois, à peser le pour et le contre, puis j’ai transmis le dossier à un autre avocat”. “J’ai quand même pu apprendre certaines choses sur le système de blanchiment.”
Giuliani est convaincu que pour abattre le président, il faut d’abord atteindre ses hommes ; il est donc assiégé, victime d’une conspiration visant à destituer Trump. Cette conspiration inclut les médias, les Démocrates, le deep state et même certaines personnes qu’il croyait réellement connaître.
A ce sujet, Giuliani est émotif. Il lit les articles à son sujet et voit que ses amis, ces “sources proches de l’intéréssé”, sont utilisés par les conspirateurs comme des armes et contribuent à lui donner cette image publique d’un homme hors de contrôle. Ce sont les mêmes qui, préoccupés, lui ont dit de prendre soin de l’image qu’il laissera derrière lui. Il me dit : “Et mon attitude à propos de l’image que je vais laisser derrière moi c’est : j’en ai rien à foutre.”
Son ex-femme avait sous-entendu dans une interview avec New York Mag qu’il était alcoolique. “Ouais ouais, je prends plein de drogues”, dit-il d’un ton sarcastique. “J’étais accro à une drogue, j’ai oublié laquelle. Je ne sais pas d’où ça vient, cette histoire de drogue, vraiment pas. L’alcool vient du fait que je bois effectivement, à l’occasion. J’adore le Scotch. J’y peux rien. Tous les malts. Et aussi les cigares. J’adore boire du scotch en fumant un cigare. J’aime faire la fête.”
Et il y a le District Sud de New York, la plus grande des trahisons. C’était censé être son monde, avec ses hommes à l’intérieur ; il a dirigé le bureau pendant la majeure partie des années 80. Un bureau aujourd’hui méconnaissable. “S’ils enquêtent sur moi, c’est des connards. C’est vraiment des connards s’ils enquêtent sur moi”, me dit-il.
Il parle les yeux braqués droit devant lui. Il se tourne rarement pour me regarder dans les yeux. Sa bouche se ferme, de la salive coule d’entre ses lèvres, puis descend sur son visage, le long d’une ride. Il ne s’en rend pas compte et la salive tombe sur son sweater.
“Si oui, c’est des idiots,” poursuit-il. “Dans ce cas c’est vraiment juste une bande de cinglés libéraux anti-Trump”. Il ajoute ne pas savoir si une enquête sur lui est en cours, alors même que des assignations à comparaître transmises à des associés de Giuliani par le District Sud contiendraient, paraît-il, des demandes de documents et correspondances liés à Giulani, à son entreprise, et spécifiquement à “tout paiement avéré ou potentiel” par ou pour Giuliani.
“S’ils croient que j’ai commis un crime ils ont perdu la boule”, dit-il. “Je fais ça depuis 50 ans. Je sais comment ne pas commettre de crimes. Et s’ils croient que j’ai perdu mon intégrité, alors ils on peut-être perdu la leur dans leur folie de haine anti-Trump et des choses qu’ils ont faites que j’aurais jamais faite quand j’étais procureur fédéral.”
Il dit se demander s’ils ne sont pas jaloux de lui parce que, trente ans après sa démission, des milliers de condamnations derrière lui, le bureau aurait décliné. Les nouveaux, ceux qui sont arrivés après, il dit qu’ils aimeraient poursuivre la mafia comme il le faisait. Qu’ils ne pourraient pas faire ce que lui faisait.
“C’est terrible à dire parce que ça va les bouleverser au District Sud, mais je sais pourquoi ils sont bouleversés,” dit Giuliani. “C’est parce que depuis moi, ils n’ont jamais rien fait de mon niveau. Ils n’ont pas eu huit ans comme je les ai eus, depuis que j’ai arrêté d’être procureur. Ils en sont loin.”
“De la jalousie”, il ajoute, “et parce que ma philosophie politique et la leur sont différentes. Ils sont tous... des gens impulsifs, illogiques, anti-Trump, y compris la fille de James Comey, elle travaille là-bas. Vous ne pensez pas qu’elle est amère ? Vous savez par quels noms j’ai appelé son mari ? J’ai embauché son mari.”
Il veut dire : son père.
“Son père,” dit-il. “Je trouve que son père est une honte. Je suis gêné de l’avoir embauché. J’ai jamais vu personne diriger le FBI comme ça.”
La voiture s’arrête entre la 77ème et Madison. “Votre honneur, est-ce que je vous sécurise une table ?” demande le garde du corps. “Euuh,” dit Giuliani, puis une pause. “Ouais.”
Nous entrons dans le hall de l’hôtel et Giuliani dit que même s’il n’a pas encore parlé de la possibilité d’être l’avocat du président lors du procès au Sénat, son désir de revanche serait satisfait s’il pouvait mener un contre-interrogatoire sur des Démocrates du congrès et des témoins célèbres, chose qu’il n’a pas faite depuis les années 90.
“Je fais ça très bien. C’est ma plus grande qualité d’avocat.”, dit-il. “J’adorerais, je les éclaterais... vous savez même si ça ne me plaît pas de ressembler à un avocant ridicule et prétentieux, les contre-interroger ça serait, je ne sais pas, j’aurais pu le faire dans ma deuxième année en tant que procureur assistant. C’est tous des clowns.”
“Je planifie le contre-interrogatoire pendant des jours et des jours,” me dit-il au sujet de sa stratégie. “Et j’essaie d’apprendre sa personnalité. D’apprendre quand il va mentir, comment il va mentir. J’essaie d’apprendre comment le détendre, comment lui donner confiance. Je travaille en fonction du type de personnalité. Est-ce qu’il est prétentieux ? Est-ce qu’il a des points sensibles ? Quelqu’un comme Biden par exemple, il est extraordinairement sensible au sujet de son intelligence.”
Il a quelques idées pour s’attaquer à la crédibilité des témoins. “Le type qui a entendu l’appel téléphonique”, par exemple, “est-ce que quelqu’un a regardé si le type avait des écouteurs ? Peut-être qu’il avait oublié de les mettre. Il a quel âge ? Il a quel âge, ce type ?” Il dit que l’homme était peut-être sourd, qu'il peut avoir mal entendu. “Comment on sait que ce n’est pas un schizophrène paranoïaque ? Comment on sait qu’il n’est pas alcoolique ?”
Mais selon lui, la stratégie de Lindsey Graham et Mitch McConnell est de répondre aux preuves des Démocrates par un haussement d’épaules : “C’est votre problème, ça n’intéresse personne, on s’en fiche.”
L’hôtesse nous mène jusqu’au restaurant. Alors qu’il descend la rampe recouverte de moquette, Giuliani tombe sur sa droite et heurte le mur. Il continue de marcher comme si de rien n’était. J’entends quelqu’un dire “Mon Dieu, c’est Giuliani”. Il hoche la tête et fait un signe à des gens qu’ils connait, de l’autre côté du restaurant. Il s’arrête pour serrer la main d’un homme âgé et de sa femme.
“Je voudrais de l’eau pétillante. Et je sais que vous faites un merveilleux Bloody Mary,” dit Giuliani au serveur. “Oui Monsieur,” répond le serveur, “et je sais que vous les aimez.” Giuliani s’esclaffe. “Vous êtes un homme bien !”.
Une fois qu’il a commandé une omelette et du bacon extra croquant, je lui parle du mystérieux journal d’appels inclut dans le rapport du comité sur les renseignements de la chambre des représentants ; un journal qui suggère que Giuliani a échangé avec quelqu’un dans la Maison-Blanche lors de moment cruciaux pendant les allers-retours entre Trump et l’Ukraine. Le rapport dit que le numéro était “associé” au bureau du management et du budget (BMB).
“Je pense que je n’ai jamais parlé au BMB,” me dit Giuliani. “C’est sûr que ça n’est pas clair. Je ne m’en souviens même pas. C’était peut-être mon fils”. Son fils, Andrew Giuliani, est l’assistant aux relations publiques du président. Il suggère avoir peut-être appelé pour parler de l’équipe de baseball de la Maison-Blanche avec Andrew, que ce dernier entraîne, et à laquelle Giuliani dit porter un grand intérêt. “Je ne sais plus qui j’ai appelé. Je parle surtout au président.”
Il dit qu’il appelle parfois la Maison-Blanche pour parler à Jared Kushner et qu’il aime blaguer avec lui : “Je l’ai appelé juste pour me moquer de lui parce que j’avais dit qu’il était indispensable ; je pensais le contraire.” Et pour parler à Dan Scavino, le directeur des réseaux sociaux, en poste depuis longtemps. Mais c’était souvent le président qui appelait Giuliani. “Il m’appelle beaucoup avant et après le travail. En général je n’aime pas le déranger au milieu de la nuit,” dit-il. “J’appelle le standard principal et parfois on me renvoie sur un autre numéro. Je ne sais pas qui j’ai appelé.”
Il dit que lui et l’autre avocat présidentiel, Jay Sekulow, appellent souvent le président ensemble. “On préfère tous les deux le faire ensemble, pour avoir chacun notre interprétation de l’appel.”
Il jure que même s’il ne sait pas qui il a appelé, il sait qu’il n’a eu aucune discussion inappropriée avec cette personne, quelle qu’elle soit. “Ces appels... je peux vous dire de quoi on ne parlait pas : on ne parlait pas d’assistance militaire. Je n’ai jamais parlé d’aide militaire avec eux. Jamais parlé d’aide militaire avec qui que ce soit avant que ça apparaisse dans le New York Times fin août 2019. Je ne savais pas du tout qu’on leur refusait une assistance, si on la leur refusait.” Il n’avait pas trouvé ça bien grave après avoir lu l’information, parce que c’était “du Trump typique, il refuse son aide jusqu’à la dernière minute puis il demande qu’on le supplie.”
Il lève la brochette d’olives de son Bloody Mary et en enlève une avec ses dents. Il continue de parler en mâchant, et commande un second Bloody Mary.
Je lui demande s’il représenterait mieux le président dans un procès que ne le ferait Jay Sekulow. Il sourit : “Jay est un autre genre d’avocat. Il est plus académique. J’ai parlé devant la cour suprême une fois seulement, lui 14 fois. Je ne sais pas combien de fois Jay a fait des contre-interrogatoires. Moi, des milliers.” (Puis il y réfléchit et dit “une centaine”).
“Non mais il serait mieux que moi au tribunal. Il connaît mieux les juges, il comprend mieux leur tempérament.”
Si on en arrivait à ça, Trump pourrait quand même le choisir. “Si c’est un dossier vraiment agressif, il me préférerait. Il était très agacé parce que ces dernières semaines je rassemblais des infos pour lui, je n’étais pas à la télévision. Les gens qui pensent qu’il n’aime pas comment je suis à la télévision, je ne sais pas d’où ça leur vient. C’est tout le contraire.”
Il tente de démontrer que le Viktor Shokin, procureur Ukrainien licencié pour corruption, n’était en fait pas corrompu et s’est fait sortir par l’administration Obama précisément parce qu’il avait des informations sur les Bidens. Il prétend aussi connaître un informant en possession de preuves que Hunter Biden s’est fait payer à travers une banque Chypriote grâce à une transaction qui aurait transité par une banque Lithuanienne. “Quand je l’ai eu,” à savoir le document qui prouverait ces faits, “j’avais déjà perdu Lev, donc je n’avais pas de traducteur. Je l’ai traduit avec mon application,”. Il sort son téléphone et m'explique comment Google Traduction fonctionne.
De retour à l’arrière du SUV, Giuliani dit à son garde du corps de le déposer chez lui puis de me ramener à mon hôtel. “Oh, regardez ces pauvres gens,” me dit-il en regardant vers le parc, en direction d’un homme et d’une femme assis sur un banc. “Quand j’étais maire, en arrivant chez moi, j’aurais appelé le directeur des services aux SDF. J’ai quelqu’un sur la cinquième entre 70... est-ce que c’est 75 ou 76 ? Un couple, ils ont l’air d’être gelés, allez voir si vous pouvez leur trouver un abri. J’avais entraîné tous mes fonctionnaires à faire ça. Et on est descendu à presque rien, presque 0.” Le couple sur le banc n’a pas l’air d’être à la rue.
Quand Giuliani descend de la voiture, son garde du corps lui demande : “Vous avez les trois téléphones ?” Il lui répond “Ouais, j’ai les trois téléphones. Faut que je descende à deux téléphones. Je vais essayer ça ce soir.”
Quelques minutes plus tard, en chemin vers le centre ville, un éclat de lumière réfléchie remonte jusqu'au coin de mon oeil. C’est l’écran d’un des téléphones, que Giuliani a laissé sur le siège à côté du mien.
Je le tends au garde du corps, qui rit. Il appelle Giuliani pour lui dire. Giuliani rit aussi.
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Expériences Non-Symboliques Persistantes
Extraits traduits de Clusters of Individual Experiences form a Continuum of Persistent Non-Symbolic Experiences in Adults, de Jeffrey A. Martin. 
Abstract
On rencontre depuis l’Antiquité des témoignages au sujet de formes persistantes de conscience non-duale, d’illumination, d’expériences mystiques et autres Expériences Non-Symboliques Persistantes (ENSP). Bien qu’il existe déjà quelques études, le rapport de recherche présenté ici est le début de la première étude de psychologie cognitive à grande échelle sur le sujet. Méthode : Évaluation de l’expérience subjective de cinquante participants adultes faisant état d'ENSP à travers des entretiens semi-structurés de 6 à 12 heures analysés de façon thématique. Évaluations supplémentaires au moyen de mesures psychométrique et physiologiques ainsi que d’expérimentation. Résultats : Les changements peuvent être répartis en 5 catégories centrales : perception de soi, cognition, émotion, perception sensorielle et mémoire. Les témoignages des participants peuvent être catalogués en ‘lieux’ dans lesquels le type de changement dans chaque catégorie est homogène. (…)
Introduction
Un certain type d’expérience humaine est décrit par les philosophes et les mystiques depuis l’Antiquité (Hanson, 1991 ; Stace, 1960). On donne à ces expériences plusieurs noms, comme conscience non-duale, illumination, expérience mystique, expérience limite, expérience transcendantale, la paix qui dépasse l’entendement, unité de conscience, union avec Dieu, et ainsi de suite (Levin & Steele, 2005 ; MacDonald, 2000 ; Thomas & Cooper, 1980). Désignées collectivement par le terme d’Expériences Non-Symboliques Persistantes (ENSP), elles sont souvent décrites par des individus spirituels et religieux ; mais aussi par des athées et des agnostiques (Newberg, d’Aquili, & Rause, 2001 ; Newberg & Waldman, 2006, 2009).
(...) Les travaux présentés ici cherchent à déterminer des assertions falsifiables et à recueillir des témoignages personnels détaillés en évitant la religion, la culture et les autres contextes qui entourent souvent les descriptions d’ENSP. (…)
Définition de l’expérience non-symbolique persistent (ENSP)
(…)
Le terme non-symbolique est dérivé des travaux de Cook-Greuter (2000) (…) dans le contexte suivant :
Les psychologies orientales parlent souvent de ce qui est médié de façon non-symbolique, ou de la connaissance immédiate, comme de la seule forme de connaissance pouvant mener à l’illumination ou à la compréhension réelle de la nature humaine. Elles considèrent même notre dépendance à ce qui est médié par le langage et la pensée discursive comme un obstacle majeur à la réalisation du Soi véritable ou divin, ou à l’union avec le Sol. (Cook-Greuter, p.230)
(…)
Pour cette étude, j’ai défini la persistance comme une expérience non-symbolique (d’une forme ou d’une autre) continue pendant au moins un an.
Méthode
Participants
(…) Les participants devaient satisfaire les critères suivants : (a) se considère comme actuellement sous ENSP, qu’elle soit de nature religieuse, spirituelle ou séculaire ; et (b) attaché à une communauté qui valide cette identification. (…) Plus de 90% des participants sont anglophones. Il y a une faible diversité ethnique ; tous les participants sont blancs. La diversité de genre est elle aussi faible ; 78% des participants sont des hommes. (…) La plupart des participants ont grandi dans une tradition religieuse (…) une faible minorité a grandi agnostique ou athée. (…) Lors de l’étude, près de la moitié des participants n’avaient pas de religion particulière. (…)
Récolte de données
La première partie de la récolte de données a commencé par un questionnaire portant sur un large spectre de mesures établies sur la personnalité, le développement et le style de vie des participants. (…) les individus dans cette population ressentent un bien-être supérieur à la moyenne, une tendance réduite à la dépression et un stress diminué. Ces résultats ne sont en rien révolutionnaires étant donné les millénaires de témoignages bien connus sur les membres de cette population.
(…)
L’entretien débute par une demande d’informations préliminaires au sujet de la personne et de ses expériences. S’ensuit une conversation libre de 30 à 60 minutes, afin qu’un rapport avec le participant ait le temps de s’établir. Cette période permet aussi de détecter la terminologie et les motifs langagiers du participant et de se synchroniser avec eux. (…) Quasiment tous les participants parlent d’un ‘apaisement’ de leur discours intérieur, si bien que la première question est presque toujours à ce sujet.
(…)
Analyse des données
(…)
Résultats
Résultat principal : l’ENSP est liée à un changement fondamental de la perception de soi et de son environnement, et tout le monde ne vit pas l’ENSP de la même manière. Il semble exister un continuum composé de lieux distincts où l’on retrouve des changements spécifiques (…). Certains des changements sous-jacents ne dépendent pas de traditions spirituelles ou religieuses, tandis que d’autres semblent fortement influencés par les croyances individuelles. Il est possible que le degré d’avancement le long du continuum soit affecté par les pratiques spirituelles ou religieuses des participants.
ENSP : un continuum ?
(…) il est clair que les expériences rapportées présentent des similarités. Au fil du temps, il est devenu évident que les témoignages pouvaient être répartis dans différents groupes. (…)
(…) De nombreux participants indiquent que leur ENSP a changé au fil du temps. Après examen, les données ont révélé que les participants passent d’un lieu à l’autre. Au fil des interviews, il est devenu clair que ces déplacements se font le long d’un continuum ordonné.
Lorsqu’un participant passe d’une expérience normale à une ENSP, il peut se trouver initialement n’importe où le long du continuum. Chaque lieu du continuum représente une façon précise de percevoir son soi et sa réalité décrite de façon similaire par plusieurs participants (…). 
(…)
Un examen global a fait émerger un continuum allant d’un état de veille et de conscience ‘normale’ à un lieu distant où les participants disent ne plus avoir de perception de soi individualisée, ne plus avoir de pensées les concernant, ne plus avoir d’émotions, et ne plus avoir volonté d’agir ou de capacité à faire des choix. (…)
Les éléments centraux
(…)
Perception de soi
Le changement le plus commun chez les participants en ENSP est lié à la perception de soi. Ils sont tous passés d’une perception fortement individualisée et courante dans la population ‘normale’ à ‘autre chose’. La description de cet ‘autre chose’ dépend souvent de la tradition spirituelle ou religieuse du participant (ou de l’absence de celle-ci). Par exemple, les Bouddhistes font souvent référence à un vaste espace, tandis que les chrétiens parlent d’une union avec Dieu, Jésus, ou le Saint-Esprit (selon leur dénomination). Ils ressentent cependant tous que leur soi est devenu ‘plus grand’ et moins individuel qu’avant. Les participants disent parfois se sentir exister au-delà de leur corps, parfois très loin au-delà. [NdT : plus loin : « Les participants inscrits dans une spiritualité détachée de toute tradition ont vécu une expérience similaire. Dans les lieux les plus proches, ceux-ci font souvent part de sentiments d’unité et de connexion sans qu’une déité ne soit généralement identifiée. »]
(…)
Le changement est radical et la plupart des participants le remarquent immédiatement, sans toujours savoir exactement ce qui s’est produit. (…) Ceux qui ne sont liés à aucune tradition religieuse ou spirituelle capable de contextualiser l’expérience ont alors souvent l’impression d’avoir développé une maladie mentale, sans que cette analyse soit le fruit d’une détresse mentale ou émotionnelle : elle est souvent le résultat d’un raisonnement rationnel né de l’observation que leur expérience de la réalité est soudain devenue remarquablement différente de leur expérience passée et de celle vécue par tout leur entourage. Nombre de ces participants sont allés consulter un professionnel de la santé mentale, et aucun d’entre eux n’a trouvé en avoir tiré un bénéfice. Les cliniciens leur ont souvent indiqué que les descriptions qu’ils faisaient ressemblaient à celles de dépersonnalisation et de déréalisation, exception faite de la nature positive de l’expérience.
La perception de soi varie le long du continuum. Dans les lieux les plus ‘proches’, la perception semble être étendue, souvent plus connectée au monde. Dans les lieux les plus éloignés, le changement est encore plus prononcé : les participants ont perdu tout sentiment d’avoir un soi. (…)
En dépits des immenses changements dans leur perception d’eux-mêmes et de leur nature potentiellement troublante, presque tous les participants indiquent ne pas vouloir revenir à un état précédent. Ils ont tendance à considérer que leur lieu actuel est l’ENSP idéale, et ce même s’ils ont auparavant tenu un autre discours lorsqu’ils étaient dans un autre lieu. (…)
Cognition
Un autre témoignage que l’on retrouve souvent est un changement dans la nature et le volume de la pensée. C’est, pour presque tous les participants, l’un des premiers éléments notables de l’ENSP. Le degré et la nature du changement dépend de l’emplacement du participant le long du continuum. Au début de celui-ci, presque tous les participants indiquent une réduction significative de la quantité de pensée, parfois même son absence totale. (…) Pour la plupart des participants, les pensées viennent puis repartent, et leur contenu émotionnel est soit inexistant soit fortement réduit.
Il est devenu presque immédiatement évident que les participants ne parlent pas d’une disparition totale de toute pensée. Ils demeurent parfaitement capables de résoudre des problèmes et de vivre une vie apparemment ‘normale’. La réduction semble restreinte à la pensée liée au soi. (…)
Cette réduction de pensée ne semble pas être accompagnée de conséquences négatives sur le plan cognitif. Aucun participant ne déclare souhaiter un retour des pensées autoréférentielles, ni un retour de leur charge émotionnelle. En général, les participants disent que leur capacité à résoudre des problèmes et leur capacité mentale générale a augmenté depuis que leur esprit n’est plus pris d’assaut par ces pensées à présent disparues. (…)
La quantité de pensées liées au soi et le pourcentage de celles-ci chargées d’un contenu émotionnel diminue le long du continuum. (…)
Émotions
Tout comme pour la pensée, les participants indiquent une réduction significative de la variété et de la quantité globale d’émotions, avec des différences le long du continuum. Ceux au début du continuum parlent d’une variété d’émotions positives et négatives. Ils indiquent être moins facilement ‘saisis’ par des émotions naissantes. (…) Plus loin dans le continuum, les participants ne font plus état d’aucune émotion.
(…) Juste avant le lieu le plus lointain où les participants ne font plus état d’aucune émotion, l’expérience émotionnelle est fortement positive. On y trouve une émotion unique ressemblant à une combinaison de joie, d’amour et de compassion généralisée intense. (…) la transition suivante vers un lieu sans aucune émotion constitue un changement immédiat et remarquable.
Plus généralement, les participants parlent d’un sentiment de paix durable et profond. Lorsqu’ils parlent de cette paix, ils font souvent un geste vers le haut de leur poitrine, vers leur plexus solaire et/ou leur abdomen. Ce sentiment peut être obscurci dans les lieux moins avancés, généralement à cause de stimulations extérieures plutôt qu’en raison de pensées internes. Les traumatismes profonds ou les situations familiales difficiles peuvent, selon les participants, ‘repousser’ le sentiment de paix. Cette description est souvent accompagnée d’un geste de la main du haut vers le bas qui repousse leur plexus solaire vers le bas de leur abdomen.
(…)
Perception sensorielle
Les changements de perception lors d’une ENSP sont fortement liés à la cognition et à l’émotion ; ils se placent eux aussi le long d’un continuum. Les deux changements principaux sont le niveau d’attention sur le présent (par opposition au passé et au futur) et la façon dont les événements extérieurs provoquent des ressentis internes.
(…)
Les participants au début du continuum ont un ressenti accru du présent mais peuvent être saisis par des pensées au sujet du passé et du futur plus facilement que les participants plus avancés le long du continuum ; cette avancée semble ancrer dans le présent de façon plus fiable. Les lieux les plus éloignés découverts par cette étude apportent une immersion quasi-totale dans le présent ; juste avant ces lieux extrêmes, des modifications de la perception se produisent, comme le passage d’une vision 3D à une vision 2D, ou la sensation d’être stationnaire dans le monde et que c’est le monde qui se déplace autour de l’individu.
Un autre changement de perception décrit par tous les participants est le lien entre événement extérieur et réaction interne / processus émotionnel. (…) De nombreux participants masculins indiquent avoir été agacés par le comportement dangereux d’autres conducteurs sur la route. (…) Dans l’exemple de la circulation, ils indiquent faire souvent un geste insultant à l’intention du mauvais conducteur et accompagner ce geste d’insultes. Pour ces participants, la différence principale vient dans un second temps. En ENSP, leur bien-être revient à son niveau normal en quelques secondes (…) et l’incident cesse de les troubler. Ils indiquent que, avant l’ENSP, ils seraient restés agacés bien plus longtemps ; bien souvent, les participants émettent l’idée que la disparition de leur perception de soi pourrait affecter la durée pendant laquelle ils s’accrochent à leurs griefs.
Les participants plus éloignés sur le continuum fournissent d’autres idées quant à ce phénomène. Par exemple, je m’entretenais avec un participant sur un campus universitaire majeur. C’était les premiers jours de beau temps et plusieurs femmes étaient étendues en maillot de bain sur la pelouse. Sachant que le participant est hétérosexuel, je l’ai interrogé sur sa réaction face à ces jeunes femmes attirantes. Il a répondu remarquer parfois que ses yeux s’orientaient vers l’une d’elles mais que rien d’autre ne se produisait. Je lui ai demandé de spéculer sur ce mouvement oculaire et il a dit supposer que c’était une réponse reproductive instinctive.
(…)
Le lieu du continuum module aussi la capacité de ces processus de perception à faire agir les participants. Plus ils avancent sur le continuum, plus les participants sont capables de contrôler leur réaction à certains événements ; puis le contrôle actif s’estompe et devient de moins en moins nécessaire. Certains participants indiquent avoir de moins en moins de réactions intérieures aux événements extérieurs (…).
Mémoire
Tous les participants indiquent accorder moins d’importance à leurs souvenirs personnels et à leur passé en général. (…) Le nombre de souvenirs apparaissant de façon spontanée diminue le long du continuum, d’une façon semblable à la diminution des pensées liées au soi. Même si de nombreux participants trouvent qu’ils ont des troubles de la mémoire, le rappel paraît total et correct lorsque les participants répondent à des questions sur leur passé.
Vers les lieux les plus éloignés du continuum, les participants font part d’une difficulté croissante à faire remonter des souvenirs personnels. Ce n’est pas le cas concernant les faits, seulement les détails biographiques autour de l’apprentissage de ces faits. (…) Mes conversations avec eux ne confirment pas ce sentiment ; ils fournissaient le plus souvent nombre d’informations personnelles et leur capacité au souvenir paraît indistinguable de celle des participants moins avancés dans le continuum.
Ces participants ont aussi le sentiment que leur mémoire à court et moyen terme est affectée. Même si j’ai été témoins de cas où les participants ne parvenaient pas à retrouver les détails de conversations survenues quelques instants plus tôt, la plupart des participants convaincus de souffrir de troubles de la mémoire pouvait très bien se souvenir d’autres parties de notre conversation, d’événements survenus plus tôt dans la journée, etc (…).
Il y a une exception notable, et qui semble être un véritable déficit. Les participants proches de l’extrémité du continuum font très souvent état de leur incapacité croissante à se souvenir de rendez-vous, tout en demeurant fiables pour les événements routiniers. Par exemple, ils se souviennent bien de l’heure où aller cherchant leur enfant à l’école, mais oublieront un rendez-vous médical. Leurs rituels sont souvent adaptés en réponse à ce changement : nombre d’entre eux écrivent les rendez-vous, les courses à faire, etc. sur des listes affichées de façon bien visible. Lors de mes visites chez eux, j’ai pu trouver ces listes sur des téléviseurs, sur des écrans d’ordinateur, près des toilettes, près de portes, etc. Il était clair que ces listes étaient placées à des endroits où le regard des participants se poserait avec régularité. Les participants disent systématiquement préférer rester en ENSP même si le retour à une expérience ‘normale’ ferait disparaître ces déficits.
Résultats supplémentaires
(…)
Vérité et degré d’agentivité
[NdT : agentivité est un néologisme canadien traduisant agency, qui décrit la perception de l’intentionnalité dans ses propres actes, ou le degré auquel on se considère comme l’agent se son propre comportement.]
Sur les lieux avancés du continuum, les participants décrivent une absence d’agentivité ; ils n’ont plus l’impression de pouvoir agir d’eux-mêmes ni de pouvoir prendre des décisions. La réalité est perçue comme un déroulement, et ‘l’action’ comme ‘la décision’ ont simplement lieu. Nombre de ces participants fonctionnent pourtant très bien dans de nombreux environnements, avec un bon niveau de performance. L’un d’eux, par exemple, est en doctorant dans une université majeure. Un autre est un jeune professeur universitaire au début d’une carrière prometteuse. Un troisième est un cadre de haut niveau avec de l’expérience dans le public comme dans le privé, consultant, et membre du conseil d’administration de plusieurs institutions.
(…)
Dogmatisme : « je suis illuminé, pas vous ».
L’ENSP est souvent accompagnée de la formidable certitude que les participants vivent une réalité plus ‘profonde’ ou ‘plus vraie’. Au fil du temps, cette certitude s’intensifie souvent. Le sentiment d’une vérité vécue intérieurement mène souvent à une forme de dogmatisme, en particulier chez les participants n’ayant visité qu’un seul des lieux du continuum. Cette certitude les rend plus réticents à accepter que des individus décrivant une expérience différente puissent eux aussi être en ENSP. Ceux avec des tendances dogmatiques ont souvent le sentiment que leur version de l’expérience est la version correcte et vraie. Quand je leur demandais de comparer leur expérience à des données recueillies auprès d’un ou plusieurs autres participants, ils déclaraient souvent, de façon irrévocable, que j’avais clairement du mal à comprendre ce qui constitue une ENSP valide.
(…)
Continuité de la personnalité
Malgré le bouleversement intérieur dans leur perception d’eux-mêmes et du monde suite au début de l’ENSP, l’apparence extérieure des participants ne change que très peu. En général, leurs maniérismes, loisirs, opinions politiques et goûts en matière de nourriture et de vêtements ne changent pas. (…)
(…) Pour faire court, personne ou presque n’a remarqué ces transformations intérieures radicales. De nombreux participants n’ont aucun proche intéressé par les ENSP ; ceux qui ont essayé de parler de leur vécu avec leurs proches ont fait face à une inquiétude et une préoccupation immense. La réaction la plus courante chez les participants est alors de ne plus jamais mentionner l’ENSP.
Il semble exister une distinction claire entre la personnalité d’un participant en ENSP et son sentiment intérieur d’avoir un ‘soi’ individuel. En l’absence de ce ‘soi’, la personnalité semble pouvoir continuer de fonctionner indépendamment. Il y a des exceptions. Par exemple, l’entourage des participants en dépression avant l’arrivée de l’ENSP ont immédiatement remarqué l’augmentation de leur bien-être. Mais en général, les changements ne sont pas suffisamment marquants pour être détectés, même par les gens très proches des participants.
Persistant mais pas permanent : la perte d’ENSP
(…)
Stress et ENSP
(…)
Il y a 3 occasions où j’ai eu l’impression que le niveau de stress d’un participant justifiait une visite supplémentaire. Le tout premier participant à l’étude est l’un ceux-ci. Je connais le participant depuis plus de 20 ans, longtemps avant que son ENSP ne commence. C’est un médecin à la retraite en bonne santé, la soixantaine. Lors de mon premier entretien avec lui, il était entre le milieu et la fin du continuum, juste avant le lieu où seules les émotions positives existent encore. (…)
Son père et sa sœur venaient de mourir, l’un après l’autre, en l’espace d’une semaine. Un de ses enfants faisait aussi face à un problème majeur. Lors d’un dîner, je l’ai interrogé sur son état interne, et il m’a dit ressentir une paix profonde et positive en dépit de tout ce qui se passait. Sachant que le participant viendrait avec sa compagne de longue date, j’avais fait venir un collègue chercheur au dîner afin qu’il s’entretienne avec elle en privé. Mon collègue a isolé la compagne du participant au bar et l’a interrogée sur d’éventuels symptômes de stress chez le participant, pendant que je posais les mêmes questions à ce dernier devant notre repas. Leurs réponses étaient diamétralement opposées. Le participant disait ne ressentir aucun stress ; sa partenaire, elle, avait observé de nombreux signes révélateurs : il dormait mal, il avait mauvais appétit et son humeur était changée ; ses muscles étaient plus tendus qu’à l’habitude, sa libido était réduite, sa santé vacillait, etc.
J’ai répété cette observation chez trois participants en tout et j’ai poursuivi cette piste. Les données prises dans leur ensemble suggèrent une coupure entre leur expérience subjective et d’autres parties de leur psychologie et de leur physiologie. Même si l’effet est particulièrement prononcé en période de stress, il est mesurable de façon plus générale. Deux exemples permettent de l’illustrer :
Les participants déclarent souvent avoir acquis une conscience accrue de leur corps suite à leur transition en ENSP. J’ai organisé des séances de yoga privées avec plusieurs participants, dans le cadre d’une enquête plus globale sur la conscience de leur corps. Les séances ont révélé que les participants se croient bien plus conscients de leur corps qu’ils ne le sont réellement. À titre d’exemple, l’instructeur posait souvent sa main sur le corps du participant en lui demandant de relaxer la tension musculaire à cet endroit, et les participants soutenaient être déjà entièrement détendus et ne ressentir aucune tension.
Pendant certains entretiens, des participants ont déclaré ne plus être capables de racisme ou de sexisme. J’ai demandé à ceux-ci de suivre les tests en ligne du Projet Implicite de l’université de Harvard. Tous ces participants étaient des hommes blancs et tous ont montré un certain degré de racisme et/ou de sexisme, y compris ceux situés dans les lieux du continuum dénués d’émotion et d’agentivité. Les tests du Projet Implicite reposent sur la physiologie des participants.
Rejet de l’expérience non-symbolique
Les expériences non-symboliques (ENS) ne sont pas universellement appréciées (…)
(…) L’un a déclaré avoir lu un livre au sujet des ENSP et s’être réveillé le lendemain matin en ENS (Expérience Non-Symbolique). Il a déclaré avoir eu le sentiment d’avoir perdu son humanité, une façon courante d’exprimer l’absence d’émotion et d’agentivité ressentie chez les individus sans cadre de référence spirituel ou religieux. Il a indiqué avoir observé sa jeune fille et avoir trouvé anormale la disparition de l’intense amour parental qu’il ressentait avant pour elle. Il a mis 3 mois à entièrement quitter son ENS et considère que, depuis qu’il y est parvenu, il apprécie d’avantage sa vie et y trouve plus de sens. (…)
 Résumé des caractéristiques principales des lieux du continuum
(…)
Lieu 1
Les participants situés au lieu 1 ressentent une réduction radicale, voir une perte complète de leur perception de soi. Leur esprit semble beaucoup moins bruyant en raison d’une diminution de la quantité et/ou de la force émotionnelle des pensées liées au soi, mais certaines pensées peuvent encore les attirer dans des flux de pensée plus actifs. Ils ressentent plusieurs émotions négatives et positives, mais de façon bien plus transitoire, sans le pouvoir sur eux qu’elles avaient avant. (…)
Globalement, ce changement de pensée et d’émotions leur procure un sentiment de paix et d’existence profond. (…) Cette paix profonde peut être masquée par des déclencheurs externes, mais revient en l’absence du stimulus. Leur perception de soi semble plus grande, comme étendue au-delà de leur corps physique. Leur sentiment d’être liés au monde extérieur est renouvelée ; pour les participants religieux, le sentiment d’être lié à une divinité l’est aussi. Ces participants font état d’un niveau de bien-être très élevé et d’un sentiment noétique que les choses sont exactement comme elles devraient l’être.
Lieu 2
Les expériences du lieu 1 sont approfondies au lieu 2, avec par exemple une perte accrue de pensées liées au soi et une réduction de la capacité des pensées restantes à saisir l’individu. Les émotions ressenties sont de plus en plus positives (…). Les participants qui passent du Lieu 1 au Lieu 2 font état d’un bien-être augmenté.
Lieu 3
(…) La paix intérieur des participants au lieu 3 est encore plus profonde, tout comme leur sensation de lien et d’union / unité. Un participant chrétien se sentira en fusion étroite avec Jésus, le Saint-Esprit, ou Dieu (selon sa dénomination). Un participant ‘spirituel’ rapprochera peut-être ce même sentiment de lien à une conscience omniprésente. Ce type d’expérience est considéré par certaines traditions (comme la Chrétienté) comme l’apogée de la spiritualité, et, par certaines formes de Bouddhisme, comme une halte souhaitable. Les participants au lieu 3 peuvent rarement concevoir le monde autrement que tel qu’il est ; tous les participants expriment cette idée à un degré plus ou moins prononcé, mais à ce stade du continuum, l’idée est profondément enracinée. (…)
Lieu 4 et au-delà
Une autre transition majeure se produit au lieu 4 (qui inclut la zone transitoire et tout lieu ultérieur où les expériences rendues possibles par la transition s’approfondissent encore). À partir de ce stade, les derniers vestiges de pensée liée au soi n’existent plus, tout comme le ressenti des émotions. Les sensations de lien profond au monde, d’union avec Dieu, et d’une conscience omniprésente ont disparu. Ces participants disent ne plus ressentir d’agentivité et ne plus être capable de prendre des décisions. La vie semble se dérouler devant leurs yeux. Les troubles de mémoire sévères sont fréquents chez ces participants, y compris l’incapacité de se souvenir d’événements prévus mais non récurrents. Les participants ayant progressé depuis un lieu antérieur disent avoir atteint un bien-être maximal, ce qui les stupéfie souvent car ils ne pouvaient pas imaginer mieux que le lieu 3.
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traductions · 6 years
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Un simple homme de lettres
Traduction de Merely a Man of Letters. Paru dans Philosophy and Literature 1 en 1977.
Une interview de Jorge Luis Borges
Le 14 avril 1976, Denis Dutton et Michael Palencia-Roth, tous deux éditeurs de la revue Philosophie et Littérature, eurent un entretien avec Jorge Luis Borges à l’université du Michigan, accompagnés de leur collègue Lawrence I. Barkove, professeur invité à cette même université. Ci-dessous, une retranscription du cœur de la conversation, qui se déroula en anglais. Elle a récemment été rééditée dans un souci de précision et accompagnée d’une version numérisée de l’enregistrement de 1976. Cet entretien de Philosophie et Littérature est mis en ligne, ici, pour la première fois.
Vous pouvez écouter un fichier MP3 de la conversation originale en suivant ce lien. Il dure un peu plus de quinze minutes.
Denis Dutton : Pourquoi ne pas nous parler de certains des philosophes qui ont influencé votre travail, de ceux qui vous ont le plus intéressé ?
Jorge Luis Borges : Ah, une question facile. Je pense qu’on peut parler de deux d’entre eux : Berkeley et Schopenhauer. Même si j’imagine qu’on pourrait aussi inclure Hume, puisqu’après tout, bien sûr, Hume réfute Berkeley. Mais en réalité il vient de Berkeley – même si Berkeley vient de Locke. On peut voir Locke, Berkeley et Hume comme trois maillons d’une chaîne d’arguments. En philosophie, quand une personne en réfute une autre, elle poursuit son argument.
Michael Palencia-Roth : Où se placerait Schopenhauer ?
Borges : Schopenhauer est très différent de Hume. Bien sûr, il a cette idée de volonté, qu’on ne trouve pas chez Hume. Et bien sûr le cas de Berkeley est différent. Je crois que pour lui, Dieu a conscience de toutes choses, à tout instant ; du moins si je le comprends bien. Si nous partions d’ici, la pièce disparaîtrait-elle ? Non, parce que Dieu a conscience de cette pièce.
Pour ce qui est de Schopenhauer, je relisais Die Welt als Wille und Vorstellung, Le monde comme volonté et comme représentation, et j’ai été assez stupéfait, ou plutôt devrais-je dire décontenancé, ou intrigué par un élément récurrent chez Schopenhauer. Bien sûr, sa plume peut avoir dérapé, mais comme il y revient, et comme il écrivait avec soin, je me demande si elle a vraiment dérapé. Par exemple Schopenhauer commence par dire que tout ceci, l’univers, les étoiles et l’espace entre elles, les planètes, cette planète, ces choses n’ont aucune existence hormis dans l’esprit qui les perçoit – n’est-ce pas ?
MP-R : Oui.
Borges : Mais alors, à ma surprise – et je suppose que vous pourriez me l’expliquer, puisque vous êtes philosophes et pas moi – ce que Schopenhauer dit, c’est que les choses n’existent pas, hormis dans le cerveau. Et que l’univers – je m’en souviens, je ne crois pas être en train d’inventer – « ist ein Gehirnphänomen », que le monde est un phénomène cérébral. Quand j’ai lu ça, j’étais décontenancé. Parce que bien sûr, si on pense à l’univers, je crois que le cerveau fait tout autant partie du monde extérieur que les étoiles et la Lune. Parce que le cerveau après tout est un système de – je ne sais pas – de perceptions tactiles et visuelles. Mais il persiste à parler du cerveau.
MP-R : Oui.
Borges : Mais, par exemple, je ne pense pas que l’évêque Berkeley persiste à parler du cerveau, ni Hume, qui aurait parlé de l’esprit, de la conscience…
DD : Les gens disent parfois qu’ils voient Berkeley dans les histoires comme « Orbis Tertius ».
Borges : Je comprends pourquoi. Bien sûr. Mais dans cette histoire, j’avais aussi des visées littéraires.
DD : Dans cette histoire, comment distinguez-vous les lettres et la philosophie ? Pourriez-vous expliquer cela ?
Borges : Oh, oui, c’est très simple à expliquer… je dirais que les encyclopédies ont été ma source de lecture principale. Elles m’ont toujours intéressé. Je me rendais à la Biblioteca Nacional à Buenos Aires, et comme j’étais timide, j’étais incapable de demander un livre, de parler à un bibliothécaire, alors je cherchais l’Encyclopædia Britannica sur les étagères. Bien sûr, plus tard, j’ai eu le livre chez moi, à portée de main. Alors je prenais n’importe quel volume, et je le lisais. Et une nuit, j’ai été largement récompensé, parce que je lisais sur les druses, sur Dryden, sur les druides – ça regorge de trésors, non ? – tous dans le même volume bien sûr, « Dr… ».
Et l’idée m’est venue qu’il serait superbe d’imaginer, d’abord une encyclopédie du monde réel, puis une encyclopédie, très rigoureuse bien sûr, d’un monde imaginaire, où tout serait lié. Où, par exemple, on aurait une langue, puis une littérature écrite dans cette langue. Il faudrait bien sûr de nombreuses personnes pour pouvoir l’écrire, elles devraient se rassembler et avoir de nombreuses discussions, les mathématiciens, les philosophes, les hommes de lettres, les architectes, les ingénieurs, mais aussi les romanciers et les historiens. Puis, comme j’avais besoin d’un monde très différent du nôtre – inventer des noms extravagants ne me suffisait pas – je me suis dit, pourquoi pas un monde basé sur les idées de Berkeley ?
DD : Un monde où le sens commun n’est pas basé sur Descartes mais sur Berkeley ?
Borges : Oui, c’est ça. Ce jour-là, j’ai écrit « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », qui a su trouver de nombreux lecteurs. Et bien sûr, tout vient de la théorie idéaliste, l’idée qu’il n’y a pas de choses, seulement des événements, qu’il n’y pas de noms, seulement des verbes, qu’il n’y a pas d’objets, seulement des perceptions…
Lawrence I. Berkove : « Tlön » représente bien celles de vos histoires où, quelle qu’en soit la fin, le lecteur est encouragé à continuer d’en appliquer les idées.
Borges : J’espère. Mais je me demande si ce sont mes idées. Parce que je ne suis pas vraiment un penseur. J’ai utilisé les idées des philosophes pour parvenir à mes propres fins littéraires, mais je ne crois pas être un penseur. Je pense que Berkeley, Hume, Schopenhauer et peut-être Mauthner on fait mon travail intellectuel pour moi.
MP-R : Vous dites que vous n’êtes pas un penseur…
Borges : Non, ce que je veux dire, c’est que je n’ai pas de système philosophique personnel. Je ne m’y suis jamais essayé. Je suis un simple homme de lettres. Tout comme, par exemple – bien sûr je ne devrais probablement pas choisir cet exemple – tout comme Dante a utilisé la théologie à des fins poétiques, ou Milton a utilisé la théologie pour sa poésie, pourquoi ne devrais-je pas utiliser la philosophie, et surtout la philosophie idéaliste – une philosophie qui m’attire – afin d’écrire un conte, d’écrire une histoire ? Cela me semble acceptable.
DD : Une chose que vous partagez certainement avec les philosophes, c’est une fascination pour la perplexité, pour le paradoxe.
Borges : Oh oui, bien sûr – j’imagine que la philosophie jaillit de notre perplexité. Si vous lisez ce qu’on me permettra peut-être d’appeler « mon œuvre » - si vous lisez mes essais – vous trouverez partout un symbole de perplexité évident : le labyrinthe. Je trouve que c’est un symbole de perplexité évident. Les méandres et l’émerveillement vont ensemble, n’est-ce pas ?
DD : Mais les philosophes ne se contentent pas de rester confrontés à la perplexité, ils veulent des réponses, des systèmes.
Borges : Ils ont bien raison.
DD : Ils ont raison ?
Borges : Enfin, peut-être qu’aucun système n’est atteignable, mais la recherche d’un système peut-être très intéressante.
MP-R : Diriez-vous que votre œuvre est une recherche de système ?
Borges : Non, je n’aurais pas l’ambition de prétendre ça. Je dirais que c’est, pas de la science-fiction, mais plutôt la fiction de la philosophie, ou la fiction des rêves. Et aussi, le solipsisme m’intéresse beaucoup ; ce n’est rien d’autre qu’une forme extrême d’idéalisme. Cela dit, il est étrange que tous ceux qui parlent du solipsisme n’en parlent que pour le réfuter. Je n’ai jamais lu un seul livre en faveur du solipsisme. Je sais ce que vous voulez me répondre : puisqu’il n’y a qu’un seul rêveur, pourquoi écrire un livre ? Mais s’il n’y a qu’un rêveur, pourquoi ne pas rêver qu’on écrit un livre ?
DD : Bertrand Russell a un jour suggéré que tous les solipsistes devraient se rejoindre et former une association solipsiste.
Borges : Oui, ses écrits sur la question sont très astucieux. Tout comme ceux de Bradley dans Apparence et réalité. Et j’ai aussi lu un livre intitulé Il Solipsismo, par un italien, qui dit que tout ce système est une preuve de l’égocentrisme, de l’égoïsme de l’époque. C’est idiot ; je n’ai jamais vu le solipsisme comme ça.
MP-R : Que pensez-vous du solipsisme ?
Borges : Eh bien je suppose qu’il est inévitable.
MP-R : Evitable ou inévitable ?
Borges : Je devrais dire qu’il est logiquement inévitable, puisque personne ne peut y croire. C’est un peu comme ce que Hume dit de Berkeley : « Ses arguments ne peuvent être réfutés, pas plus qu’ils ne peuvent convaincre ». Le solipsisme ne peut être réfuté et ne peut pas convaincre…
DD : Pensez-vous possible qu’une histoire soutienne un positionnement philosophique mieux qu’un philosophe ne saurait le faire ?
Borges : Je n’y ai jamais pensé, mais je suppose que oui, monsieur. J’imagine que vous – oui, oui, je pense que vous avez raison. Parce que comme – je ne sais plus qui a dit ça, est-ce que c’était Bernard Shaw ? Il a dit que les arguments ne convainquent personne. Non, Emerson. Il a dit que les arguments ne convainquent personne. Et je pense qu’il avait raison, même quand on songe aux preuves de l’existence de Dieu par exemple, non ? Dans le cas où les arguments ne convainquent personne, un homme peut être convaincu par des paraboles, par des fables, par quoi ? Par des fictions. Elles sont bien plus convaincantes que les syllogismes. Oui bien sûr, quand je pense à quelque chose comme le Christ. D’autant que je m’en souvienne, il n’a jamais fait usage d’arguments ; il utilisait un style, certaines métaphores. C’est très étrange – oui, il utilisait toujours des formules frappantes. Ce n’est pas « Je ne viens pas apporter la paix mais la guerre », c’est « Je ne viens pas apporter la paix mais le glaive ». Le Christ pensait en paraboles. Du moins selon – je crois que c’est Blake qui a dit qu’un homme devrait – enfin, s’il est chrétien – devrait non seulement être juste mais aussi intelligent… il devrait aussi être un artiste, puisque le Christ enseignait aussi l’art à travers son prêche, parce que chaque formule du Christ, si ce n’est chaque parole du Christ, a une valeur littéraire, peut-être vue comme une métaphore ou comme une parabole.
DD : Si un tempérament littéraire et un tempérament philosophique ont autant en commun, qu’est-ce qui, selon vous, finit par les séparer ?
Borges : Je dirais qu’un philosophe s’attache à penser rigoureusement, alors qu’un auteur souhaite raconter une histoire, un conte, utiliser des métaphores.
MP-R : Est-ce qu’une histoire, en particulier une nouvelle, peut-être philosophiquement rigoureuse ?
Borges : Je suppose que oui. Bien sûr, dans ce cas, ce serait une parabole. Je me souviens avoir lu une biographie d’Oscar Wilde, par Hesketh Pearson. Il y avait une longue discussion sur la prédestination et le libre arbitre. Et il demandait à Wilde ce qu’il pensait du libre arbitre. Et Wilde répondait par une histoire. Elle avait l’air sans rapport avec la question, mais en fait, si. Elle disait – oui, oui, oui, des clous, des épingles et des aiguilles vivaient près d’un aimant, et l’un d’eux disait : « Je pense que nous devrions rendre visite à l’aimant », et les autres disaient : « C’est notre devoir de rendre visite à l’aimant ». Les autres répondaient : « Nous devons y aller immédiatement, cela ne saurait souffrir aucun délai ». Tout en parlant, et sans s’en rendre compte, ils allaient à toute allure vers l’aimant, qui souriait parce qu’il savait qu’ils venaient lui rendre visite. Vous pouvez imaginer l’aimant en train de sourire. Vous voyez l’opinion de Wilde, que nous pensons en tant qu’êtres libres, mais que bien sûr, nous ne le sommes pas du tout…
Mais je voudrais insister sur le fait que, si on peut trouver des idées dans ce que j’écris, ce sont des idées venues après l’écriture. Je commence par l’écriture, par l’histoire, par le rêve si on peut dire. Et ensuite, après, une idée en sort. Mais comme je le dis, je ne suis pas parti d’une morale avant d’inventer une fable qui la prouve.
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L’Agence (4)
Traduction de The Agency, de Adrian Chen. Paru dans le New York Times Magazine le 2 juin 2015.
Partie 1 | Partie 2 | Partie 3 | Partie 4 (fin)
À Saint-Pétersbourg, je pus enfin comparer mes notes avec celles d'Andrei Soshnikov, le jeune journaliste d'investigation employé à Moi Raion et à qui Ludmila Savchuck avait transmis ses documents. M. Soshnikov est un journaliste infatigable. Pendant une enquête, il avait été jusqu'à créer un modèle informatique 3D d'une route afin de calculer la quantité d'asphalte volé pendant sa construction. En 2013, il avait été l'un des premiers journalistes à documenter les agissements de l'Internet Research Agency en s'y infiltrant. Il avait depuis suivi les trolls de l'agence russe à la trace avec une obsession similaire à celle dont j'avais fait preuve en suivant leurs collègues anglophones.
Je montrais à M. Soshnikov une vidéo YouTube mise sur Facebook par l'un des trolls. C'était une animation bien réalisée sur les dysfonctionnements des services secrets aux Etats-Unis. Le narrateur avait attiré mon attention. On aurait dit la voix des vidéos diffusées pendant les canulars de Columbian Chemicals et du meurtre d'Atlanta : un homme qui essayait désespérément d'avoir l'air américain mais qui finissait par sembler australien.
M. Soshnikov reconnu immédiatement le style de l'animation. Il me dit que la vidéo était l'œuvre d'un groupe nommé Infosurfing, à l'origine d'animations et d’images pro-Kremlin diffusées sur Instagram et VKontakte. M. Soshnikov me montra comment utiliser un service appelé Yomapic, capable de cartographier l'emplacement des utilisateurs de réseaux sociaux, afin de déterminer que les photos envoyées sur le compte Instagram d'Infosurfing venaient du 55 rue Savushkina. Il avait surveillé tous le contenu issu du 55 depuis des semaines et avait assemblé une immense base de donnée de contenu "troll".
Il me montra la chaîne YouTube d'Infosurfing, et je remarquais plusieurs vidéos dans le style de celle sur les services secrets. En fait, Infosurfing avait diffusé la même vidéo sur son propre compte – sauf qu'à la place d'un narrateur au regrettable accent australien, la voix off parlait russe. C'était l'indice le plus exaltant : il semblait bien que l'homme des vidéos canular avait travaillé pour un groupe lié au bâtiment qui abritait l'Internet Research Agency.
Mais personne ne voyait quel département aurait pu orchestrer ce canular. L'équipe de trolls anglophones était un groupe secret, élitiste. Marat Burkhardt, qui travaillait au département des forums, avait sans succès passé un entretien pour intégrer cette équipe. Je n'ai jamais parlé qu'à une seule personne du département anglophone, une femme nommée Katarina Aistova. C'était un ancienne réceptionniste d'hôtel, et elle me dit avoir rejoint l'Internet Research Agency à une époque où ses locaux étaient plus réduits. Je l'avais trouvée sur les documents fuités par Anonymous International. Parmi eux, des emails qu'elle avait envoyé à ses supérieurs au sujet de commentaires pro-Poutine qu'elle avait publiés sur des sites tels que The Blaze et Politico. On lui avait entre autres choses demandé d'écrire un essai du point de vue d'une femme américaine moyenne. « Je vis dans une société tellement développée que les gens ont presque arrêté de marcher ». Lorsque je la contactai, elle n’eut pas l'air désireuse de me parler. Elle me dit avoir été harcelée par les critiques de l'Internet Research Agency quand son email était apparu dans les documents fuités ; certains hommes étaient même venus frapper à sa porte. Elle acceptait de me rencontrer pour une interview seulement si son frère pouvait l'accompagner, pour la protéger. J'acceptai, et nous nous rencontrâmes dans un restaurant chinois isolé.
Mme. Aistova et son frère formaient un duo inhabituel. C’était une jeune femme de petite taille aux cheveux bruns mi-longs vêtue de noir : pull-over, pantalon moulant, bottes à semelles compensées. Elle insista pour m’offrir le café. « Vous êtes un invité en Russie », me dit-elle. Lui, à l’opposé, était un skinhead imposant, les bras recouverts de tatouages nazi. Parmi eux, le plus grand était une croix gammée de dix centimètres sur son biceps gauche. “Mon frère ressemble à Hercule”, dit Mme. Aistova en gloussant. Il portait un T-shirt noir décoré du crâne et des os de la division SS Totenkopf, celle qui administrait les camps de concentration. Je lui demandai ce que signifiait le T-shirt. Il grogna : « Totenkopf ». Pendant l’interview, il resta assis face à Mme. Aistova et moi ; il souriait en silence en nous regardant de derrière ses lunettes de soleil.
Mme. Aistova me dit qu’elle avait travaillé pour l’Internet Research Agency pendant un mois et demi. La majorité de son travail consistait à traduire des articles de l’anglais vers le russe. Les articles pouvaient autant parler de l’Ukraine que des accidents de la circulation. À plusieurs reprises, ses supérieurs lui avaient demandé de laisser des commentaires au sujet de la Russie sur des sites d’information américains, mais elle me dit qu’on ne lui avait jamais précisé quoi dire. Elle aimait la Russie, me dit-elle. Elle pensait vraiment que Poutine essayait seulement d’aider le peuple d’Ukraine orientale et que ses actes étaient injustement déformés par les médias occidentaux. « Je veux dire, hé, les gars, vous dites du mal de Poutine, mais tous ces gens, ils souffrent. »
Mais elle m’affirma n’avoir aucune malveillance envers les Etats-Unis. Elle souhaitait visiter New York et voir les lieux représentés dans Diamants sur canapé, l’un de ses films favoris. « Je ne suis pas agressive envers l’Amérique. On est les mêmes, on parle juste une langue différente », poursuivit-elle. Après l’interview, nous nous serrâmes la main devant le restaurant. « Vous avez l’air d’un journaliste qui dira la vérité, » conclut-elle. « Bonne chance pour votre article ».
Pour mon dernier jour à Saint-Pétersbourg, je retournais au 55 rue Savushkina. Les nuages étaient partis après une misérable semaine de neige et de grand vent. Quelques minutes avant dix heures du matin, mon traducteur et moi nous postâmes sur le trottoir devant l’entrée dans l’espoir de croiser certains des trolls qui commençaient leur journée. Ce n’était pas une stratégie très bien pensée. Même s’il l’avait souhaité, un employé arrivant si peu de temps avant le début de son service n’aurait pas eu le temps de parler à un journaliste. Une grande camionnette s’arrêta brusquement devant nous et déposa une demi-douzaine de jeunes gens qui s’empressèrent d’entrer avant que nous ayons une chance de les approcher. Un bus s’arrêta à quelques dizaines de mètres et un autre groupe d’employés émergea. Ils repoussèrent mon traducteur de grognements agacés ou d’un silence de pierre. Un jeune homme qui fumait une cigarette me dit qu’il ne travaillait pas ici. Il finit sa cigarette et entra immédiatement dans le bâtiment.
À dix heures précises, l’afflux d’employés pris fin. Je décidai qu’au point où j’en étais, je pouvais bien essayer d’entrer. J’avais lu que les autres journalistes qui avaient tenté leur chance s’étaient fait immédiatement expulser ; j’entrai donc avec une certaine appréhension. Deux hommes en costume gardaient les tourniquets. Avec mon traducteur, je me dirigeai vers une réceptionniste et je lui demandai s’il était possible de parler avec quelqu’un de chez Internet Research (ils avaient abandonné le « Agency » en arrivant au 55). Elle m’informa qu’Internet Research n’avait plus de locaux ici. « Nous avons dû leur dire au revoir il y a quelques mois parce qu’ils donnaient une mauvaise réputation à tout le bâtiment, » me dit-elle avec détachement.
Elle m’indiqua une pancarte sur laquelle on pouvait consulter un annuaire improvisé des occupants actuels du bâtiment. Certains noms étaient imprimés sur de petits bouts de papier, et aucun d’eux ne portait celui d’Internet Research. Mais j’en reconnus un : FAN, ou Federal News Agency. J’avais lu quelques articles de journaux selon lesquels FAN faisait partie d’un réseau de sites d’information pro-Kremlin gérés depuis le 55 rue Savushkina et financés eux aussi par Evgeny Prigozhin. D’anciens employés de l’Internet Research Agency avec qui j’avais discuté m’avaient dit croire que FAN était une autre aile de la même opération, mais sous un autre nom. Je demandai à parler à quelqu’un de chez FAN. À ma grande surprise, la réceptionniste décrocha son téléphone, parla quelques secondes et nous informa que l’éditeur en chef de FAN, un certain Evgeny Zubarev, allait venir nous rencontrer.
M. Zubarev, qui semblait avoir la cinquantaine, avait aussi des cheveux poivre et sel très courts et un visage las. Il me salua d’une poignée de main et m’invita dans son bureau. Nous passâmes le tourniquet et signèrent un droit d’entrée auprès des gardes avant d’avancer dans un long couloir jusqu’aux deux pièces qui constituaient les bureaux de FAN au rez-de-chaussée. L’endroit était étonnamment calme pour un organe de presse qui, selon M. Zubarev, employait 40 personnes. La rédaction avait assez d’équipement pour toute une équipe, avec une douzaine d’ordinateurs noirs, identiques, placés sur des bureaux marrons en bois stratifiés, identiques ; mais seuls deux journalistes étaient présents. Les stores étaient fermés et le mobilier avait l’air à peine sorti des cartons.
Nous nous assîmes au bureau de M. Zubarev et je lui parlai des articles que j’avais lu qui accusaient FAN d’être un organe de propagande pour le compte du Kremlin. Il secoua la tête, indigné. Il fit pivoter son ordinateur et afficha le site internet de FAN avant de me désigner le titre du journal et le numéro de certification indiquant que c’était une organisation officiellement enregistrée au registre des médias Russes. « FAN est une agence de presse », me déclara-t-il. Il avait des pigistes et des journalistes en Ukraine et dans de nombreux pays de l’ex-URSS ; c’étaient des journalistes d’investigation qui prenaient parfois de gros risques. M. Zubarev était lui-même un vétéran qui avait couvert l’annexion de la Crimée pour le compte de l’agence Rosbalt avant de rejoindre FAN. Mais depuis que des rapports médiatiques l’avaient lié à l’Internet Research Agency, il avait eu à faire face à des questions quant à son intégrité.
« Nous comprenons que notre présence dans ce bâtiment peut nous discréditer, mais nous n’avons pas les moyens de déménager pour l’instant », me dit-il avec un soupir. « Ce qui nous place dans une situation où des journalistes tels que vous, M. Chen, viennent ici tous les jours pour nous poser des questions. »
M. Zubarev me dit qu’il était convaincu que lui et FAN étaient victimes d’une campagne de dénigrement. Je lui demandai qui pourrait vouloir faire une chose pareille.
« Ecoutez, c’est mon opinion, pas un fait avéré », me répondit-il. « Peut-être qu’il y a des intérêts commerciaux, je ne sais pas. Peut-être que c’est une attaque contre nos investisseurs. » Mais quand je lui demandai qui étaient ces investisseurs, il se refusa à tout commentaire. « Je ne peux pas parler de leur identité, » dit-il. « C’est dans mon contrat ».
Je quittai Saint-Pétersbourg le 28 avril. Le lendemain, FAN publiait un article portant le titre : Quel est le point commun entre un journaliste du New York Times et un Nazi de Saint-Pétersbourg ? L’histoire détaillait une mystérieuse rencontre à Saint-Pétersbourg entre un journaliste du New York Times – moi – et un néo-Nazi. L’image principale était une photographie d’un skinhead faisant un salut Nazi avec enthousiasme. Mais ce n’était pas n’importe quel skinhead. C’était le skinhead que Katarina Aistova avait amené à notre interview et m’avait présenté comme étant son frère. Comme je l’apprenais en lisant l’article, le « frère » de Mme. Aistova était en fait un néo-Nazi notoire nommé Alexei Maximov.
L’article expliquait que M. Maximov, surnommé Fly, est un membre de Totenkopf, un important groupe skinhead de Saint-Pétersbourg. Il aurait passé neuf ans en prison après avoir poignardé un homme jusqu’à ce que mort s’ensuive. Un mois seulement avant notre rencontre, M. Maximov avait à nouveau fait les gros titres lorsque, au milieu d’une enquête sur des violences envers immigrants aux alentours de Saint-Pétersbourg, la police avait découvert des armes et un attirail Nazi chez lui.
L’histoire ne mentionnait ni Katarina Aistova ni l’Internet Research Agency. Au lieu de ça, l’article disait que j’avais rencontré M. Maximov pour obtenir son aide : je souhaitais créer une provocation contre la Russie. M. Maximov avait dit à FAN que j’avais cherché à le rencontrer car « le sentiment nationaliste russe m’intéressait énormément ». Il continuait : « Il avait clairement besoin d’histoires sur le régime meurtrier du Kremlin et ses persécutions contre le peuple russe libre. Ce n’est pas la première fois que je reçois ce genre de requêtes venant de journalistes occidentaux, mais je ne vais pas les aider. Beaucoup souhaitent voir les nationalistes russes comme une ‘cinquième colonne’ qui fonctionnerait sur ordres de l’ouest et balaierait le Kremlin ». Apparemment, j’essayais de fomenter une mini-Euromaïdan ici même, à Saint-Pétersbourg.
L’article était illustré de photos de ma rencontre avec Mme. Aistova et M. Maximov. Elles semblaient avoir été prises en secret à travers la fenêtre du restaurant où nous étions assis. Le point de vue était tel que Mme. Aistova y est à peine visible ; en fait, au premier coup d’œil, j’ai l’air de prendre un café et d’avoir une conversation amicale avec un skinhead. Une autre photographie, celle-ci prise à l’extérieur du restaurant, parvient à me donner l’air d’être au beau milieu d’une conversation avec M. Maximov, alors même que je me rappelle distinctement que Mme Aistova était debout entre nous.
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Une photographie diffusée par FAN. NdT : Photographie non présente dans l’article en anglais.
Je devais admirer l’effronterie de la chose. Je me souvins comment, au restaurant, Mme Aistova s’était assise à côté de moi, si bien que j’avais dû me tordre pour lui parler, tandis que M. Maximov était resté assis face à nous. Apparemment, ils s’étaient arrangés pour que, depuis un certain angle, je donne l’impression de rencontrer M. Maximov seul à seul. J’envoyai un email à Mme Aistova pour lui demander de m’expliquer ce qui s’était passé. Elle me répondit seulement : « J’aimerais aussi que vous vous expliquiez !! » (Quelques semaines plus tard, quand j’essayai de lui téléphoner, elle prétendit que j’avais composé un mauvais numéro).
Pendant quelques jours, l’article sensationnel se propagea sur un réseau de petits blogs pro-Kremlin. En fait, l’histoire de FAN avait été reprise d’un autre site d’information pro-Kremlin appelé People’s News. Selon Andrei Soshnikov, le journaliste de Moi Raion, le site était lui aussi géré depuis le 55 rue Savushkina. À mesure qu’elle se répandait, l’histoire mutait et devenait de plus en plus alarmante. Un site suggéra que je travaillais pour la CIA ; un autre, pour la NSA. Une chaîne YouTube appelée Russia Today (pas la chaîne de télévision bien connue mais une copie) publia une vidéo très bien faite (NdT : lien cassé) sur cette rencontre, avec du dubstep en bande sonore. On pouvait y voir une photo de moi quittant mon hôtel, ce qui me troubla. La vidéo a aujourd’hui plus de 60.000 vues. Nombre de ces vues viennent du schéma familier de promotion sur réseaux sociaux : des dizaines de trolls Twitter avaient commencé à tweeter des liens vers la vidéo en utilisant le hashtag #ВербовкаНацистов — « recrutement de Nazis ». Le hashtag fit son petit effet sur la sphère russophone de Twitter.
Après m’être remis du choc initial, je commençai à suivre cette campagne à mon encontre. J’avais après tout beaucoup de pratique, grâce à ces mois passés sur la trace de l’Internet Research Agency. Toutes les heures, j’entrais sur Google de nombreuses variantes russes de mon nom, pour trouver les derniers articles à mesure qu’ils faisaient surface sur LiveJournal et VKontakte. Je cherchais sur Twitter l’URL de la vidéo YouTube afin de ne manquer aucun message.
Quelques jours plus tard, Soshnikov me parlait sur Skype. « Vous avez vu l’article à votre sujet sur FAN ? » me demanda-t-il. « Ils savent que votre article va faire du bruit, alors ils essaient de vous faire passer pour un idiot auprès des Russes. »
J’expliquai le coup monté, et ce faisant je ressentis un début de paranoïa. Plus je m’expliquais, plus mes propres mots semblaient… plus ils ressemblaient exactement au genre d’alibi détaillé qu’un agent de la CIA aurait pu concocter une fois sa couverture réduite à néant. Les trolls avaient fait la seule chose dont ils étaient capables, mais cette fois avec succès. Ils s’étaient infiltrés dans mon esprit.
Fin
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L’Agence (3)
Traduction de The Agency, de Adrian Chen. Paru dans le New York Times Magazine le 2 juin 2015. 
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Une publicité pour l’exposition Material Evidence. NdT : Photographie non présente dans l’article en anglais.
Le chemin qui mène du canular de Columbian Chemicals à l’Internet Research Agency commence par un vol numérique orchestré par ses ennemis. L’été dernier, le groupe Anonymous International – que l’on pense être sans lien avec le célèbre groupe Anonymous – fit fuiter un recueil de centaines d’emails dits avoir été volés à des employés de l’agence. Ce n’était qu’un piratage au sein d’une longue série perpétrée par Anonymous International à l’encontre du Kremlin, et initiée quelques mois auparavant. Le groupe diffusa des photos gênantes d’alliés de Poutine et des échanges d’emails à caractère incriminant entre des officiels gouvernementaux. Le groupe dit aussi avoir piraté le téléphone du premier ministre, Dmitri Medvedev, et, selon certaines sources, il aurait piraté le compte Twitter de ce dernier pour lui faire dire : « Je démissionne. J’ai honte des actes de ce gouvernement. Pardonnez-moi. »
Les emails révélaient que l’Internet Research Agency avait commencé à troller en anglais. Un document présentait un projet intitulé « World Translation ». Le problème : l’Internet étranger était biaisé en défaveur de la Russie, à 4 contre 1. Il fallait rééquilibrer les choses. Un autre email contenait un tableur où figurait une liste de certains comptes de trolls utilisés par l’agence sur le web anglophone. Après le reportage de BuzzFeed sur cette fuite, je commençais à utiliser des tableurs pour cartographier le réseau de comptes Facebook et Twitter et trouver des liens entre eux.
L’un de ces comptes était appelé « I Am Ass ». Ass avait un compte Twitter, un compte Instagram, plusieurs comptes Facebook (NdT : lien cassé), et son propre site internet. Sur ses avatars, on pouvait voir une paire de fesses caricaturées et surmontées d’un visage laid et ricanant. Il publiait des liens vers des articles de presse accompagnés de ses commentaires personnels. Ass avait un sens de l’humour puéril et un niveau d’anglais rudimentaire. Et aussi, il détestait franchement Barack Obama. Ass le fustigeait dans des messages tissés de diatribes en majuscules et jeux de mots scatologiques. Un message typique de son compte Facebook contenait un lien vers un article sur un massacre perpétré par l’Etat Islamique en Iraq et le commentaire : « Je suis rempli de peur et flatulence ! ISIS est un monstre réveillé par Obama quand il a déclenché cette guerre en Iraq désastreuse ! »
En dépit de son mauvais caractère, Ass avait une demi-douzaine de fans qui likaient et commentaient ses messages. Ces fans partageaient entre eux certaines caractéristiques inhabituelles. Leurs comptes Facebook avaient tous été créés pendant l’été 2014. Ils étaient tous jeunes, bien habillés, résidaient dans une grande ville américaine et semblaient pourtant n’avoir aucun ami dans le monde physique. Ils passaient plutôt leur temps libre sur Facebook, à écrire des commentaires anti-Obama sur les pages de médias américains tels que CNN, Politico et Fox News. Leur mode d’interaction le plus fréquent, en particulier celui des femmes, consistait à dialoguer avec des inconnus qui commentaient leur apparence physique. Les femmes étaient toutes très attirantes – si attirantes, en fait, qu’une recherche révéla que certaines de leurs photos de profil étaient celles de mannequins et d’actrices. Il devint clair que la vaste majorité des fans d’Ass n’étaient pas des personnes. C’étaient des trolls.
Je devins ami Facebook d’autant de trolls que je pus en trouver, et je me mis à observer leur mode de fonctionnement. La plupart des contenus qu’ils partageaient venait d’un réseau d’autres pages qui, à l’instar de celle d’Ass, visaient clairement à produire du contenu amusant fait pour être partagé sur les réseaux sociaux. Il y avait le patriotique Spread Your Wings (NdT : lien cassé), qui se définissait comme « une communauté pour tous ceux dont le cœur appartient à l’Amérique ». Spread Your Wings publiait des photos de drapeaux américains et des mèmes sur la grandeur qu’il y avait à être américain. Mais le patriotisme sonnait creux une fois qu’on essayait de déchiffrer les fréquentes critiques d’Obama, un fourre-tout incohérent d’attaques libérales et conservatrices auquel aucun américain réel n’aurait adhéré. Il y avait aussi Art Gone Conscious (NdT : lien cassé), qui publiait de l’art de mauvaise qualité et faisait de son mieux pour le lier aux échecs d’Obama, ainsi que l’évident Celebrities Against Obama (NdT : lien cassé). Un même groupe de trolls commentait sur les messages pondus quotidiennement par ce réseau de pages avant de les partager. Un village Potemkin virtuel peuplé d’américains mécontents.
Après quelques semaines de veille, je reçus une étrange notification Facebook. Un compte, prétendument celui d’une résidente de Seattle nommée Polly Turner, acceptait une invitation à participer à un événement organisé dans le monde physique. C’était une conférence à New York qui devait célébrer l’ouverture d’une exposition d’art intitulée Material Evidence. J’avais vaguement entendu parler de cette exposition grâce à des publicités accrocheuses apparues dans les stations de métro et sur les flancs des bus qui sillonnaient New York : une photo noir et blanc d’hommes masqués, en camouflage militaire, derrière le slogan « Syrie, Ukraine… qui est le suivant ? » Le site de Material Evidence décrivait une exposition ambulante qui révélerait « toute la vérité » sur la guerre civile en Syrie ainsi que sur la révolution Euromaïdan en Ukraine grâce à un assemblage de « films, artefacts et vidéos et uniques ». Je cliquai sur la conférence de Material Evidence et découvris que nombre d’autres trolls avaient été invités, y compris mon vieil ami I Am Ass.
En arrivant à Material Evidence, mise en place en septembre dernier (NdT : lien cassé) dans la caverneuse galerie ArtBeam de Chelsea, je me crus traverser une version physique du palais des glaces que j’avais découvert sur Facebook. Un écriteau à l’entrée déclarait que l’exposition n’avait « aucun but politique précis », mais le message devint clair dès que je commençai à consulter les images. De grandes photographies bien composées témoignaient du barbarisme des rebelles syriens tout autant déterminées à massacrer de magnifiques soldats syriens que d’innocents civils. Un sombre panorama montrait un gymnase qui aurait été utilisé par les rebelles pour torturer des prisonniers. On pouvait trouver un portrait héroïque d’un officier de l’armée syrienne illuminé par le soleil. Une pièce située derrière un rideau présentait des images sanglantes de pertes civiles causées par les rebelles. Elles avaient été « fournies par le ministère de la défense syrien ».
Il y avait ensuite les images de la révolution en Ukraine. Elles représentaient presque exclusivement Secteur Droit, un petit groupe de contestataires violents de droite et anti-Russes qui s’étaient entichés des cagoules noires. Les autorités russes s’étaient emparées de Secteur Droit pour dire d’une révolution voulue par une immense partie de la société ukrainienne qu’elle était orchestrée par des voyous néo-fascistes. Le choix de juxtaposer les rebellions en Syrie et en Ukraine n’était jamais clairement expliqué, peut-être parce que le seul lien possible était qu’elles se battaient contre des leaders soutenus par la Russie.
Au sol, devant nombre de photos, on trouvait de véritables objets visibles sur celles-ci. Comment exactement les organisateurs s’étaient-ils procurés le casque de moto qu’un contestataire ukrainien portait lors d’un affrontement contre la police ? Qui avait fourni l’argent pour acheter et faire transporter à New York une camionnette blanche mutilée et dont il était dit qu’elle avait été utilisée par des rebelles syriens lors d’une attaque suicide ratée ? Benjamin Hiller ne donnait que peu de réponses à mes questions. C’était le photojournaliste américano-allemand basé à Berlin qui avait été désigné comme conservateur de Material Evidence. C’était un homme fort, barbu, habillé entièrement de noir. Assis à une table devant la galerie, il me dit que l’exposition avait été organisée par un collectif indépendant de photographes de guerre européens, russes et syriens fatigués des descriptions unilatérales fournies par les médias occidentaux. Il me dit qu’ils avaient simplement voulu montrer « l’autre camp ». Il affirma que les fonds utilisés pour louer l’espace, acheter les publicités, transporter le matériel et créer une bourse de 40.000 dollars avaient été obtenus par financement participatif (Hiller a depuis quitté l’organisation et dit qu’il « ne souhaite plus être affilié au projet » à cause de sa « désinformation » et de son « approche non journalistique »).
De retour chez moi, je parcourais Twitter à la recherche de signes qu’une campagne était en cours. Et comme prévu, des dizaines de comptes publiaient en boucle des critiques élogieuses accompagnées du hashtag #MaterialEvidence. J’allais sur le profil de l’un de ces comptes, une jeune femme derrière des lunettes aviator et qui disait s’appeler Zoe Foreman (je découvris plus tard que son avatar avait été pris ailleurs). La plupart de ses tweets étaient des paroles de chansons banales et des citations éculées. Mais le 11 septembre de l’année dernière, elle avait passé des heures à envoyer des messages à des politiciens et à des journalistes au sujet d’une atroce explosion dans une usine de produits chimiques dans la paroisse de Sainte-Marie en Louisiane. Le champ “source” de ses messages indiquait que, comme la majorité des autres trolls, Zoe Foreman avait commenté sur #ColumbianChemicals grâce à un outil appelé Masss Post. Ce logiciel était associé à une page désactivée du domaine Add1.ru. Selon les archives en ligne, Add1.ru fut initialement acheté en janvier 2009 par Mikhail Burchick, dont l’email resta lié à ce domaine jusqu’à 2012. Les documents fuités par Anonymous International indiquaient que Mikhail Burchik était le directeur de l’Internet Research Agency.
Début février, j’appelai M. Burchick, un jeune entrepreneur en nouvelles technologies installé à Saint-Pétersbourg, et je l’interrogeais sur le canular et sur son lien avec l’Internet Research Agency. Selon un article pour le journal Süddeutsche Zeitung écrit par le journaliste Julian Hans, M. Burchik avait confirmé l’authenticité des documents diffusés par Anonymous International. Mais lorsque je lui parlai, il nia avoir travaillé pour l’Internet Research Agency. « J’en ai entendu parler, mais je ne travaille pas pour cette organisation, » me dit-il. M. Burchik n’avait jamais entendu parler de l’application Masss Post ; il n’avait pas souvenir du domaine Add1.ru mais, ajouta-t-il, il avait acheté et vendu tant de noms de domaines qu’il ne se souvenait pas de tous. Il me suggéra qu’un autre Mikhail Burchik était peut-être le directeur de l’agence. Mais l’adresse email utilisée par le Mikhail Burchik dans les documents fuités était la même que celle qu’on pouvait alors trouver sur le site internet du Mikhail Burchik avec qui je m’étais entretenu.
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L’Agence (2)
Traduction de The Agency, de Adrian Chen. Paru dans le New York Times Magazine le 2 juin 2015.
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Ludmila Savchuk, activiste et ancienne taupe infiltrée à l’Internet Research Agency. Photographie par James Hill.
Sept mois après le canular de Columbian Chemicals, je me trouvais dans restaurant mal éclairé de Saint-Pétersbourg. Par la fenêtre, j’observais un immeuble de bureau situé au 55 rue Savushkina, dernière adresse connue de l’Internet Research Agency. J’étais au nord-ouest de Saint-Pétersbourg, dans le district de Primorsk, un quartier calme fait d’immeubles résidentiels soviétiques laids et de nouveaux complexes de bureaux tout aussi hideux. Parmi eux se trouvait celui du 55 rue Savushkina. Vu d’en face, sa grise symétrie parfaite et son entrée encadrée de piliers rectangulaires suggéraient la sinistre impénétrabilité d’une forteresse médiévale. Derrière les portes de verres, dans le hall d’entrée, deux portiques de métal montaient la garde au sommet d’une volée marches. À 21 heures, ce vendredi d’avril, le bâtiment était entièrement éteint, exception faite de l’entrée et de la cage d’escalier.
Cela laissait ma vis-à-vis perplexe. C’était Ludmila Savchuk, une ancienne employée de l’agence. Tout en secouant la tête, elle souleva l’épais rideau aux motifs floraux pour jeter un autre coup d’œil. Nous étions dans un restaurant russe traditionnel, avec une salle principale éclairée comme les salons des années 1900, des chaises en bois cintré et une vieux globe terrestre selon lequel l’Alaska faisait partie de la Russie. Âgé de 5 ans, le fils de Mme. Savchuk était assis à côté d’elle et engloutissait un bol d’ukha, une soupe de poisson traditionnelle. Mme. Savchuk me dit que, pendant 2 mois et demi, elle avait travaillé par tranches de 12 heures dans le bâtiment, toujours de 9 heures à 21 heures ; elle et ses collègues s’empressaient alors de quitter le bâtiment. « À 21 heures précises, il y a toute une foule qui sort du bâtiment, » dit-elle. « 21 heures précises. » Un journal russe a estimé que l’agence employait 400 personnes et disposait d’un budget mensuel d’au moins 20 million de roubles (environ 300.000€). Lorsqu’elle faisait encore partie de l’agence, on pouvait y trouver de nombreux département spécialisés dans la création de contenu pour tous les réseaux sociaux populaires : LiveJournal, toujours populaire en Russie, VKontakte, la version russe de Facebook, Facebook, Twitter, Instagram, et les commentaires des articles de journaux russes. Un employé a estimé que l’opération occupait 40 pièces.
Selon Mme. Savchuk, à l’Internet Research Agency, les jours se ressemblent. Avant toute chose, les employés commencent leur journée en activant un service de proxy qui masque leur adresse IP ; ces adresses digitales permettent parfois de révéler l’identité réelle d’un usager. Mme. Savchuk recevait une liste d’opinion qu’elle se devait de promouvoir pendant la journée. Les employés reçoivent un flux constant de « missions techniques » : des exégèses détaillées des thèmes à aborder, tous liés à l’actualité. La guerre civile entre séparatistes soutenus par la Russie et l’armée ukrainienne faisait de l’Ukraine un thème majeur ; Mme. Savchuk et ses collègues publiaient des commentaires contre Petro Poroshenko, le président ukrainien. Ils insistaient sur les atrocités commises par l’armée ukrainienne. Les affaires domestiques russes étaient aussi de première importance. L’année dernière, après la chute du rouble due à l’impact de la crise financière sur la Russie, les trolls professionnels avaient laissé des messages optimistes sur la vitesse de reprise économique. Mme. Savchuk me dit aussi qu’en mars, après le meurtre du leader d’opposition Boris Nemtov, elle et toute son équipe furent mutés au département des commentaires de sites d’information russes et ordonnés de suggérer que l’opposition elle-même avait commandité ce meurtre.
Mme. Savchuk me dit avoir partagé un bureau avec une demi-douzaine de coéquipiers. C’était un bureau plus petit que les autres, car elle travaillait pour le département d’élite des Projets Spéciaux. Tandis que d’autres débitaient de simple commentaires pro-Kremlin, son département créait des personnalités internet plaisantes, censées sortir du lot. Mme. Savchuk endossait trois de ces identités inventées, avec un blog LiveJournal pour chacune. L’un de ces alter egos était une voyante nommée Cantadora. Le monde des esprits permettait à Cantadora de comprendre les relations humaines, la perte de poids, le feng shui — et, parfois, la géopolitique. Les énergies qu’elle observait dans l’univers révélaient invariablement qu’il se recourbait vers la Russie. Elle annonçait gloire pour Vladimir Poutine et défaite pour Barack Obama et Petro Poroshenko. L’idée était d’insérer de la propagande avec discrétion au sein des rêveries prétendument apolitiques d’un individu lambda.
Mme Savchuk était un troll. Le mot “troll” a été popularisé dans les années 90 pour désigner ceux qui faisaient dérailler les discussions Usenet, les transformaient en d’interminables flamewars (NdT : débats envenimés), ou inondaient les salons de discussion d’images répugnantes afin d’étouffer les utilisateurs dans une nuée d’ordures. Avec la croissance d’Internet, le problème des trolls est toujours autant d’actualité, mais leurs tactiques sont remarquablement constantes. Aujourd’hui, un soutien de l’Etat islamique adoptera peut-être un pseudonyme pour harceler un journaliste sur Twitter, ou un agitateur d’extrême droite Américain s’infiltrera dans une manifestation contre les brutalités policières et se fera passer pour un manifestant violent et voleur. Tout conflit majeur s’accompagne de batailles en lignes, avec des trolls dans les deux camps.
À en croire les descriptions de Mme. Savchuk et d’autres ex-employés, l’Internet Research Agency a industrialisé l’art de troller. La direction était obsédée par les statistiques : pages vues, messages envoyés, la position d’un blog au classement des sites LiveJournal les plus populaires ; et les chefs d’équipe faisaient usage de bonus et de pénalités pour intensifier le travail. « C’était comme de travailler pour une grande entreprise », dit Mme. Savchuk. Elle devait travailler deux journées de 12 heures de suite, suivies de 2 jours de repos. Chaque jour, elle devait remplir un quota de cinq articles politiques, dix articles apolitiques, et entre 150 et 200 commentaires sur les articles des autres employés. Les horaires étaient éprouvants. Elle commença à s’interroger : elle publiait des articles au vitriol sur des opposants au sujet desquels elle n’avait pas vraiment d’opinion, et elle écrivait des remarques cinglantes sur les Ukrainiens, alors même que certaines de ses connaissances les plus proches, comme son ex-mari, étaient Ukrainiens.
Les employés avaient pour la plupart entre 20 et 30 ans, mais avaient des origines diverses au sein de la société russe. On aurait dit que la mission de l’agence était si vaste qu’elle était prête à embaucher tous ceux et toutes celles qui répondraient aux nombreuses publicités qu’elle plaçait sur les sites d’emploi - et ce peu importe leur manque d’instruction ou leur ignorance politique. Les messages fourmillaient d’erreur logiques et grammaticales. « Ils sont tellement stupides, » me dit Marat Burkhardt, qui fut employé pendant deux mois au département des forums et envoyait 135 commentaires par jour sur des forums peu fréquentés consacrés à des petites villes russes isolées. « Il y a tous ces gens très tatoués. Super cools, comme s’ils venaient de New York avec leurs vêtements tendance, leurs tatouages tendance, comme s’ils venaient de Williamsburgh. Mais ils sont stupides. » Pendant les conversations de bureau, ils faisaient des remarques homophobes en parlant de Petro Poroshenko et traitaient Barack Obama de singe. La direction essayait de remédier à leur ignorance en organisant des cours de grammaire. D’autres suivaient des cours de “politologie” pour apprendre le point de vue russe “correct” sur le monde actuel.
Malgré tout, ils comprenaient mal le but exact de leur travail. Les quelques employés auxquels j’ai parlé ne connaissaient même pas le nom du directeur de l’entreprise. Ils avaient signé un accord de confidentialité mais pas de contrat de travail. Les salaires, en regard des tâches accomplies, étaient étonnamment élevés ; Mme. Savchuk gagnait 41.000 roubles par mois (620€), soit le salaire d’un professeur titulaire. « Je ne peux pas dire qu’on nous expliquait clairement ce qu’on faisait, » me dit Mme. Savchuk. « Mais ils ont construit une atmosphère qui permet aux gens de comprendre que leur travail est important, secret, et très bien payé. Et qu’ils ne trouveront pas d’emploi comme celui-ci ailleurs. »
Mme. Savchuk a 34 ans, mais ses goûts vestimentaires tendent vers l’adolescence : le soir de notre dîner, elle portait une robe jaune en tissu écossais avec une grande veste jaune néon, la tête enveloppée dans une capuche en fourrure surmontée d’oreilles d’animal. Selon elle, cet air innocent explique la facilité avec laquelle elle a infiltré l’Internet Research Agency sans éveiller les soupçons. Avant de quitter son emploi, elle avait copié des dizaines de documents vers son adresse email personnelle et cherché à extraire des informations de ses collègues. Elle avait réalisé une vidéo clandestine de son bureau, qu’elle avait envoyé en février à un reporter pour Moi Raion, un journal local réputé pour ses enquêtes ind��pendantes. Ces documents et l’histoire de Mme. Savchuk offrent la description la plus détaillée à ce jour de la vie quotidienne d’un troll pro-Kremlin. Bien qu’elle ait quitté l’agence le jour de la publication de son reportage, elle avait continué sa surveillance depuis l’extérieur. Elle avait amené une caméra au dîner dans l’espoir de documenter les changements d’horaires de travail et de publier la vidéo sur la page VKontakte d’Information Peace, le groupe qu’elle avait fondé pour combattre l’agence. Son but ultime était la fermeture définitive de l’agence, né de la conviction que cette guerre de l’information contribue à l’atmosphère toujours plus sombre qui règne en Russie. “La paix de l’information est le début de la véritable paix”, me dit-elle.
Mais à 21h10, personne devant le 55 rue Savushkina. Enfin, vers 21h30, un groupe de cinq jeunes s’approchèrent du bâtiment et y entrèrent. Mme. Savchuk se leva, caméra en main, et commença à filmer la scène. D’autres arrivaient, et chacun s’arrêtait brièvement devant le bureau du gardien pour montrer son badge. J’en comptais au moins 30. Mme. Savchuk m’annonça fièrement qu’elle pensait que l’agence avait modifié ses horaires pour rendre plus difficile le travail des journalistes qui avaient commencé à surveiller les lieux depuis son reportage.
Mme. Savchuk est habituée à s’attirer l’ire des puissants. Elle fut longtemps activiste pro-environnement à Pushkin, une banlieue de Saint-Pétersbourg où elle vit ; sa plus grande cause, avant les fermes à trolls, était la sauvegarde des forêts et parcs menacés d’être recouverts de bétons par des promoteurs immobiliers bien connectés. L’année précédente, elle s’était même présentée aux élections du conseil municipales en tant qu’indépendante, ce qui, en Russie, requière un niveau d’optimisme à la limite du délire. Elle me dit que le jour de l’élection, les employés de l’état (professionnels de santé, enseignants, policiers, etc) se présentèrent tous après avoir été “encouragés” à voter pour certains candidats, tous associés au parti de Vladimir Poutine, Russie Unie. Elle avait perdu l’élection. Mme. Savchuk avait intenté un procès contre l’Internet Research Agency pour non-respect des lois du travail, en particulier pour ne lui avoir fait signer aucun contrat de travail. Elle avait fait appel à l’aide d’un célèbre avocat des droits de l’Homme, Ivan Pavlov, qui s’est battu pendant des années pour la transparence en Russie ; il avait accepté le dossier de Mme. Savchuk dans l’espoir de forcer l’agence à parler de son fonctionnement interne en public.
Selon plusieurs médias russes, l’agence a été fondée par Evgeny Prigozhin, un oligarque de la restauration surnommé « le chef du Kremlin » par la presse indépendante en raison de ses contrats lucratifs avec le gouvernement et de sa proximité à Poutine. Lorsqu’une journaliste du journal d’opposition Novaya Gazeta infiltra l’agence, elle découvrit qu’une chef d’équipe était une employée de l’entreprise de M. Prigozhi, Concord holdings (la journaliste la connaissait bien car cette femme était célèbre dans le milieu de la presse : elle avait autrefois été envoyée espionner Novaya Gazeta pour le compte de M. Prigozhin). Les soupçons autour de M. Prigozhin furent renforcés le jour où des emails fuités par des pirates montrèrent qu’un comptable de Concord ratifiait des paiements à l’agence. Si les spéculations étaient correctes, cela n’aurait pas été la première fois que M. Prigozhin faisait usage de son immense fortune pour financer d’étranges machinations contre ses ennemis : selon Novaya Gazeta, il avait financé un documentaire, plus tard diffusé sur NTV, une chaîne contrôlée par le Kremlin, selon lequel les participants aux énormes manifestations anti-Poutine de 2011 étaient des agents provocateurs, certains soudoyés par des employés du gouvernement américain, et qui les nourrissaient de cookies. « Pour moi, c’est une sorte de Dr. Denfer, » me dit Andrei Soshnikov, le journaliste de Moi Raion à qui Mme. Savchuk avait envoyé ses documents (mes appels à Concord sont restés sans réponse).
Les révélations de Mme. Savchuk au sujet de l’agence avaient fasciné la Russie, pas parce qu’ils étaient surprenants mais parce qu’ils confirmaient ce que tout le monde soupçonnait depuis longtemps : l’Internet russe était inondé de trolls. Selon Platon Mamatov, « ce troll à échelle industrielle est plus populaire d’année en année ». Il dit avoir géré sa propre ferme à trolls dans les montagnes de l’Oural de 2008 à 2013. Il aurait employé entre 20 et 40 personnes pendant cette période, pour la plupart des étudiants et des jeunes mamans, afin d’exécuter des commandes issues de ses contacts au Kremlin et d’autorités locales et régionales associées à Russie Unie. Selon M. Mamatov, le pays regorge d’entreprises de ce genre, toutes au service d’autorités gouvernementales de tout grade. Avec ses fonds redirigés à travers un labyrinthe de contrats en apparence anodins et de sociétés-écrans, cette industrie et ses secrets rendent très difficile une estimation de nombre de personnes employées pour troller. Mais M. Mamatov dit qu’ « il y en a des milliers, je ne sais pas combien exactement mais oui, vraiment, des milliers. »
L’explosion du troll pro-Kremlin trouve ses origines dans les manifestations anti-gouvernement de 2011, lors desquelles des dizaines de milliers de personnes descendirent dans les rues après la révélation d’irrégularités dans le scrutin des élections parlementaires. Les manifestations avaient en grande partie été organisées sur Facebook et Twitter, menées par des figures telles qu’Alexei Navalny, croisé de l’anticorruption, qui utilisait des blogs LiveJournal pour motiver ses soutiens. L’année suivante, lorsque Vyascheslav Volodin entra en fonction comme directeur adjoint de l’administration Poutine, l’une de ses tâches principales en tant qu’architecte de sa politique domestique fut de contenir Internet. M. Volodin, un avocat qui avait poursuivi des études d’ingénieur, aborda le problème comme s’il s’était agi d’un défaut de conception dans un système de refroidissement. Selon Forbes Russie, M. Volodin installa dans son bureau un ordinateur fait sur mesure, équipé d’un logiciel appelé Prism et capable de superviser le sentiment populaire en ligne grâce à 60 millions de sources d’information. Selon le site internet de son concepteur, Prism « suit activement les agissements sur les réseaux sociaux qui débouchent sur une tension sociale augmentée, des troubles à l’ordre publique, des velléités de manifestation et de l’extrémisme. » Ou, comme l’écrit Forbes : « Prism voit les médias sociaux comme un champ de bataille ».
La bataille fut menée sur des fronts multiples. On vota des lois obligeant les bloggeurs à s’enregistrer auprès de l’état. Une liste noire permit au gouvernement de censurer les sites internet sans ordonnance judiciaire. On exerça des pressions politiques sur des plateformes en ligne comme Yandex, tandis que des alliés du Kremlin prenaient le contrôle d’autres comme VKontakte. Poutine fournit une justification idéologique à cette répression en disant d’Internet dans son ensemble que c’était un « projet de la CIA » - un projet dont il fallait protéger la Russie. Les restrictions en ligne s’accompagnèrent d’une nouvelle vague de propagande. Le gouvernement fit appel aux spécialistes en relations publiques qui travaillaient avec de grandes marques mondiales sur leur stratégie de réseaux sociaux. Selon Yelizaveta Surnacheva, une journaliste du magazine Kommersant Vlast, le gouvernement commença à payer des bloggeurs mode et fitness pour insérer du contenu pro-Kremlin au milieu d’articles innocents sur les chaussures et les régimes. Lors d’une discussion Skype, Mme. Surnacheva me dit que le gouvernement cherchait même à faire diffuser la propagande par des bloggeurs gays ; un choix étonnant face à la célèbre nouvelle loi contre la « propagande gay » qui condamne à une amende tous ceux qui promeuvent l’homosexualité auprès des mineurs.
Pour les journalistes et activistes russes avec qui je me suis entretenus, tous ces changements donnent le sentiment qu’Internet n’est plus un moyen naturel d’exprimer son opposition politique. Selon Leonid Volkov, politicien d’opposition et directeur de campagne d’Alexei Navalny, « c’est un très, très vieux mythe qui dit qu’Internet est contrôlé est contrôlé par l’opposition. C’est faux depuis au moins trois ans ». L’explication tient en partie à une raison démographique simple : l’audience d’Internet est passée des adeptes précoces, souvent membres d’une élite intellectuelle d’opposition, à la Russie dans son ensemble, qui soutient Poutine dans son écrasante majorité. De plus, leur travail quotidien de propagande pro-Kremlin a permis aux trolls professionnels de rendre impossible de séparer la vérité de la fiction pour l’utilisateur moyen d’Internet.
« L’idée est d’endommager Internet, de créer une atmosphère de haine, de le rendre si puant que les gens normaux ne voudront pas s’y rendre, » me dit M. Volkov lorsque nous nous rencontrâmes dans les bureaux de la Fondation anti-corruption de M. Navalny. « Il faut se rappeler que le niveau de participation en ligne en Russie est juste au-dessus de 50 pour cent. Les autres ne sont pas encore arrivés, et quand ils viendront, leur première impression sera d’une importance capitale. » Internet demeure le seul média où l’opposition peut se faire entendre avec certitude. Mais leurs messages sont à présent ensevelis sous des détritus venus de trolls, si bien que les lecteurs peuvent devenir réfractaires avant même que le message ne les ait atteints. Pendant les manifestations, une tactique de l’opposition consistait à créer des effets de mode avec des hashtags anti-Poutine. Aujourd’hui, des vagues de trolls et de bots mettent régulièrement en avant des hashtags pro-Poutine. Ce qui était jadis un acte exaltant de revendication populaire est aujourd’hui vidé de son sens. « Ça a un peu discrédité l’idée des hashtags politiques, » me dit Ilya Klishin, éditeur web pour la station de télévision indépendante TV Rain, et créateur en 2011 de la page Facebook dédiée aux manifestations anti-gouvernement.
La guerre de l’information en Russie peut être vue comme la plus grande opération de troll de l’histoire, et elle ne cible rien moins que l’utilité d’Internet en tant qu’espace démocratique. Au milieu de cette guerre, le Runet (nom souvent donné à l’Internet russe) peut être fort déplaisant pour tous ceux qui se retrouvent pris dans les tirs croisés. Peu après ma rencontre avec Leonid Volkov, il écrivit un message sur son mur Facebook au sujet de notre interview, et il précisa avoir parlé avec un employé du New York Times. Un ancien bloggeur pro-Kremlin me mit en garde. Il m’expliqua que les alliés du Kremlin surveillaient la page de M. Volkov et qu’ils seraient à présent sur leurs gardes. Il ajouta : « ce n’était pas très malin ».
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L’Agence (1)
Traduction de The Agency, de Adrian Chen.  Paru dans le New York Times Magazine le 2 juin 2015.
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55 rue Savushkina, dernière adresse connue de l’Internet Research Agency. Photographie par James Hill.
Depuis un bâtiment anodin de Saint-Pétersbourg, une armée de « trolls » bien payés a cherché à semer le chaos sur internet et au sein de communautés Américaines bien réelles.
C’est aux alentours de 8h30, le 11 septembre de l’année dernière, que Duval Arthur reçut un appel d’un habitant de la paroisse de Sainte-Marie en Louisiane. Ce dernier venait lui-même de recevoir un inquiétant SMS : « Alerte aux fumées toxiques dans la zone jusqu’à 13h30. Abritez-vous. Consultez les médias locaux et columbiachemical.com ».
M. Arthur est directeur de la sécurité intérieure et de la préparation aux urgences de la paroisse de Sainte-Marie, qui abrite de nombreuses usines de traitements. Le travail de M. Arthur consiste à surveiller les accidents dangereux de ces usines, mais ce matin-là, il n’avait entendu parler d’aucune libération de produits chimiques. Il n’avait en fait jamais entendu parler de Columbia Chemical. Une usine appelée Columbian Chemicals se trouvait dans la paroisse et produisait du noir de carbone, un produit présent dans certains caoutchoucs et plastiques. Mais aucune nouvelle d’eux ne lui était parvenue. M. Arthur était inquiet : l’un de ses employés avait-il émis une alerte sans le prévenir ?
Peut-être que son inquiétude aurait pris de nouvelles proportions s’il s’était rendu sur Twitter. Des centaines de comptes documentaient un désastre à quelques pas de lui. Un certain Jon Merritt avait tweeté : « Une puissante explosion audible à des kilomètres à la ronde s’est produite dans une usine chimique de Centerville en Louisiane #ColumbianChemicals ». On pouvait trouver une foule de témoignages oculaires sur l’horreur en cours à Centerville portant le hashtag #ColumbianChemicals. @AnnRussela avait partagé une image de flammes dévorant l’usine. @Ksarah12 avait diffusé une vidéo extraite d’une caméra de surveillance d’une station essence locale. On pouvait y voir l’éclat d’une explosion. D’autres partageaient une vidéo où une fumée noire et épaisse s’élevait au loin.
De la Louisiane à New York, des dizaines de journalistes, centres de rédaction et politiciens se retrouvèrent inondés de messages Twitter au sujet du désastre. Un utilisateur nommé @EricTraPPP envoya « Heather je suis certain que l’explosion à #ColumbianChemicals est vraiment dangereuse. La Louisiane est mal barrée. » à Heather Nolan, journaliste au New Orleans Times-Picayune. Un autre diffusa une capture d’écran de la page d’accueil de CNN, montrant que la nouvelle avait déjà atteint les centres d’information nationaux. Selon une vidéo YouTube, l’Etat islamique avait revendiqué l’attaque. On pouvait y voir un homme devant sa télévision réglée sur une chaîne d’information Arabe où des combattants masqués de l’Etat islamique prononçaient un discours devant une séquence d’explosion qui tournait en boucle. Une femme nommée Anna McClaren (@zpokodon9) tweeta à l’adresse de Karl Rove : « Karl, est-ce que l’Etat islamique est vraiment derrière #ColumbianChemicals ? Dis à @Obama qu’on doit bombarder l’Iraq ! ». Mais il aurait suffi de faire l’effort d’aller sur CNN.com pour constater qu’il n’y avait d’information sur aucune attaque spectaculaire due à l’Etat islamique. Tout était faux : la capture d’écran, les vidéos, les photos.
À la paroisse, Duval Arthur passa quelques coups de fil et apprit qu’aucun de ses employés n’avait lancé d’alerte. Il téléphona à Columbian Chemicals : il n’y avait aucun problème à l’usine. Près de deux heures après l’envoi du premier SMS, l’entreprise publia un communiqué de presse expliquant que les témoignages au sujet d’une explosion étaient faux. Quand je rappelai M. Arthur, quelques mois plus tard, il était d’avis que l’incident était une blague de mauvais goût liée à l’anniversaire des attaques du 11 septembre 2001. « Je pense juste que c’est quelqu’un avec un sens de l’humour tordu et triste, » me dit-il. « Quelqu’un qui voulait effrayer tout le monde. » Il me dit que les autorités avaient essayé de remonter jusqu’aux propriétaires de numéros à l’origine des SMS, mais sans succès (Le FBI m’a dit que l’enquête était toujours ouverte).
Le canular de Columbian Chemicals n’était pas une simple blague issue de l’esprit d’un sadique désœuvré. C’était une campagne de désinformation très coordonnée, à laquelle participèrent des dizaines de faux comptes qui diffusèrent des centaines de tweets pendant des heures, en ciblant des individus précisément choisis pour générer une audience maximum. Les coupables n’avaient pas seulement modifié des captures d’écran de CNN ; ils avaient aussi créé des clones parfaitement fonctionnels des sites internet des chaînes de télévision locales de Louisiane et des journaux de la région. La vidéo YouTube de l’homme devant sa télévision avait été réalisée sur mesure pour ce projet. On avait même créé une page Wikipédia sur le désastre de Columbian Chemicals, et la fausse vidéo YouTube s’y trouvait citée. Des SMS à l’intention des véritables résidents de la paroisse de Sainte-Marie étaient venus renforcer l’assaut virtuel. Il avait fallu une équipe de programmeurs et de créateurs de contenu pour arriver à ce résultat.
Et ce ne fut qu’un seul canular dans une vague d’attaques similaires qui eurent lieu pendant la seconde partie de l’année dernière. Le 13 décembre, deux mois après un début de panique suite à une poignée de cas d’Ebola aux Etats-Unis, nombre de comptes Twitter déjà impliqués dans le canular de Columbian Chemicals commencèrent à parler d’une flambée d’Ebola à Atlanta. La campagne suivit le même schéma de faux articles de presse et fausses vidéos, cette fois accompagnés du hashtag #EbolaInAtlanta, et qui monta brièvement dans les « sujet tendances » d’Atlanta sur Twitter. Cette fois encore, le souci du détail était remarquable et laissait imaginer des efforts considérables. Une vidéo YouTube montrait une équipe en combinaison Hazmat transportant une victime depuis l’aéroport. On peut y entendre le tube alors récent de Beyoncé, « 7/11 », apparemment pour établir sa contemporanéité. Un camion dans le parking porte le logo de l’aéroport international Hartsfield-Jackson d’Atlanta.
Le jour où le canular Ebola commença, un groupe de comptes différents des premiers commença à diffuser une rumeur selon laquelle une femme noire désarmée aurait été abattue par la police. Ils utilisèrent tous le hashtag #shockingmurderinatlanta. Cette fois aussi, le canular paraissait conçu pour rebondir sur une angoisse réelle du public : cet été et cet automne avaient été marqués par des manifestations contre la mort de Michael Brown, à Ferguson, Montana. Ici, une vidéo floue était censée montrer la tragédie. En la regardant, je crus reconnaître une voix – elle ressemblait à celle de l’homme devant sa télévision dans la vidéo sur Columbian Chemicals, celle où l’Etat islamique aurait prétendument revendiqué l’explosion. L’accent était inimitable, atypique, et dans les deux cas l’homme faisait un effort visible pour rendre son accent Américain. Le résultat sonnait vaguement Australien.
Qui était derrière tout cela ? Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire, à l’automne dernier, j’ai eu une idée. J’avais déjà enquêté sur une organisation mystérieuse située à Saint-Pétersbourg qui répandait de fausses informations sur internet. Elle a connu plusieurs noms, mais j’utiliserai le plus connu : l’Internet Research Agency. L’agence avait pour réputation d’engager des centaines de Russes afin de publier de la propagande pro-Kremlin en ligne, sous de fausses identités et y compris sur Twitter, afin de créer l’illusion d’une immense armée de sympathisants. Elle avait souvent été qualifiée de « ferme à trolls ». Plus j’enquêtais, plus je découvrais de liens entre elle et les canulars. En avril, je me rendis à Saint-Pétersbourg pour en apprendre plus sur l’agence et sa façon de mener la guerre de l’information, pratiquée agressivement contre les opposants politiques locaux, les ennemis extérieurs de la Russie et, plus récemment, contre moi.
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Bibliothèque Universelle
Traduction de Universal Library, de Willard van Orman Quine. Il est un fantasme mélancolique proposé il y a plus d'un siècle par le psychologue Theodor Frechner puis repris par Kurt Lassiwitz, Theodor Wollf, Jorge Luis Borges, George Gamow et Willy Ley : celui d'une bibliothèque totale. Fière de contenir tous les livres possible, sous certaines limites raisonnables. Elle n'admet ni livre écrit dans un autre alphabet, ni ceux dont la longueur est déraisonnable - disons supérieure à celle de celui que vous avez entre les mains. Mais sous ces restrictions, elle contient tous les livres possibles. Il y a des livres dans toutes les langues, translitérés quand nécessaire. Il y a des livres cohérents et d'autres incohérents ; ces derniers prédominent. Le principe d'accès est simple, même si peu économique : chaque séquence combinatoirement possible de lettres, de ponctutation et d'espaces, jusqu'à la longueur maximale spécifiée, est uniformément reliée de cuir.
D'autres auteurs ont suffisamment discouru sur les statistiques de cette combinatoire. À 2000 caractères par page nous en obtenons 500.000 par volume de 250 pages, donc avec quatre-vingt capitales, minuscules et signes de ponctuations de notre choix, nous arrivons au nombre suivant de livres dans la bibliothèque : la 500.000ème puissance de quatre-vingt. Je crois qu'à l'heure actuelle, et selon les estimations les plus récentes, il n'y a de place dans notre univers en expansion que pour une fraction négligeable de cette collection. La représentation d’une quantité occupe bien peu de place.
Il demeure intéressant de constater que cette collection est finie. En fin de compte, dans la limite de ce qui saurait être dit, la vérité totale et ultime sur tout est entièrement imprimée dans cette bibliothèque. La taille finie de chaque volume ne constitue pas une restriction, car il en existe toujours un autre pour reprendre l'histoire où elle s'était arrêtée - n'importe quelle histoire, vraie ou fausse. Dans notre quête de vérité, nous ignorons quel volume choisir et par quel volume continuer, mais tout est bien là.
Nous pourrions restreindre notre choix en enlevant le charabia, qui représente la majeure partie de la bibliothèque. Nous pourrions exiger que tout soit en Anglais, et nous pourrions donner à un ordinateur la syntaxe et le lexique Anglais pour qu'il se charge de l’analyse et du tri. Ce qui resterait ne serait qu'une fraction infinitésimale de l'original mais demeurerait hyperastronomique.
Il y a un moyen plus facile et moins cher de gagner de la place. Certains d'entre nous apprirent d'abord par Samuel Finely Breese Morse ce que d'autre plus enclins aux mathématiques savaient déjà : qu'une police de seulement deux caractères, le point et le trait, peut faire tout le travail d'une police de quatre-vingt. Morse utilisait en fait trois caractères, à savoir le point, le trait et l'espace ; mais deux suffiront. Nous pourrions utiliser deux points pour l'espace, puis n'admettre aucun points initiaux ou consécutifs dans notre encodage des vieux caractères.
Si nous gardons le format initial et le même nombre de pages pour nos volumes, ce choix réduit la taille de notre librairie à la 500.000ème puissance de deux. Cela reste un grand nombre. Ecrire son développement recouvrerait cent pages de chiffres habituels, ou deux volumes de points et de traits. Les volumes sont plus maigres en contenu qu'avant, pris individuellement, car notre nouveau Morse est plus de six fois plus verbeux que notre vieille police de quatre-vingt caractères ; mais au total, rien n'est perdu, car pour chaque volume dont la fin nous laisse en suspens, toutes les suites concevables sont dans un rayon ou un autre.
Cette dernière réflexion -- qu'une diminution de l'exhaustivité de chaque volume n'affecte pas la complétude cosmique de la collection -- nous dirige vers l'ultime économie : une coupe dans la taille des volumes. Au lieu d'admettre 500.000 caractères par volume, nous pourrions nous contenter de dix-sept. Nous n'avons plus à manipuler des volumes mais des feuillets de cinq centimètres de long, et les reliures sont oubliées. Dans notre code à deux caractères, il y a 2^17 feuillets, soit 131.072. La totalité de la vérité est réduite à un compas maniable. Obtenir un discours subtantiel demandera de nombreuses concaténations de feuillets et la réutilisation de certains ici et là. Mais nous avons tout ce qu'il nous faut.
L'ultime absurdité nous saute au yeux : une bibliothèque universelle composée de deux volumes, l'un contenant un unique point, et l'autre, un trait. Leur répétition et alternation persistante suffit, nous le savons bien, à épeler toute et n'importe quelle vérité. Le miracle de la bibliothèque finie mais universelle n'est qu'un soufflet fait du miracle de la notation binaire : tout ce qu'on voudrait dire, et tout le reste aussi, peut être dit avec deux caractères. C'est une déception digne du magicien d'Oz, mais ce fut une immense aubaine pour les ordinateurs.
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Hors de portée de Dieu
Traduction de Beyond the Reach of God, de Eliezer Yudkowsky
Je pense que l’article d’aujourd’hui est un brin plus sombre que d’habitude. Il s’agit d’une expérience de pensée que j’ai inventée pour faire taire mon optimisme le jour où je me suis rendu compte que celui-ci m’avait trompé. Les lecteurs ouverts à des arguments tels que « Il est important de conserver nos biais cognitifs parce qu’ils nous aident à être heureux » devraient songer à ne pas le lire (à moins qu’ils aient quelque chose à protéger, y compris leur propre vie.)
Donc ! En repensant à l’immensité de ma bêtise, je me suis rendu compte qu’au fond, je ne croyais pas à la vulnérabilité du Futur – que j’étais réticent à accepter que les choses peuvent vraiment mal tourner. Ce n’était pas une croyance explicite, verbale, propositionnelle. C’était plutôt quelque chose en moi qui persistait à croire, en dépit de l’adversité, que tout finirait bien.
Certains y verront une vertu (zettai daijobu da yo) ; d’autres diront que c’est le seul moyen d’éviter la folie.
Mais ce n’est pas le monde dans lequel nous vivons. Le monde où nous vivons est hors de portée de Dieu.
Je ne crois plus en Dieu depuis très, très longtemps. J’ai grandi dans une famille juive orthodoxe, et je me souviens de la dernière fois où j’ai demandé quelque chose à Dieu, même si j’ai oublié ce que c’était. Je demandais quelque chose pour un voisin de mon âge, quelque chose comme « J’espère qu’il ira mieux. », ou peut-être « J’espère qu’il deviendra juif. »
Je me souviens de ce que c’est que d’avoir une autorité supérieure à laquelle faire appel quand on est démuni. Je ne la voyais pas comme quelque chose de chaleureux, parce que je n’avais pas d’alternatives auxquelles la comparer. Je la tenais simplement pour acquise.
Je me souviens néanmoins, par cette enfance lointaine, de ce que c’est que de vivre dans le monde possible et conceptuellement impossible où Dieu existe. Existe vraiment, à la façon dont les enfants et les rationalistes prennent leurs croyances au pied de la lettre.
Dans un monde où Dieu existe, Dieu intervient-il pour tout optimiser ? Quoi que les rabbins aient à dire au sujet de l’essence de la réalité, la réponse sérieuse et opérationnelle est évidemment « Non ». On ne peut pas demander à Dieu de nous donner une limonade parce qu’on a pas envie d’aller la chercher dans le réfrigérateur. Je ne croyais pas à ça quand, il y a bien longtemps, je croyais en Dieu avec le sérieux d’un enfant.
Postuler cette inaction divine ne provoque pas de crise théologique majeure. Si vous m’affirmiez que vous aviez construit une superintelligence bienveillante capable de nanotechnologie et que je disais « Apporte-moi une banane », l’absence de banane ne contredirait pas tout de suite votre affirmation. Les parents humains ne font pas toujours ce que leur enfant demande. Il y a des arguments décents en théorie ludique – auxquels je crois – contre l’idée que la meilleure aide possible est de répondre immédiatement à toute demande. Je ne pense pas que l’eudémoniste désire que tous ses espoirs se réalisent instantanément, et je ne veux pas devenir une chose-qui-veut et qui n’a jamais à planifier, agir ou penser.
Dire que Dieu ne répond pas à toutes les prières n’est donc pas forcément une tentative de réfutation. Même une IA amicale ne répondrait peut-être pas à toutes les demandes.
Mais il existe néanmoins un seuil d’horreur suffisamment atroce pour que Dieu intervienne. Je me souviens avoir cru cela, enfant.
Le Dieu qui n’intervient pas du tout, aussi grave que les choses soient – ça, c’est une tentative évidente d’esquiver la réfutation, de protéger une croyance en la croyance. Les enfants suffisamment jeunes n’ont pas l’intuition inconsciente que Dieu n’existe pas. Ils s’attendent vraiment à voir un dragon dans leur garage. Ils n’ont aucune raison d’imaginer un Dieu aimant qui n’agit jamais. Quelle est la limite exacte où l’horreur devient assez grande ? Même un enfant peut s’imaginer débattre du seuil précis. Mais Dieu en choisira évidemment un. Dans l’espoir de rendre leur enfant fort et indépendant, peu de parents laisseraient leur nourrisson se faire rouler dessus par une voiture.
L’exemple évident d’une horreur si grande que Dieu ne peut la tolérer est la mort – la véritable mort, l’annihilation de l’esprit. Je pense que même le Bouddhisme ne permet pas ça. Tant qu’il existe un Dieu au sens classique – un Dieu complet, ontologiquement fondamental, le Dieu – on peut dormir tranquille : rien de trop horrible n’arrivera jamais. Aucune âme n’a à craindre l’annihilation totale. Dieu l’empêchera.
Et si vous construisiez votre propre univers simulé ? L’exemple d’univers simulé le plus courant est le Jeu de la Vie de Conway. Je vous empresse d’y jeter un œil si vous n’y avez jamais joué – c’est un jeu important, car il permet de comprendre la notion de « loi physique ». Il a été prouvé que le Jeu de Conway est Turing-complet, donc il serait possible de construire une conscience à l’intérieur du Jeu, même si elle serait fragile et maladroite. D’autres automates cellulaires rendraient la chose plus simple.
Pourriez-vous vous mettre hors de portée de Dieu en créant un univers simulé ? Pourriez-vous simuler un Jeu de la Vie contenant des entités conscientes, et les torturer ? Mais si Dieu observe tout, alors toute tentative de construire un Jeu injuste pousserait simplement le Dieu à intervenir et à modifier les transistors de votre ordinateur. Si les lois physiques dans votre programme permettent à un être conscient d’être torturé sans raison, le Dieu interviendra. Dieu étant omniprésent, la véritable horreur n’a nulle part où se cacher. La vie est juste.
Maintenant, pensez à la question suivante :
Etant donné certaines conditions initiales, et étant donné certaines règles d’automates cellulaires, quel serait le résultat, mathématiquement ?
Même Dieu ne peut changer la réponse à cette question, à moins que vous ne pensiez Dieu est capable d’implémenter des impossibilités logiques. Je ne me rappelle pas avoir un jour cru cela, même enfant (et pourquoi auriez-vous besoin de le croire, si Dieu peut modifier tout ce qui existe vraiment ?).
A quoi ressemble le Jeu de la Vie, dans ce monde imaginaire où tout étape procède uniquement de l’étape précédente ? Où les choses ont lieu ou n’ont pas lieu seulement en vertu des règles de l’automate cellulaire ? Où les conditions initiales et les règles ne décrivent pas un Dieu qui vérifie chaque étape ? A quoi ressemble-t-il, ce monde hors de portée de Dieu ?
Ce monde serait injuste. Si l’état initial contenait le germe d’un auto-réplicateur, une sélection naturelle pourrait avoir lieu (ou pas), une vie complexe pourrait se développer (ou pas), cette vie pourrait devenir consciente (ou pas), sans Dieu pour guider cette évolution. Le monde pourrait voir apparaître l’équivalent de vaches conscientes, ou de dauphins conscients, sans mains pour améliorer leur vie. Peut-être qu’ils seraient dévorés par des loups, conscients mais n’ayant jamais songé qu’ils agissaient mal.
Si, dans une vaste pléthore de mondes, quelque chose comme l’humain évoluait, il tomberait malade – pas pour apprendre une leçon, mais parce que les virus auraient évolué aussi, selon les lois de l’automate cellulaire.
Si les habitants de ce monde étaient heureux ou malheureux, les causes de leurs émotions n’auraient rien à voir avec la justesse de leurs choix. Rien à voir avec leur libre arbitre, ou avec des leçons à apprendre. Dans ce monde inventé où chaque étape procède de la précédente, l’équivalent d’un Gengis Khan peut tuer un million de personnes, rire, être riche, n’être jamais puni, et vivre une vie bien plus heureuse que la moyenne. Qui l’en empêcherait ? Dieu empêcherait évidemment que ça ait vraiment lieu, il instillerait au moins une pointe de mélancolie dans le cœur du Khan. Mais dans la réponse mathématique à la question « Et si ? », il n’y a aucun Dieu dans les axiomes. Donc si les règles de l’automate disent que le Khan est heureux, voilà l’entièreté de la réponse à la question « Et si ? ». Il n’y a rien, absolument rien pour l’en empêcher.
Et si le Khan torturait des gens de façon atroce, pendant des jours, pour son bon plaisir ? Ils appelleraient à l’aide, et imagineraient peut-être qu’un Dieu existe. Et si vous construisiez vraiment cet automate cellulaire, Dieu interviendrait dans votre programme, bien sûr. Mais dans l’expérience de pensée, en imaginant ce que l’automate cellulaire ferait en suivant les règles mathématiques, il n’y aurait aucun Dieu dans le système. Puisque les lois physiques ne spécifient aucune fonction d’utilité – en particulier, aucune interdiction de torturer – les victimes ne seraient sauvées que si les cellules de l’automate contenaient des 0 et des 1 aux bons endroits. Et il peu probable que quiconque défierait le Khan, car s’ils le faisaient, quelqu’un les pourfendrait, l’épée arracherait leurs organes, ils mourraient, et c’en serait fini. Les victimes meurent donc en hurlant, et personne ne les aide. Voilà la réponse à la question : « Et si ? ».
Les victimes pourraient-elles être entièrement innocentes ? Pourquoi pas, dans notre monde imaginé ? Si vous regardez les règles du Jeu de la Vie (qui est Turing-complet, et peut donc contenir des règles physiques calculables arbitraires), les règles sont alors vraiment très simples. Une cellule avec trois voisins en vie restent en vie, une cellule avec deux voisins ne change pas d’état, toutes les autres meurent. Il n’y a rien d’autre là-dedans qui précise que les innocents ne doivent pas être atrocement torturés pendant des durées infinies.
Est-ce que ce monde vous est familier ?
La croyance en un univers juste se manifeste souvent de façon plus subtile qu’à travers l’idée que certaines horreurs sont totalement interdites. Le vingtième siècle se serait-il déroulé autrement si Klara Pölzl et Alois Hitler avaient fait l’amour une heure plus tôt, si un autre spermatozoïde avait fertilisé l’ovule la nuit où Adolf Hitler a été conçu ?
Tant de vies, tant de douleur qui repose sur un seul événement : cela semble disproportionné. Le Plan Divin est certainement plus sensé que ça. On peut croire à un Plan Divin sans croire à un Dieu – Karl Marx y croyait certainement. Des millions de vies ne devraient pas dépendre d’un choix désinvolte, d’une heure de plus ou de moins, ou de la vitesse d’une flagelle microscopique. Cela devrait être interdit. C’est trop disproportionné. Donc, si Adolf Hitler avait pu aller au lycée et devenir architecte, quelqu’un d’autre aurait pris sa place et la 2nde Guerre Mondiale aurait procédé de la même façon.
Mais dans le monde hors de portée de Dieu, il n’y a aucune clause dans les axiomes des lois physique pour dire « les choses doivent avoir un sens », ou « les grands effets doivent avoir de grandes causes », ou encore « les raisons de l’Histoire sont trop importantes pour pouvoir être fragiles ». Il n’y a pas de Dieu pour imposer cette structure si violemment rompue par un lien causal entre la mort de millions de personnes et un petit événement moléculaire.
Le but de l’expérience de pensée est de mettre l’univers-Dieu et l’univers-Nature côte à côte, afin que nous puissions reconnaître les façons de penser qui appartiennent à l’univers-Dieu. De nombreux athées considèrent encore que certaines choses ne sont pas permises. Ils présentent des arguments pour expliquer que la 2nde Guerre Mondiale était inévitable et se serait déroulée plus ou moins de la même façon même si Hitler était devenu architecte. Mais d’un point vue sobrement historique, c’est déraisonnable ; j’ai choisi l’exemple de la 2nde Guerre Mondiale parce que mes lectures m’ont laissé entendre que les événements furent principalement causés par la personnalité de Hitler, souvent au défi de ses généraux et de ses conseillers. Je n’ai rencontré aucune justification empirique particulière qui me permettrait d’en douter. La raison principale d’en douter serait le refus d’accepter que l’univers puisse avoir aussi peu de sens – que des choses horribles pourraient se produire avec une telle légèreté, sans plus de raison que le résultat d’un lancé de dé.
Mais pourquoi pas ? Qui l’interdit ?
Dans l’univers-Dieu, Dieu l’interdit. Le reconnaître, c’est reconnaître que nous ne vivons pas dans son univers. Nous vivons dans l’univers « Et si ? », hors de portée de Dieu, dirigé uniquement par ses lois mathématiques. Si les lois physiques disent qu’une chose a lieu, elle a lieu. Tout, bon ou mauvais, pourra avoir lieu. Et il n’y a rien, dans les lois physiques, pour l’empêcher ; même dans les cas vraiment extrêmes où l’on s’attendrait à ce que la Nature se montre un peu raisonnable.
En lisant L’ascension et la chute du IIIème Reich, de William Shirer, en le voyant décrire l’incrédulité qui s’empara de lui et d’autres lors qu’ils découvrirent la portée des atrocités Nazies, j’ai trouvé étrange de lire cela et de savoir, déjà, qu’il n’existait rien pour nous prémunir de ces atrocités. De lire le livre et de l’accepter, horrifié, mais sans incrédulité, parce que j’avais déjà compris le genre de monde dans lequel nous vivons.
Avant, je croyais que l’extinction de l’humanité n’était pas permise. Et ceux qui se pensent rationalistes ont peut-être encore confiance en certaines choses. Peut-être qu’ils les appellent « jeux à somme positive », ou « démocratie », ou « technologie », mais elles sont sacrées. La marque du sacré est qu’il ne peut mener à rien de vraiment mauvais ; qu’il ne peut être éternellement souillé, pas sans une contrepartie adéquate. En ce sens, on peut lui faire confiance, même si, ici où là, il a des conséquences négatives.
L’Histoire de la Terre ne peut se détourner de sa tendance à somme positive pour aller vers une somme négative : c’est interdit. Les démocraties (du moins les démocraties modernes et libérales) ne légaliseront jamais la torture. La technologie nous a tant apporté qu’il est impossible qu’une invention inattendue inverse la tendance et fasse plus de mal que tout le bien accompli jusqu’à aujourd’hui.
Il existe de nombreux arguments intelligents destinés à expliquer pourquoi tout cela est impossible. Mais à leur source se trouve une croyance : tout cela est interdit. Mais qui l’interdit ? Qui l’empêche d’avoir lieu ? Si on ne peut se représenter au moins un univers inféodé aux lois physiques, et où celles-ci empêchent ces horreurs d’avoir lieu – et où elles ont donc lieu, puisqu’il est impossible de faire appel du verdict – alors on n’est pas encore prêt à parler de probabilités.
Se pourrait-il que des êtres doués de conscience meurent depuis des milliers ou des millions d’années, sans âme, sans au-delà, sans grand dessein de la Nature, pas pour nous enseigner une grande leçon sur le sens ou l’absence de sens de la vie, pas même pour nous donner une leçon profonde sur l’existence de certaines impossibilités. Se pourrait-il qu’une astuce aussi simple et apparemment stupide que la vitrification dans de l’azote liquide puisse sauver quelqu’un de l’annihilation totale, et que le rejet de cette idée après 10 secondes de réflexion suffise à détruire une âme ? Se pourrait-il qu’un ingénieur informatique qui signe quelques papiers et souscrit à une assurance-vie poursuive son existence dans un futur lointain tandis que Einstein pourrit dans sa tombe ? Nous pouvons être certains d’une chose : Dieu ne le permettrait pas. Rien d’aussi ridicule, d’aussi disproportionné ne serait permis. Ce serait se moquer du Plan Divin, se moquer des raisons qui justifie que le monde est tel qu’il est.
On peut rationaliser l’existence de certains interdits de façon laïque. Il est donc utile d’imaginer que Dieu existe, qu’il est bienveillant selon votre définition de la bienveillance, que c’est un Dieu qui force la réalité à être un minimum juste, que ses plans ont un sens, qu’ils dépendent des choix des humains, qu’il ne permettra jamais une horreur absolue, qu’il n’intervient pas toujours mais qu’il interdit au moins que l’univers parte complètement à la dérive… il est utile d’imaginer tout cela, mais aussi d’imaginer que vous, vous vivez dans l’univers « Et si ? », fait de mathématiques pures – un monde hors de portée de Dieu, un monde profondément vulnérable où tout peut arriver.
Si un lecteur qui pense que le bonheur compte plus que tout a continué de lire jusqu’ici, peut-être bien qu’il ne devrait pas trop réfléchir à la vulnérabilité de l’existence. Peut-être qu’il devrait y réfléchir juste assez longtemps pour s’inscrire avec sa famille à un plan de cryogénisation et/ou envoyer un chèque à une organisation de mitigation des risques existentiels de temps en temps. Et porter une ceinture de sécurité, et prendre une mutuelle, et faire toutes ces choses mortellement ennuyeuses qui peuvent détruire votre vie si vous les oubliez… à part ça, s’ils veulent être heureux, je ne leur recommande pas méditer sur la fragilité de l’existence.
Mais cet article est pour ceux qui ont quelque chose à protéger.
Que peut faire un paysan du douzième siècle pour se protéger de l’annihilation ? Rien. Les petits défis posés par la Nature ne sont pas toujours justes. Quand le défi est trop difficile, on perd. Quand la défaite est mortelle, on disparaît. Il en va des gens comme des planètes. Celui qui souhaite s’engager dans une danse macabre contre la Nature doit comprendre son adversaire : une neutralité absolue, profonde, sans exception.
Avoir conscience de ce fait ne vous sauvera pas. Ca n’aurait pas sauvé un paysan du douzième siècle. Si vous pensez qu’un rationaliste qui comprend vraiment le pétrin dans lequel il est finira certainement pas trouver une issue, c’est que vous faites confiance à la rationalité, et je n’ai pas besoin d’en dire plus.
Certains me critiqueront certainement en disant que je suis trop lugubre, et feront la liste des merveilleux avantages qu’il y a à vivre dans un univers neutre. La vie a le droit d’être un peu sombre, après tout, mais pas trop – à moins qu’il y ait un lot de compensation.
Toutefois, et parce que je ne veux pas créer de désespoir inutile, je conclurai sur une note positive.
Si le futur de l’humanité se déroule bien, nous pourrons rendre notre cône de lumière futur plus juste. Nous ne pouvons pas modifier les lois fondamentales de la physique, mais à un niveau d’organisation plus élevé, nous pourrions construire quelques rambardes et ajouter du rembourrage ; organiser les particules selon des motifs qui procèdent à des vérifications internes pour empêcher les catastrophes. Il y a beaucoup de choses que nous ne pouvons pas modifier, et il pourrait être utile de considérer tout ce qui n’est pas dans notre cône de lumière futur comme un « passé généralisé ». Comme si tout cela avait déjà eu lieu. Il reste au moins l’éventualité de vaincre la neutralité dans le futur qui nous est accessible – le seul monde qui peut nous tenir à cœur.
Un jour, peut-être, les esprits encore immatures seront protégés de façon fiable. Même si les enfants se voient encore refuser des sucettes ou se brûlent le doigt, ils ne se feront plus rouler dessus par des voitures.
Et les adultes ne seront plus autant en danger. Une superintelligence – un esprit capable de développer un milliard de milliard de pensées sans faire une seule erreur – ne serait pas intimidée par un défi où la mort est le prix d’une seule erreur. L’univers ne lui semblerait pas si hostile et ne serait qu’un autre problème à régler.
Le problème, c’est que construire un adulte est un défi d’adulte. C’est ce que j’ai enfin compris, il y a des années.
S’il existe un univers plus juste, nous devons y arriver en partant de ce monde – le monde neutre, le monde dur sans rembourrage, le monde où les défis ne sont pas à la mesure de nos capacités.
Tous les enfants n’ont pas à regarder la Nature droit dans les yeux. Mettre sa ceinture ou écrire un chèque : ce n’est ni très compliqué ni très dangereux. Je ne dis pas que tout rationaliste devrait méditer sur la neutralité. Je ne dis pas que tout rationaliste devrait avoir ces pensées déplaisantes. Mais celui ou celle qui compte relever un défi où l’échec signifie la mort ne doit pas les éviter.
Que doit faire un enfant – quelles règles doit-il suivre, comment doit-il se comporter – pour résoudre un problème adulte ?
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La bulle du jugement
Traduction de The Judgy Bubble, de Scott Adams
Je suis peut-être l’une des personnes les moins sévères de la terre. C’est parce que pour moi, l’humanité est faite de robots humides qui se cognent les uns aux autres en suivant les lois de la physique. Mon modèle du monde n’inclut le libre arbitre que comme une illusion nécessaire à notre santé mentale. Je ne crois pas que les gens “choisissent” d’être méchants ou insupportables.
Je m’exprime souvent en ces termes, si bien que les gens me voient vite comme le genre de personne à qui ont peut confier ses secrets les mieux gardés sans risque d’être jugé. Le résultat, c’est que mon monde ne ressemble pas au vôtre : j’ai accès à ce qu’on pourrait appeler la couche “jugée” de la vie. J’entends ce que les gens sévères n’entendent pas. Et, mesurés à l’aune de la société, les gens sont donc pour moi tous “imparfaits”. La normalité ? Pour moi, ça n’existe pas.
Maintenant disons que vous êtes plutôt sévère. Disons que pour vous, il y a des comportements “normaux”. Vos observations confirment votre image du monde parce que les gens se comportement normalement devant vous. Les gens qui savent à quel point vous êtes sévère cachent leurs bizarreries. Une bulle de désinformation vous entoure. Pour les gens sévères, la vie est une pièce peuplée d’acteurs, pas de vraies personnes. Même vos amis et votre famille essaient peut-être d’éviter votre jugement en prétendant être normaux.
Quand une personne sévère vous demande ce que vous avez fait ce week-end, vous restez sûrement en territoire connu. Vous dites que vous avez tondu la pelouse et organisé un barbecue. Mais si je vous demande comment était votre week-end, j’entendrai peut-être des histoires palpitantes, avec de la drogue, des orgies et des actes contre nature.
Je pensais à cela parce que je connais un couple, les deux personnes les plus sévères que j’ai jamais connues. Je ne leur dirai jamais ce que je pense vraiment, et je crois que peu de gens le font. Si bien qu’ils se sont fabriqués une étrange bulle de désinformation à travers laquelle voir le monde. En pratique, ils vivent dans un univers parallèle où ils sont “normaux” et où le reste du monde va de mal en pis.
Les gens vous trouvent-ils sévère ? Si oui, tout ce que vous savez des autres est probablement faux, parce qu’ils ont peur de ce que vous diriez si vous saviez la vérité.
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… et je vous montre jusqu’où va le trou du lapin
Traduction de …and I show you how deep the rabbit hole goes, de Scott Alexander.
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ACTE I
Jaune
L’esprit des gens vous fend le cœur. Pas parce qu’ils sont méchants, mais parce qu’ils sont bons.
Personne n’est le méchant de sa propre vie. Maintenant que vous avez lu plusieurs centaines d’esprits, vous en êtes certaine. Tout le monde se voit comme un mec ou une fille sympa qui essaie juste de s’en sortir, victime des circonstances, du Système et de centaines de connards. Ils n’y croient pas qu’à moitié : ils en sont convaincus. Même vous, profondément enfoncée dans l’esprit d’un autre, vous y croyez presque. La structure mentale qu’ils ont construite pour soutenir cette fable se présente clairement à vous, et aussi bête qu’elle semble être, vous comprenez qu’ils ne pourront jamais s’en extirper. Vous voyez comment chaque insulte et chaque échec ont fait l’effet d’un grand coup de poing de le ventre entièrement inattendu, aussi mérités qu’ils aient été.
Avant de choisir la pilule jaune, vous aviez bon espoir de devenir une espionne, une éditorialiste de magazine people ou la meilleure vendeuse de l’histoire. Mais maintenant, ces idées vous rendent malade. Il y a assez de souffrance dans le monde comme ça. Ces actes vous paraissent violents. Vous essayez de devenir thérapeute, mais il s’avère que votre connaissance absolue de l’esprit de vos patients est atrocement anti-thérapeutique. Freud peut bien dire ce qu’il veut sur les mécanismes de défenses : sans eux, nous sommes parfaitement vulnérables. Vos séances alternent entre des incisions profondes dans les insécurités les plus enfouies de vos patients et des tentatives désespérées de les convaincre qu’ils sont des gens bien.
Ah, et les hommes. Vous saviez de façon vague que les hommes pensaient tout le temps au sexe. Mais vous n’aviez aucune idée du, euh, contenu de certains de ces fantasmes. Est-ce que ces fantasmes sont même légaux ? Vous voudriez qu’ils vous dégoûtent. Mais vous vous rendez compte que si vous étiez aussi qu’excitée qu’ils le sont en permanence, vous seriez comme eux.
Vous abandonnez. Vous devenez un garde forestier, mais pas du genre à aider les promeneurs. L’autre genre. Le genre qui reste dans une petite cabane au milieu des montagnes et qui ne parle jamais à personne. La seule forme de vie que vous rencontrez à l’occasion, c’est un ours. Il pense toujours être un bon ours, un ours dans son bon droit, et qu’un sauvage univers anti-ours en a après sa peau. Rien de ce que vous faites ne l’encourage à changer d’avis.
Vert
Après avoir mangé la pilule verte, vous devenez un moineau sur-le-champ. Vous filez à travers le paysage, vous sentant libre pour la première fois de votre vie.
Moins de cinq minutes plus tard, un faucon descends du ciel et vous attrape. Il s’avère que si les moineaux ne passent pas leurs journées à voler librement à ciel découvert, c’est qu’il y a une bonne raison. Quelques instants avant que vos os ne soient broyés par son bec féroce, vous redevenez un être humain. Vous tombez comme une pierre. Vous devez redevenir un moineau, mais le faucon est toujours là, il s’accroche à une de vos jambes, refuse de vous lâcher à cause d’un simple contretemps. Vous agitez frénétiquement les bras, vous lui hurlez dessus pour l’effrayer. Il finit par s’en aller en battant mollement des ailes, indigné, et vous redevenez un moineau juste à temps pour atterir sans trop de heurts.
Après quelques semaines de repos pendant lesquelles votre jambe guérit, vous devenez un poisson. Cette fois-ci, vous êtes plus malin. Vous devenez un grand requin blanc, le sommet de la chaîne alimentaire. Vous explorez la beauté des profondeurs océanes dans le corps d’une machine à tuer invincible.
Malheureusement, et pour faire court, l’existence de requins blancs colossaux et cannibales est une profonde injustice ; si vous aviez su que la Nature marchait comme ça, vous n’auriez jamais touché à cette satanée pilule verte.
Vous vous échappez en devenant une baleine bleue. Rien ne mange les baleines bleues. Vous vous souvenez de votre cours de biologie. Aucun doute possible.
La dernière chose que vous entendez, c’est quelqu’un qui crie : “On en a une !” en Japonais. La dernière chose que vous ressentez, c’est un harpon qui vous traverse le crâne. Puis tout devient noir.
Bleue
Ok, vous traversez Florence, Jérusalem et Kyoto en une après-midi fort dynamique. Vous vous téléportez au sommet de l’Everest parce que vous le pouvez, puis au fond de la fosse Marianne. Vous rendez visite à la forêt Amazonienne, au Sahara et au pôle Sud. Vous mettez plusieurs semaines à épuiser les destinations touristiques dignes d’intérêt. Et maintenant ?
Vous allez sur la Lune, puis sur Mars, puis sur Titan. De plus en plus ennuyeux. Passée l’euphorie d’être sur Mars, il n’y a pas grand chose à faire, sauf regarder des cailloux. Vous vous demandez comment le rover Curiosity a fait pour ne pas mourir d’ennui.
Vous allez plus loin. Il y a cinq planètes qui orbitent Alpha Centauri A. La seconde est recouverte d’eau. Mais vous ne voyez rien de vivant dans les océans. La quatrième a une énorme entaille, elle est presque coupée en deux. La cinquième a d’étranges montagnes qui ressemblent à des stalactites.
Ce qui serait vraiment intéressant, ce serait une planète avec de la vie, de la vie intelligente. Vous vous téléportez de plus en plus loin. Tau Ceti. Epsilon Eridani. Le noyau de la galaxie. Les géologistes pourraient avoir des attaques à répétition pendant un siècle s’ils vous écoutaient, mais vous n’avez pas envie de leur parler. Et pas une trace de vie. Pas même un concombre de mer.
Vous allez sur Terre de moins en moins souvent. La faim est un danger physique et ne vous concerne donc pas, même si vous aimez vous détendre de temps à autre avec un repas chaud. Puis le travail reprend. Vous commencez à considérer la Voie Lactée comme une ville fantôme. Et du côté d’Andromède… ?
Orange
Vous n’aviez jamais remarqué à quel point les gens étaient incompétents et à quel point c’était insupportable.
Vous étiez consultant. Un bon consultant. Mais la maîtrise de toutes les compétences humaines ressemblait à une promotion. Alors vous avez avalé la pilule orange. Le lendemain, vous allez conseiller une entreprise sur le management de ses programmeurs, mais vous constatez qu’en plus d’être mal managés, les programmeurs ne codent pas bien. Vous pourriez écrire leur système deux fois plus vite. L’organisation de leur bureau est profondément déconnectée des principes d’ergonomie modernes. Et la traduction Chinoise de leur manuel contient plusieurs erreurs basiques. N’importe qui doté d’une connaissance encylopédique des clauses relatives en Mandarin aurait dû pouvoir les remarquer.
Vous avez un jour entendu parler d’un phénomène appelé l’amnésie de Gell-Mann : les physiciens remarquent que la presse grand public passe son temps à dire des âneries sur la physique mais qu’on peut s’y fier pour le reste, les docteurs remarquent que la presse grand public passe son temps à dire des âneries sur la médecine mais qu’on peut s’y fier pour le reste, etc. Vous n’avez pas l’amnésie de Gell-Mann. Tout le monde est nul en tout, tout le temps, et ça vous met en rage.
Vous devenez connu pour votre génie et votre côté effrayant. Tout le monde vous respecte, mais personne ne veut vous engager. Vous passez d’une industrie à l’autre, généralement au service de dirigeants dont le travail est tellement important que le besoin de l’accomplir surpasse leur réticence à vous parler.
Un jour, le Roi d’Arabie Saoudite vous fait une offre que vous ne pouvez pas refuser. Il s’inquiète de séditions au sein de la famille royale et vous veut comme consultant en stabilité gouvernementale. Vous allez à Riyadh et découvrez que le pays entier est un vrai foutoir. Les forces de sécurité sont imbéciles. Mais le Roi aussi est un imbécile, et il refuse de croire ou d’écouter vos recommandations. Il vous dit que la situation ne peut pas être si grave que ça. Vous lui dites que vous allez le lui prouver.
Vous n’aviez pas vraiment l’intention de devenir Roi d’Arabie Saoudite. C’est juste que votre démonstration de la méthode par laquelle des rebelles militaires pourraient lancer un coup d’état s’est mieux passée que prévue. Vous oubliez parfois à quel point les gens sont incompétents. Vous avez besoin de vous en souvenir constamment. Mais pas maintenant. Maintenant, vous êtes occupé à construire votre nouvelle capitale. Pourquoi est-ce que tout le monde est nul en urbanisme ?
Rouge
Vous choisissez la pilule rouge. FORCE BRUTE ! C’est ça l’important dans l’économie du troisième millénaire, non ? Parfois les gens vous affirment le contraire, mais ils n’ont pas l’air d’avoir beaucoup de FORCE BRUTE. Qu’est-ce qu’ils en savent ?
Vous devenez haltérophile. Capable de soulever des milliers de kilos d’une seule main, vous écrasez facilement la compétition et êtes consacré… ce qu’on est consacré quand on REMPORTE DES CONCOURS D’HALTÉROPHILIE. Mais aucun contrat publicitaire lucratif ne suit. Personne ne veut d’un porte-parole haltérophile sans abdominaux, et même si vous étiez plutôt musclé avant, vous perdez de la masse de jour en jour. Votre entraîneur personnel vous dit qu’on ne maintient sa masse musculaire qu’en travaillant à la limite de ses capacités, mais vos capacités n’ont pas l’air d’avoir de limites. Tout est si simple pour vous que votre corps ne travaille jamais. Votre FORCE BRUTE n’avait étrangement pas envisagé cette possibilité. Si seulement ÊTRE VRAIMENT TRÈS FORT permettait de résoudre ce problème.
Peut-être qu’Internet peut vous aider. Vous cherchez “conseil pilule rouge” [NdT : The Red Pill est mouvement pro-masculinité.] sur Google. Les sites que vous trouvez n’ont pas trait à votre problème spécifique mais ils sont TRÈS FASCINANTS. Vous apprenez beaucoup de choses surprenantes concernant les rôles de genre. Il semble que les femmes aiment les hommes qui ont beaucoup de FORCE BRUTE. Voilà qui vous intéresse !
Vous quittez le circuit de l’haltérophilie et commencez à fréquenter les boîtes de nuit, où vous parlez de votre FORCE BRUTE à qui veut bien vous entendre pour PROUVER QUE VOUS ÊTES TRÈS ALPHA. De nombreuses personnes semblent gênées par ce gringalet qui va de femme en femme et vante sa FORCE BRUTE, mais Internet vous dit que c’est parce que ces gens sont des SOUMIS BETA.
Un jour, quelqu’un vous a dit que les sites Internet disent parfois des choses fausses. Vous espérez que c’est faux. Comment pourriez-vous savoir lesquels sont vrais en utilisant de la FORCE BRUTE ?
Rose
Vous avez toujours été jolie, mais jamais vraiment jolie. Deux mecs vous aimaient bien, mais pas ceux qui vous plaisaient. C’était douloureusement injuste. Alors vous avez pris la pilule rose, pour que plus personne ne puisse ne pas vous aimer.
Vous trouvez Tyler. Tyler est un beau gosse. En dépit de vos efforts, il ne s’est jamais intéressé à vous. Vous lui touchez le bras. Ses yeux s’illuminent.
Vous lui parlez : “Embrasse-moi.”
Tyler vous embrasse. Puis il prend un air surpris. “Pourquoi je t’embrasse ?” demande-t-il. “Je suis désolé. Je ne sais pas ce qui m’a pris.” Puis il s’en va.
Vous souhaitez avoir mieux réfléchi avant d’avoir accepté un superpouvoir où les gens vous aiment en vous touchant mais où l’effet se dissipe au second toucher. C’est beaucoup moins sexy d’être aimé quand on ne peut pas être touché. Vous commencez à vous sentir très proche du Roi Midas.
Vous ne sortez plus avec personne. À quoi bon ? Ils arrêteront de vous aimer la deuxième fois où vous le toucherez. Vous vivez seule avec des chats qui ronronnent que vous les caressez une fois, et chifflent quand vous les caressez deux fois.
Une nuit vous êtes dans un bar à noyer votre chagrin dans l’alcool quand un homme arrive à votre table. “Hé,” dit-il, “beaux cheveux, c’est des vrais ? Je suis l’homme le plus fort du monde.” Il fait une démonstration en soulevant la table au-dessus de sa tête d’une seule main. Vous vous entichez immédaitement de sa FORCE BRUTE et de son COMPORTEMENT ALPHA. Il vous le faut.
Vous touchez son bras. Ses yeux s’éclairent. “Viens chez moi,” lui dites-vous. “Mais ne me touche pas.”
Cette dernière demande lui déplaît, mais la ferveur de sa passion est telle qu’il fera tout ce que vous lui dites. Vous emménagez ensemble et vous vous mariez quelques mois sans contact plus tard. Parfois, vous vous demandez ce que ça serait de le caresser, de sentir son bras chétif sur votre épaule. Mais ça ne vous dérange pas trop. Vous êtes satisfaite par sa présence, par sa FORCE et par son côté ALPHA.
Gris
La technologie ! C’est ça l’important dans l’économie du troisième millénaire, non ? Si ! Par exemple, depuis que vous avez pris la pilule grise, une partie toujours plus important du PIB national provient des distributeurs automatiques qui vous donnent de l’argent quand vous en demandez.
Vous finissez par vous faire avoir devant une banque, au Kansas, quand une escouade du FBI vous tend un piège. Vous envisagez un instant de leur jouer un tour façon Empereur Palpatine, mais la prudence l’emporte et vous les laissez vous arrêter.
Peu désireux de finir sur une table d’autopsie façon Roswell, vous expliquez être un hacker d’élite parfaitement ordinaire. Le gouvernement vous propose un accord : ils retirent les chefs d’accusation si vous aidez la section cyberdéfense de l’armée. Vous avez peur d’être repéré, puis vous vous rendez compte que vous êtes effectivement un hacker d’élite. Vous rejoignez donc la NSA et entamez une illustre carrière à pirater des bases de données Russes, à voler des centrifugeuses Iraniennes et à faire planter des systèmes militaires Chinois aux pires moments possibles. Personne ne vous soupçonne d’être autre chose qu’un excellent programmeur.
Mais vous finissez par vous faire avoir une fois de plus. Vos patrons vous demandent de pirater les fichiers personnels d’un nouveau joueur jusqu’alors inconnu, un homme appelé William qui semble s’être taillé un empire au Moyen Orient. Vous ne trouvez rien de trop incriminant, mais vous transmettez ce que vous avez trouvé.
Quelques jours plus tard, vous êtes dans votre lit, sur le point de vous endormir, quand un homme arrive soudain par la fenêtre, une arme à la main. Vous réagissez rapidement et ordonnez à l’arme de lui exploser en main. Rien ne se produit. L’homme rit. “C’est une arme factice,” dit-il. “Juste pour vous faire peur. Mais si vous ennuyez encore le Roi William, la prochaine fois je viendrai avec un couteau bien réel.” Il repart en sautant par la fenêtre. Vous appelez la police, et la CIA et la NSA sont évidemment sur le coup. On ne le retrouve jamais.
Après ça, vous surveillez vos arrières. Il savait. Comment savait-il ? Les compétences de détective qu’il faudrait avoir pour vous retrouver, pour découvrir votre secret… incroyable ! Qui est ce Roi William ?
Vous dites à vos employeurs que vous n’êtes plus capable de faire votre travail. Ils vous supplient, vous cajolent, vous menaçent de réinstaurer votre peine de prison, mais vous tenez bon. Ils finissent par vous donner un job facile à l’embassade de Moscou. Vous faites sonner le téléphone de Vladimir Putin n’importe quand la nuit pour qu’ils ne puisse jamais avoir une bonne nuit de sommeil et penser clairement. C’est un job simple mais gratifiant, et aucun assassin ne vient plus jamais vous embêter.
Noir
Intellectuellement, vous savez que certaines personnes pourraient choisir une autre pilule que la noire, tout comme vous savez intellectuellement qu’il y a des fusillades dans les écoles. Mais ça ne veut pas dire que vous le comprenez. Votre seul souhait, c’est d’avoir pu prendre la pilule noire avant d’avoir à décider quelle pilule prendre, pour avoir pu analyser votre futur conditionné par chaque choix et avoir eu plus d’information avant de choisir. Mais ce n’est pas comme si le choix a été difficile.
Le principe de base est : face à un choix entre A et B, vous vous engagez solennelement à faire A, puis vous observez le futur. Ensuite, vous vous engagez solennelement à faire B, et vous recommencez. Vous pouvez grâce à cette méthode faire le choix optimal dans n’importe quelle situation, à horizon temporel d’un mois près. Vous ne pouvez peut-être pas choisir votre plan de carrière, mais vous cartonnez sérieusement l’entretien.
Ah, et une milliseconde dans le futur est à peu près indistinguable du présent, donc “voir” une milliseconde dans l’avenir vous informe totalement sur l’état du monde actuel.
Vous êtes tellement ravi par votre omniscience et votre capacité à faire des choix quasi-optimaux que vous mettez presque un an à comprendre la véritable étendue de votre pouvoir.
Vous vous engagez à écrire ce que vous voyez un mois dans le futur le premier de chaque mois. Mais ce que vous verrez dans un mois, c’est le morceau de papier où vous aurez écrit ce que vous verrez un mois plus tard. Vous pouvez ainsi relayer des messages jusqu’à vous-même depuis des points arbitraires du futur — au moins jusqu’à votre mort.
Quand vous essayez ça, vous vous voyez un mois dans l’avenir en train d’écrire le dernier mot de la lettre suivante :
Cher Moi Passé,
En l’an 2060, des scientifiques inventent un sérum d’immortalité. À ce stade, nous sommes bien sûr extraordinairement riches et nous sommes l’un des premiers à en profiter. Combiné à notre capacité à éviter les accidents en observant l’avenir, cela nous permet de survivre étonnament longtemps.
Je t’envoie ça depuis l’an 963.445.028.777.216 après J.C. Nous sommes l’un des cent derniers habitants de l’univers. Le ciel est noir et sans étoiles ; l’inévitable progrès de l’entropie a réduit presque toute la masse et l’énergie à l’état de chaleur inutile. La Superconfédération de la Vierge, qui est l’unité politique principale à ce stade de l’histoire, a rassemblé les dernières mégatonnes de ressources utilisables dans cette station pour qu’au moins un avant-poste de l’humanité survive longtemps après la disparition de toutes les planètes. Mais notre réserve de carburant va s’épuiser dans quelques semaines. Après ça, il n’y aura plus de négentropie dans l’univers, à part dans nos corps. J’ai vu un mois dans l’avenir. Personne ne vient nous sauver.
Depuis quelques billions d’années, nos meilleures scientifiques ont cherché comment inverser l’entropie et sauver l’univers, ou comment s’échapper vers un autre univers moins déterioré, ou comment obtenir de l’énergie à partir des déchets thermiques qui emplissent aujourd’hui la vaste majorité du ciel. Toutes ces tâches se sont avérées impossibles. Il n’y a plus aucun espoir, à une exception près.
Il est impossible de voir l’avenir. Même un mois dans l’avenir. Notre pilule noire viole les lois de la physique. Nous avons exploré le cosmos, et mon peuple n’a trouvé aucune espèce extraterrestre ni aucun signe qu’une telle espèce ait jamais existé. Et pourtant, quelqu’un a fabriqué la pilule noire. Si nous comprenions ce pouvoir, nous pourrions peut-être l’utiliser pour sauver la réalité de son inévitable fin.
En renvoyant ce message, je détruis toute ma ligne temporelle. Je fais ça dans l’espoir que toi, en ce début insouciant de l’histoire de l’univers, tu puisses trouver la personne qui a fait ces pilules et que tu échappes à notre destin.
Bien à toi, Toi dans presque un billiard d’années.
ACTE II
Rouge
Vous éclatez le sac de frappe. Il explose et envoie son contenu partout dans la pièce ! Vous saviez que ça se produirait ! Ça se produit à chaque fois que vous tapez un sac de frappe ! Votre femme se met très en colère et vous dit que vous n’avez pas les moyens d’acheter des sacs de frappe sans cesse, mais les femmes détestent qu’on écoute ce qu’elles disent ! C’est l’Internet qui l’a dit !
On sonne à la porte. Vous arrachez la porte de ses gonds au lieu de l’ouvrir, juste pour bien montrer qui est le boss. Devant votre porche, un homme en noir. Il porte une capuche noire et son visage est dissimulé par un masque noir. Il brandit une arme contre vous.
On dirait bien l’un des problèmes (et ce sont environ 100% des problèmes) qui peuvent être résolus par de la FORCE BRUTE ! Vous plongez vers l’homme, mais en dépit de votre super-vitesse, il s’écarte sans difficulté, avec grâce même, comme s’il avait toujours su ce que vous alliez faire. Il presse la détente. Vous vous écartez, mais en fait vous vous approchez, car il a tiré exactement là où vous alliez sauter. C’est très bizarre. Votre dernière pensée est de souhaiter avoir assez de FORCE BRUTE pour comprendre ce qui se passe.
Rose
Vous rentrez du travail et découvrez un salon maculé par le contenu d’un sac de frappe. Votre mari n’est pas là. Vous vous dites qu’il savait que vous alliez l’engueuler et qu’il a décidé de se faire petit. Jusqu’au moment où vous allez dans la cuisine et découvrez un homme habillé tout en noir, assis devant la table, comme s’il vous attendait.
Vous paniquez et essayez de le toucher. Si c’est une sorte de serial killer, vous le séduirez, vous l’embobinerez, et vous lui ordonnerez de sauter d’une falaise pour prouver son amour. Rien de nouveau pour vous, même si vous n’aimez pas trop y repenser.
Sauf que pas un centimètre de la peau de cet homme n’est exposé. Sa robe recouvre tout son corps, et même ses mains sont gantées. Vous essayez de toucher son visage, mais il s’écarte sans effort.
“J’ai votre mari,” dit-il quand vous avez abandonné l’idée de le réduire en esclavage grâce à votre magie. “Il est en vie, et en sécurité.”
“Vous mentez !” répondez-vous. “Il ne se serait jamais rendu ! Il est trop alpha pour ça !”
L’homme hoche la tête. “Je lui ai injecté du tranquilisant pour éléphant. Il est enfermé dans une cellule en titane sous vingt mètres d’eau. Il ne s’en sortira jamais avec de la FORCE BRUTE. Si vous voulez le revoir un jour, vous allez devoir m’obéir.”
“Pourquoi ? Pourquoi est-ce que vous me faites ça ?”
“J’ai besoin d’obtenir l’allégeance de certains individus très particuliers,” dit-il. “Ils ne m’écouteront pas juste parce que je leur demande. Mais ils pourraient écouter si vous leur demandez de le faire. Je crois que vous êtes assez spéciale, vous aussi. Aidez-moi à obtenir ce que je veux, et quand on en aura fini, je vous laisserai partir avec votre mari.”
Sa voix est glacée. Vous frissonnez.
Gris
Cette nuit avec l’assassin vous a vraiment effrayé. Vous avez juré de ne plus jamais vous mêler des affaires du Roi William. Alors pourquoi est-ce que vous êtes en train d’envisager ça ?
“S’il te plaît,” dit-elle avec ses grands yeux de chiots.
Ah, oui. Elle. Elle n’est même pas si jolie que ça. Enfin, jolie, mais pas vraiment jolie. Pourtant, quand elle vous a touché, on aurait dit un de ces films où un chœur d’anges chante en arrière-plan. Vous lui obéirez, quoi qu’elle dise. Et vous le savez.
“Il nous faut le plan de son palais,” dit l’homme en noir. Est-ce que cet homme est avec elle ? Est-ce qu’ils sont ensembles ? S’ils étaient ensembles, vous le tueriez. Aussi effrayant soit-il, vous ne tolérerez aucune compétition. Mais ils ne sont probablement pas ensembles. Vous remarquez qu’il garde ses distances, comme s’il avait peur qu’elle le touche.
“Et c’est moi qui doit vous aider ?”
“J’ai, euh, simulé des centaines de façons d’accéder au Roi. Aucune n’est très prometteuse. Sa sécurité est impeccable. Seules vos capacités particulières peuvent nous aider.”
Vous vous installez face au terminal. L’Internet est lent, Washington DC n’a toujours pas la fibre optique. Vous vivez ici depuis deux ans, plus ou moins à la retraite, depuis que le Roi William a conquis la Russie et a rendu votre travail d’enquiquineur de Putin obsolète. Il paraît que William contrôle presque tout le vieux continent et qu’il est aussi secrétaire général des Nations Unies, Pape de l’Église catholique et Pape de l’Église copte. Les États-Unis sont censés coexister pacifiquement, mais vous entendez dire que ses partisans gagnent du pouvoir au Congrès.
Vous obtenez les documents en quelques minutes. “Il passe la majorité de son temps dans ses locaux sécurisés à Rome. Il y a cinq systèmes de sécurité différents. Je peux en désactiver quatre. Le dernier est un amalgame mécanique-électrique complexe qui n’est relié à aucune système informatique extérieur. La seule façon de le désactiver, c’est depuis le centre de contrôle, et le centre de contrôle est dans le périmètre de sécurité.”
L’homme en noir hoche la tête, comme s’il s’était attendu à ça. “Venez avec moi,” dit-il. “On va s’en charger.”
Bleue
Il y a cent milliard d’étoiles dans la Voie Lactée. Chacune a environ une planète — certaines en ont beaucoup plus, mais nombreuses sont celles qui n’en ont aucune.
Si vous arriviez à explorer une planète par demi-heure — et c’est possible, il ne faut pas longtemps pour se téléporter vers une planète, regarder s’il y a des plantes et des animaux puis passer à la suivante — vous mettriez cinq millions d’années à vous assurer qu’aucune planète de la galaxie n’abrite de la vie.
Ce n’est pas raisonnable. Mais vous vous dites que la vie peut se répandre. Une vie originaire d’une planète peut coloniser d’autres planètes proches et d’autres systèmes stellaires. Votre meilleure chance est d’échantillonner différentes régions de la galaxie.
C’est ce que vous avez fait. Vous devez avoir vu environ cent mille planètes. Certaines ont défié votre imagination. Des mondes entièrement composés d’améthyste. Des planètes avec des dizaines de lunes colorées qui vous feraient confondre le ciel nocturne avec un arbre de Noël. Des planètes recouvertes d’océans noirs et encreux, ou de montagnes de cuivre vert.
Mais aucune vie. Aucune vie nulle part.
Quelques années plus tôt, vous vous êtes sentie vous éloigner de l’humanité. Vous vous êtes promise que vous passeriez une semaine sur Terre par an pour vous rappeler à quoi ressemble le seul monde peuplé que vous ayez jamais vu. Maintenant, c’est un dur moment à passer, une obligation agaçante. Mais c’est pour ça que vous vous êtes fait cette promesse. Parce que votre futur vous ne l’aurait pas fait sinon.
Vous vous téléportez dans un petit hameau du pays de Galles. Vous n’avez vu personne depuis si longtemps, autant commencer doucement. Pas la peine d’aller tout de suite à Times Square.
Quelqu’un se tient juste à côté de vous. Elle tend la main et vous touche. Vous sursautez. Comment savait-elle que vous…
“Bonjour”, dit-elle.
Vous n’êtes pas lesbienne, mais impossible de ne pas remarquer que c’est la personne la plus belle que vous ayez jamais rencontrée. Vous feriez n’importe quoi pour elle.
“J’ai besoin de votre aide.” Un homme habillé de noir se tient à côté d’elle.
“Tu devrais l’aider,” vous dit la plus belle personne que vous ayez jamais vue, et vous savez immédiatement que vous ferez tout ce qu’elle vous dit.
Orange
Vous êtes dans votre bureau et vous travaillez sur le budget de super-armes de l’année prochaines quand vous entendez la porte s’ouvrir. Quatre personnes que vous ne connaissez pas entrent dans la pièce. Un homme habillé en noir. Un autre homme avec une chemise grise, des lunettes épaisses et… un range-stylo ? Une femme en rose, jolie mais pas vraiment jolie. Une autre femme en bleu, qui vous regarde comme si elle avait l’esprit ailleurs. Vos cinq systèmes de sécurités sont totalement silencieux.
Vous appuyez sur le bouton qui alerte vos gardes du corps, mais il ne fonctionne pas. Vous sortez l’arme de sous votre bureau et vous tirez ; il se trouve que vous êtes un tireur hors pair. Mais l’arme vous explose au visage. Vous vous souvenez de quelque chose. Quelqu’un, des années plus tôt, avec le pouvoir contrôler toute technologie.
Pas le temps d’y réfléchir maintenant ; heureusement que vous êtes ceinture noire de toutes les formes d’arts martiaux à avoir jamais été inventées. L’homme en gris essaie de sortir une arme, vous lui enfoncez votre pied dans les tripes avant qu’il n’y parvienne et il s’effondre. Vous avancez vers la femme en bleu, mais elle se téléporte à l’autre bout de la pièce au dernier moment. Ça, c’est pas juste.
Vous êtes sur le point d’attaquer la femme en rose, mais quelque chose dans sa posture et dans la position des autres vous fait deviner qu’ils veulent que vous l’attaquiez. Il se trouve que vous être un maître en lecture de microexpressions, et c’est donc clair comme de l’eau de roche ; vous préférez vous en prendre à l’homme en noir. Il esquive prestement chacune de vos attaques, presque comme s’il savait ce que vous alliez faire avant que vous ne le fassiez.
La femme en bleu se téléporte derrière vous et vous envoie un grand coup de pied dans le dos. Vous tombez et la femme en rose vous prend la main.
Elle est très, très belle. Comment avez-vous pu rater ça ? Vous sentez une montée d’horreur en pensant que vous avez presque frappé un si beau visage.
“Nous avons besoin de ton aide,” dit-elle.
Vous êtes trop épris pour répondre.
“Les pilules,” dit l’homme en noir. “Est-ce que vous pouvez les fabriquer ?”
“Non,” dites-vous, et c’est vrai. “Bien sûr que j’ai essayé. Mais je ne sais même pas par où commencer pour créer une magie pareille.”
“Et vous avez maîtrisé toutes les capacités humaines,” dit l’homme en noir. “Donc les pilules n’ont pas été créées par des humains.”
“Mais il n’y a pas d’extraterrestres,” dit la femme en bleu. “En tout cas pas dans cette galaxie, j’en ai cherché pendant cinq ans. Tout est mort.”
“C’est bien ce que je pensais,” dit l’homme en noir. Il se retourne vers vous. “Vous êtes le Pape, non ? Venez avec nous. On va avoir besoin d’obtenir quelque chose de très important de la part d’un type en Italie du Nord.”
Jaune
C’est le printemps. La saison où la forêt est la plus belle. La neige a fondu, les fleurs sauvages ont commencé à éclore et les ours sortent de leur hibernation. Vous marchez le long de la rivière quand quelqu’un surgit de derrière un arbre et vous touche. Vous criez et vous remarquez soudain à quelle point elle est belle.
Quatre autres personnes sortent de derrière les arbres. Vous vous dites que l’un d’entre eux ressemble au Roi William, le nouvel empereur du monde, mais c’est une idée absurde.
“Vous vous demandez probablement pourquoi je vous ai tous rassemblés ici…” dit l’homme en noir. Ce n’est pas à ça que vous pensez, du moins pas tout à fait, mais la femme en rose a l’air d’écouter avec attention, et vous l’imitez dans l’espoir de l’impressionner.
“Un jour — et aucun d’entre nous ne se souvient bien des circonstances — chacun d’entre nous a pris une pilule qui lui a donné des pouvoirs spéciaux. Le mien est de voir l’avenir. J’ai observé la fin des temps, et j’ai reçu un message des derniers habitants de l’univers. Ils m’ont chargé de trouver ceux qui ont créé ces pilules et de leur demander comment inverser l’entropie.
Mais je n’allais pas y arriver seul. Je savais que sept autres personnes avaient pris une pilule. L’un d’entre nous — Vert — est mort. Un autre — Rouge — ne nous est d’aucune utilité. Les autres sont là. Avec l’aide de Rose, Bleue et Gris, nous avons obtenu l’aide d’Orange et de son organisation mondiale. Maintenant, nous sommes prêts à activer l’étape finale de notre plan. Jaune, vous pouvez lire n’importe quel esprit à partir d’une image, c’est ça ?"
Jaune hoche la tête. “Mais ça doit être une vraie photo. Je ne peux pas dessiner un bonhomme, dire que c’est le Président, et lire son esprit. J’ai déjà essayé.”
Noir n’est pas surpris. “Avec l’aide d’Orange, qui est entre autres le Pape, j’ai obtenu le Suaire de Turin. Une photographie parfaite de Jésus Christ, créée par une technologie inconnue du premier siècle. Et j’ai entendu dire que Jésus est l’incarnation de Dieu.”
“En tant que Pape, je me dois de soutenir cette théorie,” dit Orange. “Mais en tant que Secrétaire Général des Nations Unies, votre littéralisme religieux fanatique me dérange.”
“Orange peut faire tout ce qui est humainement possible, et il dit qu’il ne peut pas faire de pilules. Bleue a cherché dans toute la galaxie, et elle dit qu’il n’y a pas d’extraterrestres. Cela ne laisse qu’un suspect. Dieu doit avec fait ces pilules, donc Il sait comment en fabriquer. Si on peut lire Son esprit, on peut voler ses secrets.”
“En tant que Pape,” dit Orange, “je me dois de condamner fermement cette idée. Mais en tant que professeur de mathématiques à l’université de Cambridge, je dois admettre que cette découverte potentielle m’intrigue.”
Noir l’ignore. “Jaune ?”
Vous refusez de vous mêler à ça. “C’est de la folie. À chaque fois que je lis un esprit, je le regrette. Même si c’est un enfant, ou même un ours. C’est trop pour moi. Je ne supporte pas leur culpabilité, leur tristesse, leurs rêves brisés et tout le reste. Pas question que je touche l’esprit de Dieu Lui-même.”
“S’il te plaîîîîîît ?” demande Rose avec de grands yeux de chiot.
“Euh,” répondez-vous.
“De toute façon, vous savez déjà ce qui va se passer,” dit Bleue. “Pourquoi est-ce que vous ne lui dites pas ?”
“Euh,” dit Noir. “À vrai dire, c’est la seule chose que je n’arrive pas à voir. J’imagine qu’un contact avec Dieu est intrinsèquement imprévisible… quelque chose comme ça.”
“Je le sens vraiment pas,” dites-vous.
“Steplééééé ?” dit Rose. Elle dit vraiment steplééééé.
Vous soupirez, prenez le Suaire, et plongez votre regard dans les yeux de l’étrange négatif de Jésus.
Noir
Nous sommes en 963.445.028.777.216 après J.C. et vous êtes dans une station spatiale qui orbite le noyau galactique.
Votre premier souvenir après avoir donné le Suaire de Turin à Jaune, c’est de vous réveiller dans un lit d’hôpital. Le docteur vous dit que vous êtes resté dans le coma pendant quarante et un ans.
Apparemment, Jaune est devenue dingue en lisant l’esprit de Dieu. Vous ne connaissez pas tous les détails, et ça vous va très bien, mais elle a immédiatement utilisé ses superpouvoirs pour désactiver l’esprit de tout ce qui était à portée, y compris vous et elle. Vous êtes tous tombés dans le coma, et vous seriez probablement morts de faim si les partisans d’Orange n’avaient pas lancé une battue mondiale pour le retrouver. Ils ont ramené son corps et ceux de ses amis à Rome, où les meilleurs soins possibles vous ont été prodigués pendant qu’un régisseur s’occupait de son empire.
Quarante et un ans plus tard, Jaune est morte d’une crise cardiaque, ce qui a brisé le sort et vous a tous libérés. Sauf Bleue et Gris. Ils sont morts aussi. Il n’y a maintenant plus que vous, Orange et Rose.
Oh, et Rouge. Vous aviez engagé un ami pour le surveiller dans sa cellule en titane, et quand votre retour est devenu plus qu’improbable, il a eu pitié et l’a libéré. Depuis, Rouge vivote en vendant les pires vidéos de bodybuilding du monde ; elles sont tellement mauvaises qu’elles ont ironiquement trouvé une certaine popularité. Vous retrouvez sa trace, et quand Rose le revoit pour la première fois depuis quarante ans, elle court vers lui et l’enlace. Il l’enlace à son tour. Ils roucoulent pendant plusieurs heures avant qu’elle ne se rende compte que rien ne s’est produit la seconde fois qu’elle l’a touché. Blablabla véritable amour le pouvoir était en toi depuis le début ?
Mais vous avez d’autres chats à fouetter. Les régents de l’empire d’Orange n’apprécient pas trop le retour du monarque en suspension et son statut est assez précaire. Il vous demande d’être son conseiller, et vous acceptez. Avec votre aide, il récupère son trône. Sa première décision est de financer le sérum d’immortalité dont vous avez entendu parler, et il est découvert pile à l’heure, en 2060.
Les années passent. L’empire d’Orange commence à coloniser de nouveaux mondes, de nouvelles galaxies, jusqu’à ce que, des années plus tard, il finisse par prendre le nom de Superconfédération de la Vierge. Des gens naissent. Des technologies apparaissent. Des frontières sont conquises. Jusqu’à ce qu’enfin, les étoiles se mettent à disparaître, une à une.
Face à l’imminente mort thermique de l’univers, Orange choisit de rassembler ses dernières ressources ici, sur une station spatiale au centre de la galaxie, pour retarder la fin autant que possible. Pendant des milliards d’années, il brûle son carburant, jusqu’à ce que la fin s’approche de plus en plus.
Puis un miracle se produit.
ÉPILOGUE
Rouge
Cette station spatiale est GÉNIALE ! Il y a des lasers, des holodecks et plein de CHATTES. Et votre seul travail, c’est de faire tourner une turbine géante quelques heures par jour.
L’un des intellos en blouse blanche a essayé de vous expliquer. Il a dit que votre FORCE BRUTE était une sorte d’impossibilité scientifique parce que vous ne mangez et ne buvez pas plus qu’un autre, et que vous ne respirez pas plus d’air qu’un autre, et qu’à vrai dire vous êtes plutôt chétif, mais que vous êtes quand même assez fort et rapide pour faire tourner une turbine géante plusieurs milliers de fois par minute.
Il a radoté sur la thermodynamique, comme quoi tous les autres processus de l’univers utilisent au plus l’énergie qu’ils ont reçue, contrairement à votre force qui a l’air presque infinie que vous ayez mangé ou pas. Apparemment, ça fait de vous quelqu’un de spécial, une “nouvelle source d’énergie” capable d’opérer “indépendemment de la négentropie externe”. Tout ça n’avait pas grand sens pour vous, et franchement le scientifique avait plutôt l’air d’un SOUMIS BETA. Mais quoi qu’il en soit, on vous a promis que si vous tournez la turbine tous les jours, vous pourrez être SUPER ALPHA et avoir toutes les CHATTES que vous voulez.
Un jour vous avez même rencontrez le big boss, un gars appelé Roi William. Il vous a dit qu’une partie de l’énergie que vous produisez alimente la station, mais que le reste est stocké. Qu’en quelques milliards d’années ils accumuleraient de plus en plus de négentropie, jusqu’à pouvoir redémarrer l’univers. Que ce serait un cycle — un nouvel univers qui durerait quelques milliards d’années, s’effondrerait pendant un âge sombre où la négentropie devrait à nouveau être accumulée, suivie d’un nouvel univers.
Tout ça vous est carrément passé au-dessus de la tête. Mais vous vous souvenez d’un truc. En partant, le Roi a remarqué que c’était ironique, après l’échec des absorbeurs de trous noirs, des trous de ver et des capaciteurs à tachyons, d’être sauvés par un type vraiment très costaud.
Au fond, vous aviez toujours su que c’était la FORCE BRUTE l’important. Et ici, à la fin de toute chose, c’est profondément gratifiant de savoir qu’on avait raison.
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L’économie de l’inestimable
Traduction de The Economics of Pricelessness, de Venkatesh Rao.
L’économie digitale nous a beaucoup appris sur l’un des extrêmes du commerce : la gratuité. Lorsqu’un prix touche le point zéro, d'étranges choses se produisent. Nous savons tous ce que c’est que de voir notre attention devenir le produit d’un marché à trois joueurs. Nous connaissons tous les implications de la dévaluation à zéro d’un bien dont la production a nécessité un effort non nul. Peut-être plus important : nous savons tous ce que c’est que d’être inondés de publicité, condition sine qua non de l’économie de la gratuité. Cette économie a bien sûr toujours existé, mais n’a atteint une masse critique que récemment.
Mais nous ne parlons pas autant de l’autre extrémité de ce spectre, le prix que nous disons, avec une touche de poésie, être inestimable, comme dans le slogan de Mastercard : « il y a certaines choses qui ne s’achètent pas, et pour tout le reste, il y a Mastercard. » Je pense que ces deux concepts sont liés (mathématiquement, via la division par zéro, et philosophiquement, via « les meilleures choses de la vie n’ont pas de prix»). Il est donc impossible de construire une bonne théorie de la gratuité sans construire aussi une théorie du prix infini.
L’inestimable est au cœur de ce que j’appelle les transactions saint/saint, un régime économique où ceux qui adhèrent au syndrome moral du gardien, au sens de Jane Jacobs, sont forcés de jouer selon le syndrome moral du commerce. Cela implique d’échanger des choses culturellement désignées comme inestimables par voies détournées. Selon votre interlocuteur, la catégorie des produits à valeur nominale infinie peut inclure : la vie, la liberté, la poursuite du bonheur, la nature, la dignité humaine, les valeurs religieuses et le bien-être des enfants.
Ces choses inestimables nous placent entre le marteau et l’enclume. Si nous admettions que nous leur donnons indirectement une valeur et que nous supprimions cette voie d'échange détournée, peut-être organiserions-nous mieux l’économie. Mais ce serait au prix d’un coup porté à notre santé mentale. En revanche, si nous nous évertuons, comme nous le faisons aujourd’hui, à prétendre que ce qui est inestimable l’est littéralement plutôt que poétiquement, nous poursuivrons nos grandes démonstrations, peut-être non pérennes, de l’honneur et de la noblesse de notre espèce.
Une économie de l’inestimable peut nous aider à sortir de cette situation. Le simple fait que cette phrase ressemble à une grossière contradiction suggère qu’elle mérite d’être explorée, et c'est ce que nous allons faire.
Transactions saint/saint.
Voici un petit exemple de transaction saint/saint autour d’inestimables : un Vrai Croyant de la religion du local-et-bio achète 5€ de tomates auprès d’un vendeur, lui aussi Vrai Croyant, dont l’occupation est plus une vocation qu’un gagne-pain.
La transaction économique principale est la suivante : je valide vos valeurs loco-bio en échange de votre validation des miennes ; c’est un échange d’infinités. La transaction secondaire, ce sont les tomates qui vont dans un sens et les 5€ qui vont dans l’autre. Tout ceci est évident. Allons plus loin.
La transaction principale ancre le jeu narratif de la négociation sur une position particulièrement noble où tout marchandage serait irrespectueux envers la Terre nourricière. La narration serait aussi brisée en allant acheter moins cher chez un vendeur bio connu sur le marché pour avoir sauté dans le train local-bio par opportunisme et soupçonné d’augmenter son bénéfice par des moyens très peu bio. L’affirmation de valeurs partagées est un aspect non négociable de la transaction et ne peut donc pas être compromise par d’autres aspects (l’expression « compromise » est ici révélatrice).
La transaction est aussi cousine de ce que Clifford Geertz appelle un coup profond, en référence aux méthodes de paris dans le monde du combat de coqs Balinais. Un coup superficiel est un pari rationnel, basé sur des calculs quant aux capacités des coqs dans le ring. Un coup profond, en revanche, consiste à faire un pari qui affirme des alliances et rivalités inestimables au sein de la société Balinaise lourdement gouvernée par des systèmes de parenté étendus.
Ces caractéristiques de la transaction suggèrent un systématisme qui se révèle en comparant les systèmes moraux « gardien » et « commerce ».
Voici pour mémoire le tableau de comparaison gardien-commerce tiré de Wikipédia que j’ai utilisé dans mon dernier article sur ce thème et lors duquel j’ai nommé ceux qui succombent au syndrome gardien les saints et les autres les marchands.
Syndrome Gardien – Syndrome Commerce
Rejette le commerce – Rejette la force
Fait montre de prouesse – Entre en compétition
Obéissant et discipliné – Efficace
Adhère à la tradition – Ouvert à l’inventivité et à la nouveauté
Respecte la hiérarchie – Fait montre d’initiative et d’entreprise
Est loyal – Se lie par des accords mutuels
Se venge – Respecte les contrats
Trompe pour accomplir son but – Conteste pour accomplir son but
Profite largement de son temps libre – Laborieux
Dépense sans compter – Économe
Fait montre de largesse – Investi à des buts productifs
Exclusif dans ses alliances – Collabore facilement avec les étrangers
Se montre résistant – Préfère ce qui est confortable et pratique
Fataliste – Optimiste
Chérit l’honneur – Est honnête
L’inestimable n’a de sens que dans le syndrome gardien. De nombreux éléments de gauche peuvent être infiniment quantifiés, tandis que ceux à droite ne peuvent l'être qu'en termes finis.
Par exemple, Est loyal n’a pas de limite ou de qualification cohérente. L’implication est que l’on devrait donner sa vie (elle aussi inestimable) par loyauté. La valeur commerçante correspondante « Se lie par des accords mutuels » suggère naturellement la formation de liens bornés au moyen d’un accord ainsi que de conditions de terminaison du contrat, peut-être onéreuses, mais pas infiniment onéreuses. Fait montre de largesse et Dépense sans compter sont des comportements naturellement infinis. Investis à des buts productifs a une notion de retour, et économe est explicitement anti-infinité.
Rejette le commerce et Chérit l’honneur rendent le principe explicite. Chérir l’honneur consiste à se comporter comme si l’honneur était inestimable. Être honorable consiste simplement à respecter ses valeurs – le reste du code. Rejeter le commerce, c’est refuser de se compromettre, même au prix d’une mort violente. Rejeter la force, en revanche, consiste à affirmer que la vie vaut plus que des valeurs abstraites que l’on est prêt à compromettre si cela permet de vivre.
(Le syndrome du gardien est conçu pour un jeu fini, celui du marchand pour un jeu infini. On pourrait affirmer que l’inestimabilité appartient à l’économie gardienne précisément parce qu’elle permet que l’on donne sa vie, mais ce serait une digression complexe.)
On se retrouve avec une alternative simple au commerce : toute chose qui affirme une valeur partagée a une valeur infinie, tout le reste a une valeur nulle ou négative lorsque l’alternative est d’altérer ou de renverser une valeur partagée.
Les transactions saint/saint ne sont pas pour autant incalculables. On peut ordonner les valeurs infinies de la plus grande à la plus petite. On peut effectuer des opérations mathématiques simples et de faible précision sur les infinités de l’inestimable. La vie est inestimable, mais tandis que le sacrifice d’une mère pour sauver son enfant est acceptable, le contraire ne l’est pas. Une infinité est souvent dépréciée par rapport à une autre infinité selon le degré auquel elle semble corrompue. L'adulte ayant été corrompu par les basses considérations marchandes présentes dans dans la vie de ce dernier, il doit donc être sacrifié au profit de l’enfant.
En général, les innocents sont plus inestimables que les corrompus, les purs plus inestimables que les impurs, les âmes nobles plus inestimables que le tout-venant, le naturel plus inestimable que l’artificiel. Certains exemples sont plus difficiles à analyser. Un soldat est souvent considéré comme plus grand et plus pur que le peuple inférieur et corrompu pour lequel il donne sa vie.
Pour résoudre ce paradoxe, nous acceptons de prétendre que les soldats combattent directement pour les valeurs proclamées d’une nation plutôt que pour le peuple de celle-ci. C’est la raison pour laquelle les familles des soldats telles que vues par le cinéma sont toujours des modèles archétypaux, et parfois même caricaturaux de vertu ; jamais l’irrécupérable capharnaüm que sont les vraies familles. Comme nous devons en théorie honorer les vies de ceux qui sont tombés afin de mériter leur sacrifice, cela implique évidemment d’être plus fidèles aux valeurs pour lesquelles ils sont morts.
La complainte occidentale « est-ce pour ça qu’on a fait ces deux guerres ? » le révèle : la pratique est bien loin de la réalité.
Quatre types de transactions
Ce serait à peine trahir Tolstoy que de dire que toutes les économies marchandes se ressemblent, mais que toute économie sainte l’est à sa façon.
Les économies marchandes ne sont pas seulement similaires : elles ne sont qu’une, uniquement limitées par leur degré de connexion. C'est-à-dire souvent par des barrières de gardien, telles que le contrôle des exportations vers les pays étrangers aux politiques suspectes. Les marchés ont une tendance naturelle à s’étendre et à devenir des touts englobants.
Au contraire, on pourrait probablement définir la sainteté médiévale comme la décision de seulement échanger (au sens du commerce) avec ceux qui partagent vos valeurs de gardien, et de le faire de la façon la moins marchande possible. Les frontières extérieures sont fermées, et les économies potlatch intérieures représentent l’idéal saint. Un monde idéalement saint serait un monde fragmenté, composé de lieux isolés.
Heureusement, le monde n’est pas aussi étroit qu'un esprit saint.
Les économies saintes sont donc définies par des frontières au sein desquelles les gens échangent nominalement des valeurs inestimables. Les économies basées sur des valeurs gardiennes en conflit avec les vôtres sont en toute logique des économies anti-saintes (et non pas marchandes).
Ce qui nous donne quatre types de transactions :
Saint/saint : les choses sont soit inestimables soit gratuites
Saint/marchand : c’est avec réticence qu’on attribue un prix aux choses
Saint/anti-saint : désaccord sur ce qui est inestimable
Marchand/marchand : tout a un prix
Nous ignorerons la dernière catégorie, sauf pour noter que ceux qui la défendent le plus farouchement sont secrètement des saints qui vouent un culte religieux (plutôt que mathématique) à l’hypothèse du marché efficient. Mais l’Histoire du théisme libertarien sera pour un autre jour.
Cette décomposition ne signifie bien sûr pas que les saints ne peuvent échanger qu’en mettant leur vie en jeu ou en faisant des dons. L’astuce qui permet le commerce quotidien et banal possible est la suivante : si les participants à la transaction partagent les mêmes valeurs gardiennes, toute transaction renforce ces valeurs ; les sommes en jeu doivent être traitées avec autant de désinvolture que possible, et ce même quand elles sont de forte importance.
Avec quel degré de désinvolture, exactement ?
Puisque la valeur des espèces, comparée à celle, infinie, de la transaction principale, est essentiellement nulle, l’idée est de traiter toute transaction comme un échange trivial et symbolique d’un euro donné ou reçu. Les économies saintes sont fondées sur l’idée qu’elles sont en un sens choisies par Dieu (qu’elles soient religieuses au sens propre ou non). Elles s’attendent naturellement à assez d’abondance (preuve de don divin) pour se permettre ces échanges d’euro symbolique. Un manque devient preuve d’un déclin vers le péché.
La transaction saint/saint idéale se fait donc en une étape, sans échange d’information (sous la forme de marchandage) et la garantie que le premier prix offert sera accepté (on ne se retire pas d’une transaction entamée).
La transaction saint/saint idéale peut aussi accepter l’idée d’un prix juste. On suppose un partenaire économique aussi honnête que soi et un accord implicite sur la définition de juste.
Le revers de la médaille est bien sûr que la transaction avec un marchand est de mauvais goût. Quant à celle avec d’autres types de saints, elle est purement inconcevable. C’est un péché mortel (« Si tu écoutes de la musique pop arabe, c’est une victoire pour les terroristes ! »).
Ce schéma idéalisé ne fonctionne que lorsque les deux interlocuteurs de la transaction principale tolèrent un prix de transaction secondaire similaire. Si l’un des deux n’est pas indifférent à ce prix, le schéma s’effondre. Bien sûr, cela se produit toujours à des degrés divers, puisque l’existence même d’une transaction secondaire révèle l’existence d’un manque et la nécessité qu’une information circule sous forme de prix. Si toutes les transactions saint/saint étaient véritablement symboliques et traitées avec indifférence, elles pourraient se défaire de la partie secondaire et devenir des économies de don à sens unique.
Là où on commence à vraiment s’amuser, c’est donc quand la transaction idéalisée s’effondre et qu’une véritable information commence à circuler.
Transactions bigotes
Les transactions saint/saint idéalisées et triviales comme celle du commerce bio donnée en exemple, ne représentent, je pense, qu’une petite fraction de l’économie. Celles idéalisées, mais non triviales, basées sur l’indirection, constituent probablement une immense fraction des ventes au détail informelles.
Je les appelle des marchés bigots, parce que leurs participants se veulent être des saints aux valeurs partagées, mais qui échangent sans avoir admis que cet échange est commercial.
Voici un exemple simple dans le contexte extrême d’une vente au détail saint/saint en rapport avec la mort.
Disons qu’une veuve endeuillée achète un cercueil chez un ordonnateur des pompes funèbres. Les deux participants amorcent la transaction sous la prémisse que « la vie est inestimable et doit donc être honorée dans la mort d’une façon inestimable ». La veuve ne souhaite pas dépasser son budget de 1000 € tandis que le cercueil le moins cher de l’ordonnateur est à 1200 € avec, disons, une marge nette de 50 €.
Le refus de vendre n’est pas seulement un rejet de l’offre de 1000 € (la transaction secondaire), mais aussi un rejet de l’invitation à valider mutuellement le caractère inestimable de la vie (la transaction en apparence principale).
La fiction risque de s’effondrer, car une vraie estimation a soudain été révélée. “Hononer la vie à travers la mort” est peut-être infiniment précieux dans la transaction idéalisée, mais vaut moins de 1200 € réels. Pour que la fiction ne soit pas brisée, les deux participants doivent lâcher assez de lest pour qu’aucune négociation n’ait lieu et que la première offre soit acceptée. S’il y a besoin de dire plus que « merci » pour conclure, de l’information a commencé à circuler.
La seule façon de négocier tout en maintenant les apparences est de traiter une offre basse (ou le refus d’accepter une offre basse) comme une insulte qui démontre le manque de sincérité du partenaire commercial quant au caractère inestimable de la transaction. L’ordonnateur ne peut donc répondre qu’en faisant appel à une autre valeur partagée, elle aussi inestimable, qui soutient sa demande de 1200€. L’échange pourrait ressembler à ceci :
Veuve : « Comment pouvez-vous parler d’argent maintenant ? Je ne souhaite qu’honorer la vie qu’a vécue mon mari. Il a toujours dit que vous partagez les valeurs de cette communauté. J’imagine que vous faites seulement tourner un commerce. »
Ordonnateur : « Votre mari était mon ami ; un ami loyal. Je partage votre deuil et je suis triste de constater que vous remettez mon intégrité en question. Il n’aurait jamais douté de moi. »
Ici, la négociation procède par le biais d’un script symbolique qui fait s’affronter l’inestimabilité de la vie et celle de la loyauté. C’est courant lors de transactions traditionnelles ou entre petits commerces. Les économies modernes et impersonnelles où les prix nominatifs sont fixés et les vendeurs négocient pour le compte de grandes entreprises approchent l’inestimable autrement. Nous y viendrons.
Dans cette situation traditionnelle, le bon négociateur est celui qui sait être théâtralement offensé, qui sait simuler l’outrage et instinctivement masquer l’économie de l’euro en défendant des éléments de l’économie des valeurs.
Si j’étais un certain genre d’économiste, j’essaierais de transformer cet article en un livre que j’intitulerais « L’outragonomie ».
Cela nécessite d’avoir un instinct culturel quant aux valeurs qui peuvent être brandies face à d’autres et de savoir jouer ses cartes comme il faut. Je pense qu’il serait même possible d’inventer un jeu de cartes basé sur cette idée, où des objets recevraient des valeurs finies et les cartes distribuées indiqueraient les valeurs inestimables utilisables lors de la négociation.
L’économie de la réputation
Disons que dans cette situation, les deux intervenants jouent un peu à cache-cache et que l’ordonnateur finit par accepter un prix de 1050€, perdant ainsi 100€. De l’information a circulé. Nous savons qu’il estime que sa réputation d’individu qui « chérit l’honneur » vaut au moins 100€. Nous savons aussi que la veuve estime que la préservation de l’idée que son mari était loyal vaut au moins 50€.
C’est une révélation très intéressante : l’économie indirecte au sein de laquelle on négocie pour l’inestimable est l’économie de la réputation. On traduit la valeur de valeurs inestimables en la crédibilité de son adhérence à celles-ci. Dans une économie bivaluée où « la vie » et « la loyauté » sont inestimables, la réputation est simplement définie comme la capacité à démontrer de façon crédible son attachement à ces valeurs. Dans l’exemple ci-dessous, il est probable que la veuve soit sortie vainqueure de la transaction : la crédibilité de son attachement à la valeur de la vie est plus forte que celle de l’attachement de l’ordonnateur à la loyauté (difficile à dire sans reconstruire l’histoire en détail).
C’est là un effet fascinant : peut-être que nous nous refusons à attacher un prix inférieur à l’infini à « honorer la vie dans la mort », mais nous sommes prêts à mesurer la valeur de la crédibilité de notre attachement à ce concept (où, de façon équivalente, sa clarté : refuser tout compromis rend son manque d’attachement parfaitement clair ; concéder un prix diminue la clarté de l’attachement). Lorsque l’on considère, pour un individu, une série de transactions saint/saint au cours du temps, on obtient une mesure de la valeur que cet individu accorde à sa crédibilité en tant qu’être moral.
Certaines contraintes doivent donc être imposées à toute bonne théorie économique de la réputation. Cette économie doit permettre aux réputations d’augmenter comme de baisser en réponse à la crédibilité changeante de l’attachement d’une personne aux valeurs communes en jeu.
Nous avons en fait déjà une telle économie : c’est ce que nous appelons les classes sociales. Notre statut, comme notre classe sociale, nous fournit automatiquement une crédibilité minimum quant à notre attachement à certaines valeurs et borne l’ascension ou la chute de notre réputation lors d’une transaction.
La « parole de scout » exemplifie ce fait (les scouts sont censés honorer leurs promesses). Nos idées plus artificielles et industrielles de statut et de classe, basées par exemple sur notre occupation et nos diplômes, en sont des versions moins élégantes. Certaines occupations sont accompagnées de codes d’honneur explicites qui jouent le rôle d’une liste de valeurs inestimables. Le médecin commence par ne pas nuire. L’avocat œuvre avant tout pour son client. Le PDG a l’obligation fiduciaire de servir ses actionnaires. Les policiers doivent « servir et protéger ». L’auteur de cet article suit noblement ses idées là où elles le mènent.
Bien sûr, toutes ces valeurs peuvent n’être que nominales. Mais elles fournissent des prix de référence lors de toute transaction au sein d’une économie de la réputation. Elles restreignent aussi le jeu narratif de la négociation.
Tout ce système d’échange d’infinités via les voies détournées de l’économie de la réputation est évidemment profondément inefficace du point de vue du marchand. L’économie de la réputation met très longtemps à prendre en compte les changements dans l’inestimabilité relative de valeurs coexistantes au sein d’une économie saint/saint. Dans l’économie de la réputation idéale, la valeur de toute chose est connue et rien n’a de prix. Aucune information n’a à être transmise et aucun changement n’est nécessaire hormis la comptabilité des actes honorables et honteux.
Nous gardons cette économie non pas en raison de notre « irrationalité prévisible », mais à cause de notre rationalité hiérarchique. Qu’est-ce que je veux dire par là ?
L’irrationalité prévisible due aux biais cognitifs a un impact négligeable sur l’irrationalité des marchés. Mais l’économie de la réputation est la plus grande irrationalité de notre marché, et elle vient non pas de nos biais cognitifs, qui sont un ensemble de bugs logiciels qui datent du paléolithique, mais de notre profonde nature simiesque – une caractéristique fondamentale.
Voici ce qu’il faut comprendre au sujet de l’économie de la réputation : sa raison d’être est l’usage de coups profonds et de transactions dans le domaine de l’inestimable afin de créer un ordre hiérarchie social stable, avec au sommet l’alpha, représentant légitime de Dieu sur Terre, et les déchus, les pêcheurs, tout en bas. L’achat de tomates, de cercueils et de soins médicaux est secondaire.
Je répète qu’il ne s’agit d’un grave cas d’irrationalité collective que du point de vue marchand. La perspective sainte (ou de façon équivalente, la perspective collectiviste) considère cela comme un point fort du système. Une sensibilité gardienne regarde l’économie de marché avec horreur, comme on découvrirait un bug fatal dans un système.
Lorsque les coûts matériels induits par des stratégies d’évitement et de détournement dans l’économie de la réputation deviennent trop élevés pour que ces stratégies restent viables, l’usage direct du commerce devient nécessaire et les marchés apparaissent. Pour les saints, cela représente une déchéance, une perte de vertu, un glissement vers le déclin moral.
Il n’est pas surprenant de constater que les marchés ont tendance à niveler les hiérarchies lorsqu’ils pénètrent les frontières d’économies saintes. C’est la raison pour laquelle les marchés sont sacrilèges. Comme le disent les saints, les économistes sont des gens qui connaissent le prix de toute chose, mais la valeur d’aucune. Ils veulent dirent que les marchands sont incapables de distinguer ce qui est inestimable de ce qui ne l’est pas.
Ce qui est faux. Les marchands savent ce qui est inestimable et, armés de ce savoir, ont deux possibilités de réponse.
Lorsque les économistes acceptent cette description pleine de mépris, le marché est décrit comme un espace saint corrompu (il semble qu’aucun terme n’existe pour ce concept, mais vous pouvez voir les espaces saints comme « une hiérarchie sociale avec un Pape en haut »). L’économie des espaces saints corrompus est hiérarchiquement rationnelle. Dans ces espaces, le fil narratif saint prévaut.
Rationalité Hiérarchique
Les marchands voient toute déviation du marché comme une distorsion et ne comprennent pas que pour les saints, c’est le recours aux marchés qui est une distorsion de l’économie de l’inestimable. Sauf qu’ils appellent cela « corruption et déclin moral », au lieu de dire « distorsion ». Faire commerce, c’est accepter sa déchéance et son péché.
Cela transforme les transactions bigotes en des transactions asymétriques de statut dont la direction est déterminée par l’état de déchéance relatif des participants. La rationalité hiérarchique est une approche du commerce qui maintient la hiérarchie dans un état de déchéance stable. Elle se nourrit aussi d’un fil narratif sous-jacent ayant trait soit à la rédemption soit à la déchéance éternelle, mais c’est là une autre question qui se joue sur un horizon temporel bien plus vaste (les espaces saints ont de très longues demi-vies). Sur des périodes de temps plus courtes, un espace saint corrompu est peut-être corrompu, mais il est stable.
Dans un tel état stable de déclin moral et de corruption, les transactions saint/marchand ont lieu lorsqu’un des participants accepte des choses considérées sacrilèges par l’autre. Dans un espace saint, saint et marchand sont des termes relatifs. Dans une transaction donnée, le marchand est celui pour lequel moins de choses sont sacrées. Une transaction est donc saint/marchand si ledit marchand choisit de ne pas accepter certains arguments fondés sur une valeur chère au saint, mais continue néanmoins d’affirmer le caractère inestimable de cette valeur.
Prenons l’exemple du cercueil.
Nous ne savons pas exactement à quel point le prix final (1050 €) reflète les valeurs de chacun des participants, mais il reflète au moins en partie le marché du cercueil. S’il n’était que question de valeurs, l’ordonnateur aurait dit : « d’accord, si le prix juste est trop élevé pour vous, je vous offre le cercueil », et la veuve aurait pu soit exprimer sa gratitude soit prendre l’offre comme un affront et accepter de payer le prix initial. Dans une pure transaction saint/saint, si la valeur est modifiée par rapport à l’offre initiale, c’est directement vers zéro : vers l’économie du don.
Ce qui est intéressant ici, c’est qu’en tentant de préserver l’idée d’une transaction saint/saint au moyen de critiques et d’outrage, l’information révélée n’est pas purement issue du marché du cercueil. C’est une information concernant le marché du cercueil contaminée par une information au sujet du marché de la réputation (ou l’inverse, si vous préférez).
L’ordonnateur aurait pu se contenter de dire : « Je suis désolé Madame, mais je ne peux pas descendre en dessous de 1200 €. J’ai une entreprise à faire tourner. » Cela aurait été un rejet du « caractère inestimable de la vie » purement transactionnel. Une transaction purement saint/marchand. Mais l’excuse proférée signifie aussi l’acceptation de son statut inférieur dans la transaction et réaffirme donc en même temps la valeur elle-même.
Il aurait aussi pu perdre la moitié de son profit et offrir 1175 €, même sans avoir besoin de cet argent le jour même. Cela aurait été une contre-offre hybride saint/marchand. Son incapacité à descendre à 1000 € aurait une fois de plus affirmé l’infériorité de son statut.
Ce qui est important ici, c’est que : dans les deux cas, sa réputation en aurait souffert, et la transaction se serait conclue par un abaissement de son statut.
C’est ce qui rend la transaction hiérarchiquement rationnelle. En perdant sa réputation, le marchand relatif de la transaction affirme l’infériorité de son statut hiérarchique et maintient ainsi la stabilité de cette hiérarchie. Ce qui pour le marchand constitue un acte d’irrationalité économique est pour le saint hiérarchiquement rationnel un prix à payer (mais acceptable) pour le maintien de la société dans un état de déchéance stable. L’économie est pratiquée de façon à empêcher la société de tomber plus bas par la dégradation excessive du vertueux par le vénal. Le marchand s’excuse et reconnaît qu’il a péché, minimisant ainsi le dommage infligé à la valeur inestimable.
Ce n’est plus une transaction bigote, car il n’essaie pas d’avoir un quelconque avantage moral. Il reconnaît simplement que sa position morale ne tient plus et qu’il a été corrompu par de bas motifs marchands.
Dans le domaine du gouvernement, c’est le même processus à deux niveaux qui créé tous les secteurs de marché protectionnistes. Ce que les marchands voient comme des marchés protégés et inefficaces, les saints voient comme une économie du don et de l’abondance corrompue, en déclin, mais qui distingue au moins les plus vertueux des moins vertueux. Plus les valeurs en jeu sont fortes, plus les saints prévalent, comme dans les domaines de la santé et de l’éducation.
L’alternative à de telles transactions à deux niveaux foncièrement hypocrites entre saint déchus et saints moins déchus se nomme l’intermédiation.
Une personne forcée de jouer le rôle du saint peut désigner un intermédiaire moins contraint dans son rôle afin qu’il négocie pour elle, libre de suivre les codes du commerce. En pratique, c’est ce qui se produit lors de funérailles, lorsque les amis ou la famille agissent au nom de l’endeuillé(e). Celui ou celle qui joue à l’intermédiaire est récompensé soit par un gain de réputation (parce qu’il ou elle défend l’honneur d’un autre au prix du sien), soit par une partie du bénéfice engrangé.
Le prix du premier gain (agir par bonté d’âme) est une ambiguïté de statut vécue par les intermédiaires lors de transactions douteuses, par ceux qui se « salissent les mains » et sacrifient une partie de leur nature sainte afin de préserver celle de ceux au nom desquels ils agissent. De tels actes sont souvent vus comme la repentance de péchés passés : mon âme est déjà perdue, laissez-moi sauver la vôtre. C’est pour l’intermédiaire une position pro-inestimable qu’il adopte sous couvert d’humilité.
Le prix du second (partager les bénéfices) est un statut social par défaut inférieur à celui dont les rôles sont indubitablement saints, comme celui des prêtres et les guerriers.
Mais une possibilité plus subversive demeure : rejeter la prémisse (corruption morale) et refuser dans son ensemble la réalité de ce calcul d’inestimables. C’est ce qui se produit lorsque suffisamment d’intermédiaires sont chargés de faire tourner la machine : ils commencent à se demander pourquoi leur réputation devrait souffrir alors qu’il ne font que leur travail.
Ce qui les amène à rejeter la logique morale des transactions bigotes et celle des marchés hiérarchiquement rationnels.
A l’assertion sainte que les marchands « connaissent le prix de toute chose, mais la valeur d’aucune », le marchand répond : « Nous croyons en Dieu. Tous les autres paient cash. » (Aparté : Le changement de devise des États-Unis de 1956, qui changea le pluraliste E Pluribus Unum en un moraliste In God we trust, est très révélateur).
Transactions anti-hiérarchiques
Lorsque ce sont les marchands et non pas les saints qui contrôlent le jeu narratif de la transaction, la logique de cette dernière devient anti-hiérarchique. C’est la logique de l’humour niveleur de statut qui est préférée à la solennité, gardienne de ce dernier. Pour mieux comprendre, étudions cette histoire drôle classique, qui a trait à la prostitution :
L’homme : Coucheriez-vous avec moi pour 1 million d’euros ?
La femme : D’accord
L’homme : Coucheriez-vous avec moi pour 5 euros ?
La femme : QUOI ? Pour quel genre de femme me prenez-vous ?
L’homme : Nous savons déjà quel genre de femme vous êtes. Maintenant nous sommes juste en train de marchander.
Dans cette histoire drôle, l’offre initiale d’un million est en réalité une façon codée de dire « valeur inestimable ». La blague consiste à traiter ensuite le million comme vrai nombre sujet à négociation au lieu de s’en tenir à la fiction qu’est une infinité symbolique. Le marchand a ici un motif secret : révéler l’hypocrisie de la réponse de la femme, bousculant ainsi leurs statuts respectifs.
Cette histoire fonctionne parce que bien souvent, inestimable est en fait inférieur à l’infini. Pour qu’une chose soit inestimable, il suffit qu’elle soit assez chère pour qu’on puisse la comparer à une autre chose inestimable.
Dans le cas de la prostitution, une offre d’un million est assez grande pour (si vous me pardonnez l’expression) tout envoyer en l’air. L’économie attribue à cette somme une valeur très précise : c’est le prix de la liberté jusqu’à la fin de sa vie. En échange d’un million, cette femme est prête à faire ce qu’elle ne ferait pas pour 5 euros. Pas parce qu’elle réfléchit selon un modèle de valorisation rationnel, mais parce qu’à un million, elle se retrouve aux prises avec un noble conflit de valeurs interne (liberté contre pureté). Alors que 5 euros, c’est le prix d’un sandwich. L’histoire fonctionne parce qu’elle bouscule la fiction selon laquelle la pureté devrait être plus inestimable que la liberté. Proposition indécente est une tragédie efficace pour les raisons opposées : la fiction est ambiguë et la fin réaffirme le “bon” ordre entre les valeurs (regardez le film pour comprendre pourquoi et quel en est le prix).
C’est aussi la raison pour laquelle, dans le monde des startups, toute discussion sur son « chiffre » est illusoire. La liberté n’a pas le même sens pour tous. Pour certains, il suffit d’un euro et d’un changement de philosophie pour l’atteindre. D’autres demeurent prisonniers, même avec des centaines de millions de dollars.
Cette somme qui permet de tout envoyer en l’air, c’est la somme à partir de laquelle on est prêt à compromettre une autre valeur en échange de sa liberté. Ce n’est pas tant le nombre qui compte que la valeur que l’on serait prêt à sacrifier. Vendre son âme au diable consiste à abandonner une valeur commune, à perdre du statut et à être considéré comme un traître. La pire trahison est de vendre une valeur importante contre une valeur moindre (il n’est pas étonnant de constater que la liberté est souvent la plus basse des valeurs inestimables, si bien que l’obtenir au prix d’une autre est vu comme une déchéance, un acte égoïste).
Si le chanteur d’un groupe de musique « vend son âme au diable » et fait une carrière solo, il a vendu la fraternité. Les briseurs de grève qui vont au travail « vendent » la solidarité au diable. Au niveau méta, les marchands « vendent » l’idée d’un absolutisme moral (l’idée qu’un certain ensemble de valeurs saintes est le meilleur) afin d’adopter le syndrome du commerce (universel et pluraliste).
Ceci explique d’ailleurs la citation arrangée de Tolstoy que j’ai donnée plus tôt. Il existe de nombreuses économies saintes.
Ce qui nous amène aux saints de confessions différentes. Pour utiliser la typologie de Peyo, si saint contre marchand, c’est schtroumpf contre schtroumpf noir, les anti-saints sont des schtroumpfs à tentacules adorateurs de Cthulhu.
Saint et Anti-Saint
La transaction la plus intéressante est peut-être celle que l’on pourrait appeler saint/anti-saint : une transaction entre des individus dont les codes gardien sont en conflit existentiel. Par exemple les Israéliens et les Palestiniens. Dans le cas le plus extrême, un honneur extrême d’un code est un grand péché d’un autre.
Les affaires avec les marchands, au moins, sont moralement neutres. Ils ne bousculent les valeurs qu'en les diluant avec des impuretés et des sacrilèges. On peut les excuser en invoquant le caractère imparfait de l'homme.
En revanche, les affaires avec les anti-saints sont moralement négatives. Le mal n'est pas une impureté ou un sacrilège quelconque. C'est la condition même de l'anti-sainteté. Faire affaire des anti-saints, c'est faire affaire avec le diable, ce qui est inexcusable.
Le choix de Sophie est l’histoire d’une sainte forcée par un anti-saint maléfique à confronter un paradoxe de valeurs sans issue.
Dans la plupart des cas, de telles transactions n’ont pas lieu du tout. C’est en un sens la « transaction manquante » du monde, et le constat est facile à faire dans le cas de transactions entre pays. Comme Pankaj Ghemawat le montre dans World 3.0, la distance culturelle entre deux pays prédit fortement leur niveau d’échange bilatéral, et le degré de fermeture d’une frontière entre deux pays peut-être mesuré en nombre de transactions manquées : les transactions qui auraient eu lieu si la frontière n’existait pas. Si je me souviens bien, Ghemawat estime qu’il manque plusieurs billions de dollars de transactions le long de la frontière entre les États-Unis et le Canada (la relation économique bilatérale la plus forte du monde, fondée sur des affinités culturelles très profondes).
Lorsqu’elles ont lieu, ces transactions sont en général médiées par un marché dont la fonction principale est de fournir un degré d’anonymité en masquant les origines et destinations des biens et services, afin de préserver la fiction de chaque côté de l’échange.
Cela permet par exemple à des ennemis idéologiques d’échanger des produits agricoles, du pétrole et des minéraux.
Ce n’est pas par accident que les marchés intermédiaires font surtout commerce de matières premières. Il est bien plus simple de masquer l’origine et la destination d’un baril de pétrole que celles d’un film. Le degré auquel un produit ou un service n’est pas une matière première est proportionnel à la charge culturelle qu'il transporte avec lui.
Les matières premières ne sont pas seulement plus faciles à anonymiser ; elles sont aussi plus faciles à purifier moralement avant usage. Les marchandises qui sont essentiellement des matières premières peuvent être rationalisées comme ayant été données par son Dieu à soi et ayant malencontreusement poussées sur le sol des méchants (qui n’auraient pas dû les avoir en premier lieu). Il est par exemple simple pour une démocratie libérale de dire que le pétrole appartient moralement à la culture qui a trouvé comment s’en servir (en inventant les voitures, par exemple). Il est par contre plus difficile d’importer les fruits de la créativité de nos ennemis. Cela reviendrait à reconnaître qu’ils ont contribué au monde par leurs efforts d'infidèles.
On peut mieux comprendre les transactions saint/anti-saint en remarquant que les transactions marchand/marchand échouent lorsque les participants n’arrivent pas à s’accorder sur un prix. Les transactions saint/anti-saint échouent lorsque les participants n’arrivent pas à s’accorder sur ce qui n’en a pas.
Ce qui suggère une alternative à l’anonymité : trouver un cadre moral commun qui englobe ceux des participants. Par exemple dans l’histoire peut-être apocryphe de la tentative d’invasion de l’Inde par Alexandre. L’une des premières batailles qu’il remporta fut contre un roi du Punjab que les Grecs appelaient Porus (probablement Puru, un nom de clan ; les sources indiennes ne mentionnent pas l’événement).
Lorsque Porus fut amené devant Alexandre, enchaîné, ce dernier lui demanda : « Comment souhaites-tu être traité ? »
« Comme un roi traite un roi, » répondit supposément Porus.
Alexandre fut impressionné par cette réponse et le renvoya chez lui, où il régna en tant que vassal.
Je ne pense pas que cela fonctionnerait vraiment. L’alternative utilisée en pratique est la tromperie. Tandis que tromper un marchand n’est pas acceptable, tromper un anti-saint l’est. Cette doctrine, qui peut être retrouvée dans la plupart des cultures saintes matures, s’appelle Taqiyya en Islam.
Lorsqu’on a affaire au mal, une transaction est une forme de guerre, ce qui explique la doctrine. Faire une transaction devient un moyen de faire gagner ses propres valeurs par le biais de pratiques marchandes trompeuses.
La moralité purement marchande (le syndrome commerce), pluraliste dès sa conception, adopte l’approche suivante : ne résoudre aucun conflit de valeur sauf si c’est absolument nécessaire, et alors seulement de façon pacifique. Le marchand parfait est parfaitement impur pour tous les saints, parfaitement contradictoire, et un relativiste moral absolu.
Ce qui révèle la valeur marchande de rejet de la violence sous un jour nouveau. Les saints s’en moquent souvent et appellent couardise ce refus de placer certaines valeurs au-dessus de la vie.
Mais ce rejet de la violence est bien plus profond. Sinbad le Marin, par exemple, représente un autre genre de courage. Ce n’est pas le courage de risquer sa vie contre les impies. C’est le courage de risquer sa vie pour explorer l’inconnu. Courage d’astronaute, plutôt que courage de soldat.
Un autre point de vue révélateur sur le rejet de la violence par les marchands est leur rapport aux animaux. Toute culture sainte considère que certains animaux sont inestimables (souvent les chevaux et les chats, moins souvent les chiens) et d’autres comestibles ou impurs (souvent le porc). Mais étonnamment, de nombreuses cultures traditionnellement marchandes vont jusqu’à l’adoption du végétarisme ou du véganisme. Gandhi, quoique connu pour un type de sainteté particulier, était un végétarien de la communauté marchande des Gujarati.
Le marketing ou la sanctification du commerce
Dans le monde moderne, nous n’avons pas le temps d’entamer des transactions bigotes ou des négociations hiérarchiquement rationnelles. Si bien que nous approchons l’inestimable par une autre voie : le marketing.
J’ai maintenant une nouvelle définition du marketing. Le marketing consiste à faire entrer un dialogue marchand/marchand dans un cadre saint/saint afin de le détourner à son avantage. Le marketing, c’est la sanctification du commerce par sa traduction vers le vocabulaire de l’inestimable. Plus on y parvient, plus on peut augmenter les prix.
Le marketing consiste à essayer de créer une offre immédiatement acceptée située à l’extrême maximum des moyens financiers du client en offrant en parallèle un fil narratif saint/saint au sujet d’un échange d’inestimables. Une boîte de céréales à 3 € n’est jamais qu’une boîte de céréales à 3 €. C’est aussi : « ne souhaitez-vous pas soutenir l’idée que la santé de votre enfant est infiniment précieuse ? »
Pour bien vendre, il faut parvenir à ce que toute tentative de négociation soit vue comme une violation de valeurs sacrées ou une insulte envers un autre croyant. C’est pour cela que l’idée de prix fixe est un axiome de la vente au détail moderne. Le but du marketing centré sur une notion de prix fixe est de rendre le rôle du vendeur superflu, de se proclamer plus saint que l’autre, et que ce soit le client qui soit en position de demande plutôt que le contraire.
Si bien que tout changement de prix doit préserver la fiction du prix fixe, par exemple par des « Soldes ! ». Des « Soldes ! » ne se présentent pas comme un changement de prix, mais comme un acte de générosité d’un vendeur bienveillant envers un autre croyant.
Le marketing représente un bénéfice net si l’irrationalité qu’il produit en déplaçant la transaction dans l’espace saint augmente suffisamment les marges. On pourrait mesurer l’irrationalité d’un marché (ou de la même façon la rationalité hiérarchique d’une économie de la réputation) par la taille des budgets marketing, en particulier de ceux qui cherchent à véhiculer une image sainte. Une entreprise dont le département marketing domine le département des ventes s’est ménagé une position : celle d’un régime derrière une frontière fixe où prévaut une économie de l’inestimable centrée sur les valeurs qui l’arrangent.
C’est ce que positionnement signifie : dessiner une frontière autour d’un ensemble de valeurs que les clients accepteront et qui vous feront gagner la plupart des transactions.
Première pièce à conviction, Apple pendant le règne de Steve Jobs, au sommet de l’économie de réputation d’Apple. L’Apple de cette époque était principalement une économie de réputation et ensuite seulement un marché d’équipement informatique. Ce fait est rendu clair par la hiérarchie interne à son marché, avec les utilisateurs en bas, les employés du genius-bar un cran au-dessus, et un église secrète invisible en arrière-plan avec Jobs tout en haut. Maintenant qu’il est parti, le destin de l’entreprise dépend de la capacité de Tim Cook à être un bon Saint Pierre.
On peut construire beaucoup plus à partir de cette simple ébauche de théorie. On peut arriver à une théorie du logiciel libre et/ou gratuit, on peut expliquer certains aspects de marchés tels que ceux de la santé et de l’éducation. On peut découvrir la différence entre les univers DC (saint) et Marvel (marchand). On peut construire un contrepoint philosophique à l’hypothèse d’efficience du marché : l’hypothèse de l’utopie parfaite.
Je vous laisse réfléchir à tout cela.
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Minimisez votre identité
Traduction de Keep your identity small, de Paul Graham.
Février 2009
J’ai enfin compris pourquoi les débats politiques et religieux sont particulièrement inutiles.
Toute mention de la religion sur un forum en ligne dégénère systématiquement en un débat religieux. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que cela se produit pour la religion et pas pour Javascript, la pâtisserie, ou les autres sujets de discussion des forums ?
Ce qui rend la religion particulière, c’est que personne ne ressent le besoin d’être un expert pour avoir une opinion à son sujet. On n’a besoin que de croire ferme, et cela, tout le monde en est capable. Aucun fil de discussion sur Javascript ne grandira aussi vite qu’un autre sur la religion parce que l'on ressent le besoin d’avoir un niveau d’expertise minimum pour parler de ce langage [de programmation]. Mais lorsqu’il s’agit de religion, tout le monde est un expert.
Et j’ai été frappé par l’idée que la politique a le même problème. Tout comme la religion, il n’y a pas de niveau d’expertise minimum requis pour parler de politique. On a seulement besoin d’être fermement convaincu.
La religion et la politique ont-elles quelque chose en commun qui explique cette similarité ? Une explication possible est l’absence de réponse décisive, car pour de tels sujets, la réalité ne restreint en rien les opinons des participants. Puisque personne ne peut avoir tort, toutes les opinions se valent. Ressentant ce fait, chacun soutient la sienne.
Mais c’est faux. Il existe des questions politiques dont la réponse est claire, par exemple le coût de telle ou telle politique. Mais les questions politiques précises partagent le destin des plus vagues.
Je pense que ce qui rapproche la religion et la politique, c’est qu’elles font partie de l’identité des gens. Et personne ne peut avoir de débat productif lorsque l’objet de ce dernier fait partie de son identité. On est partisan, par définition.
Selon les individus, différents sujets seront liés à leur identité. Par exemple, une discussion au sujet d’une bataille dont les participants viendraient d’un ou de plusieurs des pays impliqués deviendra probablement un débat politique. Mais une discussion au sujet d’une bataille qui a eu lieu pendant l’Âge du bronze ne le deviendra probablement pas. Personne ne saurait dans quel camp se placer. Ce n’est donc pas la politique qui pose problème : c’est l’identité. Lorsque l’on dit qu’un débat a dégénéré et est devenu une guerre de religions, on veut en fait dire que le débat est devenu un débat d’identités. [1]
Puisque le point de rupture dépend plus des participants que du sujet, il serait erroné de conclure de la tendance d’une question à provoquer des guerres de religion que celle-ci n’a pas de réponse. Par exemple, si la question des mérites respectifs de différents langages de programmation devient souvent une guerre de religions, c’est parce que beaucoup de programmeurs s’identifient comme « programmeur dans le langage X », ou « programmeur dans le langage Y ». Ce qui amène certains à conclure qu’il n’y a pas de réponse à cette question – que tous les langages se valent. C’est évidemment faux : toute autre création humaine peut être de bonne ou de mauvaise qualité ; pourquoi est-ce que ce ne pourrait être le cas pour les langages de programmation ? Et on peut de fait avoir une discussion fructueuse sur les mérites respectifs des langages de programmation, à condition d’exclure tout participant dont la réponse naîtrait d’un sentiment identitaire.
De façon plus générale, une discussion peut être fructueuse si elle ne met en jeu l’identité d’aucun des participants. Si la politique et la religion sont des terrains minés, c’est que nombreux sont ceux qui y investissent leur identité. Mais on pourrait, en principe et avec certaines personnes, avoir une conversation utile à leur sujet. Et il y a d’autres sujets, en apparence inoffensifs, comme les mérites respectifs des camions Ford et Chevy, qu'on ne peut évoquer sans risques avec d’autres.
La partie la plus intrigante de cette théorie, si elle est vraie, c’est qu’elle ne dit pas seulement quels débats éviter, mais aussi comment avoir de meilleures idées. Si nous ne pouvons pas penser clairement au sujet de ce qui fait partie de notre identité, alors, toutes choses étant égales par ailleurs, la meilleure chose à faire est de laisser aussi peu de choses que possible faire partie de notre identité. [2]
La plupart des lecteurs de cet essai sont probablement déjà assez tolérants. Mais on peut dépasser l’idée d’être un x qui tolère y : on peut ne plus du tout se considérer comme un x. Chaque étiquette que nous adoptons nous rend plus bête.
Notes :
[1] Si cela se produit, c’est rapidement, comme un cœur nucléaire entrerait en état critique. La participation devient plus instinctive, ce qui attire des gens. Ces gens ont tendance à envoyer du vitriol, ce qui attire encore plus de contre-arguments colériques.
[2] Peut-être y a-t-il un avantage à laisser certaines étiquettes faire partie de son identité. Par exemple, être un scientifique. Mais on pourrait dire que c’est plus une marque d’absence qu’une véritable étiquette, comme d’écrire AUCUN dans la case d’un formulaire qui demande votre deuxième prénom, car cela ne vous oblige à croire à rien en particulier. Un scientifique n’est pas forcé de croire à la sélection naturelle au même sens qu’un interprète littéral de la bible est obligé de la rejeter. Il est seulement forcé de suivre les preuves là où elles le mènent.
Se considérer comme un scientifique est équivalent à placer un panneau dans un placard marqué : « Ce placard doit rester vide ». Oui, au sens strict, on a mis quelque chose dans ce placard. Mais pas au sens ordinaire.
Je remercie Sam Altman, Trevor Blackwell, Paul Buchheit et Robert Morris d’avoir lu des brouillons de cet essai.
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Des soucis et des émotions qui n'intéressent personne
Traduction de Plain old untrendy troubles and emotions, de David Foster Wallace.
Adapté du discours d'ouverture de la cérémonie de remise des diplômes que l'auteur (1962-2008) a donné aux élèves du Kenyon College, dans l'Ohio.
Deux jeunes poissons se promènent et tombent sur un vieux poisson nageant en sens inverse. Il les salue avant de leur dire : « Bonne journée, mes petits, l'eau est bonne ? ». Et les deux jeunes poissons continuent un peu de nager avant que l'un d'eux finisse par dire à l'autre : « Mais l'eau, c'est quoi en fait ? »
Pas la peine de vous tracasser, je ne vais pas jouer le rôle du vieux poisson sage et vous expliquer ce qu'est l'eau. Je ne suis pas le vieux poisson sage. Le message immédiat de cette histoire, c'est que les réalités les plus évidentes, les plus omniprésentes et les plus importantes sont souvent celles que l'on a le plus de mal à voir et à exprimer. Dit comme ça, c'est juste une banale platitude - mais le fait est que, dans les tranchées du quotidien de la vie d’adulte, de banales platitudes peuvent être une question de vie ou de mort. Cela peut vous sembler hyperbolique ou abscons. Alors, soyons plus concrets...
Une grande partie de ce que je perçois automatiquement comme certain se révèle être absolument faux et illusoire. Voici un exemple d'erreur profonde que j'ai tendance à automatiquement prendre pour une certitude : tout, dans mon expérience immédiate, soutient la croyance que j'ai d'être le centre absolu de l'univers, la personne la plus réelle, la plus définie et la plus importante à exister. Nous parlons rarement de cet égocentrisme naturel et fondateur parce qu'il est socialement révoltant, mais au fond, nous le partageons tous. C'est notre mode par défaut, gravé dans nos circuits dès la naissance. Songez-y : il n'existe aucune expérience dont vous n'avez été le centre absolu. Le monde tel que vous le vivez maintenant est juste devant vous, derrière vous, à votre gauche ou votre droite, sur votre télévision, votre écran, etc. Les pensées et émotions des autres doivent vous être communiquées d'une façon ou d'une autre, mais les vôtres sont si immédiates, urgentes, réelles... vous voyez ce que je veux dire. Mais n'ayez crainte, je ne vais pas me mettre à prêcher la compassion, l'attention à l'autre ou d'autres soi-disant "vertus". Ce n'est pas une affaire de vertu - c'est le problème de choisir de s'efforcer de parvenir à altérer ou à se libérer de ce mode par défaut gravé en nous, et qui se trouve être ce profond, ce littéral égocentrisme qui nous fait tout voir, tout interpréter à travers la lentille du soi.
À titre d'exemple, disons que c'est un jour comme les autres, que vous vous levez le matin, que vous vous rendez à votre éreintant travail, que vous bossez dur pendant neuf ou dix heures, et que la journée finie, vous êtes fatigué, stressé, et souhaitez seulement rentrer chez vous, prendre un bon souper, peut-être même vous détendre pendant deux heures avant de vous pieuter tôt, parce que demain il va falloir se lever et tout recommencer. Mais vous vous souvenez qu'il n'y a rien à manger à la maison - vous n'avez pas eu le temps de faire les courses cette semaine à cause de votre travail - et maintenant, après le boulot, vous devez monter dans votre voiture et vous rendre au supermarché. C'est la fin des horaires de bureau, il y a beaucoup de circulation, si bien que le trajet dure plus longtemps que nécessaire, et quand vous arrivez enfin, il y a évidemment foule, puisque c'est l'heure à laquelle tous les autres travailleurs essaient de trouver le temps de faire quelques courses, et le magasin est atrocement baigné d'une lumière fluorescente, inondé de Muzak ou de musique pop à se damner ; c'est l'endroit où vous aimeriez tant ne pas être, mais impossible d'y passer rapidement : vous devez déambuler à travers les allées de cet immense magasin trop éclairé pour trouver ce que vous voulez, et vous devez manœuvrer votre chariot pourri entre tous ces gens fatigués et pressés avec leur chariot à eux, et bien sûr il y a ces vieux qu'on dirait figés sur place, et ceux qui sont dans la lune, et les enfants qui bloquent le rayon, alors vous devez grincer des dents, essayer de rester poli en leur demandant de vous laisser passer, et enfin, finalement, vous avez de quoi souper, sauf qu'il n'y a pas assez de caisses pour tout le monde alors qu'on est en pleine ruée post-bureau, donc la file d'attente est incroyablement longue, et c'est stupide, rageant, mais vous n'allez pas vous défouler sur la caissière qui a l'air d'être dans tous ses états.
Vous finissez par arriver en tête de file, par régler vos courses, par attendre que votre chèque ou votre carte soit vérifié par une machine, par entendre "Bonne journée" d'une voix qui est la voix de la mort, et alors il vous faut emmener vos sales petits sacs en plastique jusqu'à votre voiture, à travers le parking bondé et vétuste, puis essayer de mettre les sacs dans la voiture pour que tout ne tombe pas dans le coffre pendant le trajet de retour, et il vous faut encore conduire jusqu'à chez vous dans une circulation lente, lourde, embouteillée, pleine de 4x4, etc, etc.
Là où je veux en venir, c'est que c’est exactement lors de conneries insignifiantes et frustrantes comme celles-ci que l'on doit s'efforcer de faire un choix. Parce que les embouteillages, les rayons bondés et les longues lignes d'attente me laissent le temps de réfléchir et que si je ne décide pas de ma façon de penser et de là où se dirige mon attention, je vais être énervé et triste chaque fois que j'irai faire les courses, parce que mon mode par défaut naturel, c'est la certitude que ces situations sont centrées sur moi, sur ma faim, sur ma fatigue, sur mon désir de rentrer, et j'aurai l'impression inébranlable que tout le monde se met en travers de mon chemin. Mais qui sont ces gens en travers de mon chemin ? Et regardez comme la plupart d'entre eux sont repoussants, bovins, mal élevés, les yeux vides, l'air à peine humain dans ces lignes d'attente, ou comme ces gens qui parlent fort dans leur téléphone sont désagréables et agaçants, et regardez comme c'est injuste : j'ai travaillé dur toute la journée, je suis affamé, fatigué, et je ne peux même pas rentrer pour manger et me détendre, tout ça à cause de ces putains d'imbéciles.
Ou alors, si je suis dans la version plus sociale de mon mode par défaut, je peux passer mon temps dans l'embouteillage du soir à m'énerver, à être dégoûté par tous ces 4x4 et ces Hummers immenses, stupides, qui bloquent la voie, ces camions qui gâchent en le brûlant leur égoïste réservoir d'essence, et je peux ruminer le fait que les autocollants les plus patriotiques ou religieux semblent toujours être posés sur les véhicules les plus énormes, les plus dégoûtants, les plus égoïstes, aux mains des conducteurs les plus laids, les plus désagréables, les plus agressifs, de ceux qui ont tendance à téléphoner tout en coupant la voie des autres juste pour gagner cinq mètres débiles dans un embouteillage, et je peux penser aux enfants de nos enfants qui nous mépriseront d'avoir ainsi dilapidé tout leur futur carburant, et d'avoir probablement foutu le climat en l'air, et à quel point nous sommes tous stupides, dégoûtants, à quel point tout cela est nul...
Si je choisis de penser ainsi, très bien, nous sommes nombreux à le faire - sauf que penser ainsi tend à être facile et automatique - on n'a pas à le choisir. Penser ainsi est mon mode par défaut, mon mode naturel. C'est la façon automatique et inconsciente dont je vis les moments ennuyeux, frustrants et bondés de ma vie adulte ; ces moments où j'opère à partir de la croyance automatique et inconsciente que je suis le centre du monde et que mes besoins immédiats et mon ressenti devraient déterminer les priorités du monde. Mais il y a des façons clairement différentes de concevoir ces moments. Dans la circulation, tous ces véhicules bloqués, immobiles, en travers de ma route : il n'est pas impossible que certains de ceux qui conduisent ces 4x4 aient eu des accidents de voiture horribles par le passé et trouvent à présent l'acte de conduire si traumatique que leur thérapeute leur a ordonné de s'offrir une voiture lourde et immense pour qu'ils se sentent assez en sécurité pour pouvoir conduire ; ou que le Hummer qui vient de passer en travers de mon chemin soit conduit par un père dont le jeune enfant est blessé ou malade dans le siège à côté de lui, et qu'il essaie de foncer vers l'hôpital, et que son urgence est bien plus grande et plus légitime que la mienne - que c'est moi qui suis en travers de son chemin.
Une fois de plus, ne pensez pas que j'essaie de vous donner des leçons de morale, ou que vous êtes "censé" penser ainsi, ou que l'on attend de vous que vous le fassiez de façon automatique, parce que c'est difficile, que ça requiert de la volonté et un effort intellectuel, et que si vous êtes comme moi, parfois vous en serez incapable, et parfois vous n'en aurez tout simplement pas envie. Mais la plupart du temps, si vous êtes assez conscient pour faire un choix, vous pouvez choisir de regarder différemment cette femme obèse aux yeux morts et au maquillage criard qui vient de hurler sur son enfant dans la file d'attente - peut-être qu'elle n'est pas comme ça d'habitude, peut-être qu'elle n'a pas dormi depuis trois jours parce qu'elle tenait la main de son mari qui se meurt d'un cancer de la moelle, ou peut-être que cette femme n'est autre que la dame de l'ANPE qui a aidé votre conjoint(e) à se dépêtrer de la bureaucratie cauchemardesque par un petit acte de bonté. Bien sûr, rien de tout cela n'est probable, mais ce n'est pas non plus impossible - cela dépend juste de ce que vous voulez envisager. Si vous êtes automatiquement certain que vous percevez pleinement la réalité et l'importance relative des gens et des choses - si vous voulez opérer selon votre mode par défaut - alors vous, comme moi, ne considérerez pas des possibilités autres que les plus agaçantes, les plus injustifiées. Mais si vous avez vraiment appris à penser, à prêter attention, alors vous saurez que vous pouvez faire autrement. Vous aurez le pouvoir de vivre un moment consumériste infernal, bondé, lent et lourd non seulement comme riche de sens, mais comme un instant sacré, brûlant de la même force que celle qui fait briller les étoiles - la compassion, l'amour, l'unité sous-jacente à toute chose. Non que ce mysticisme soit nécessairement vrai. La seule Vérité avec un V majuscule, c'est que vous avez le choix dans votre perspective. Vous pouvez décider ce qui a du sens et ce qui n'en a pas. Vous décidez de l'autel où vous priez.
Car voilà une autre vérité. Dans les tranchées quotidiennes de la vie d'adulte, l'athéisme n'existe pas. Il n'y a pas d'homme sans autel. Tout le monde en a un. Notre seule liberté est de le choisir. Et une raison majeure de choisir une sorte de dieu ou d'objet spirituel à vénérer - que ce soit Jésus Christ ou Allah, que ce soit Yahweh ou la déesse-mère Wicca ou les quatre nobles vérités ou d'autres principes éthiques impérissables - est que presque tous les autres autels vous dévoreront vivant. Si vous vénérez l'argent ou les objets - s'ils sont la source de votre véritable raison de vivre - alors vous n'en aurez jamais assez. Vous n'aurez jamais l'impression d'en avoir assez. C'est la vérité. Vénérez votre corps, votre beauté et votre sex-appeal : vous vous sentirez toujours laid, et lorsque le temps et l'âge seront visibles, vous mourrez mille fois avant d'être enfin enterré. En un sens, nous savons déjà tout cela - ça a été codifié sous la forme de mythes, de proverbes, de clichés, de platitudes, de paraboles : c’est le squelette de toutes les grandes histoires. L'astuce est de garder chaque jour cette vérité à l'esprit. Vénérez le pouvoir - vous vous sentirez faible et apeuré, et vous voudrez toujours plus dominer l'autre pour éloigner la peur. Vénérez votre intellect, le fait d'être perçu comme intelligent - vous finirez par vous sentir stupide, par vous croire un imposteur toujours sur le point d'être découvert.
Ce qui est insidieux avec ces autels n'est pas qu'ils sont mauvais ou inavouables ; c'est qu'ils sont inconscients. Ce sont nos modes par défaut. C'est le genre d'autel vers lequel on glisse peu à peu, jour après jour, à mesure que l'on affine ce que l'on voit et ce à quoi on accorde de la valeur, sans être totalement conscient de cette progression. Et le monde ne vous découragera pas d'opérer selon votre mode par défaut, parce que le monde des hommes et de l'argent et du pouvoir tourne gentiment autour de l'énergie de la peur, du mépris, de la frustration, du besoin et de l'adoration de soi. Notre culture actuelle s'est saisie de ces forces pour produire des niveaux extraordinaires de richesse, de confort et de liberté personnelle. La liberté d'être les princes de nos petits royaumes crâniens, seuls au centre de notre création. Ce genre de liberté est fort désirable. Mais il y a différentes sortes de liberté, et vous n'entendrez pas parler de la plus précieuse d'entre elles dans le grand monde de la victoire, de l'accomplissement et du paraître. La liberté qui importe vraiment nécessite de l'attention, une conscience de soi, de la discipline, de l'effort et la capacité de vraiment se préoccuper des autres, et de se sacrifier pour eux, encore et encore, d'une myriade de façons peu attrayantes, tous les jours. C'est la véritable liberté. L'alternative est l'inconscience, le mode par défaut, la foire d'empoigne quotidienne - la sensation qui vous ronge d'avoir un jour possédé une chose infinie mais de l'avoir perdue.
Je sais que tout cela n'a pas l'air fort amusant, léger ou inspirant. Mais c'est, à mon sens, la vérité avec beaucoup de conneries rhétoriques en moins. Bien sûr, vous pouvez en penser ce qui vous plaît. Mais ne le prenez pas comme un sermon moralisateur. Il ne s'agit en rien de moralité, de religieux, de dogme ou de grandes questions comme la vie après la mort. La Vérité avec un V majuscule concerne la vie avant la mort. C'est le problème de tenir jusqu'à 30, peut-être 50 ans, sans avoir envie de se tirer une balle dans la tête. C'est le problème d'être conscient - conscient de ce qui est si réel et si essentiel, si bien caché sous notre nez que nous devons nous répéter, encore et encore : « C'est de l'eau, c'est de l'eau. »
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Ender's Game - Pornographie
Traduction d'une partie de Ender's Game – Pornography de Laurence Tennant.
NdT : Ecrit par Orson Scott Card, paru en 1985, Ender's Game a reçu le prix Nebula 1985 et le prix Hugo 1986.
NdT : SPOILERS
Ender’s Game
Pornographie
La meilleure façon de distinguer une œuvre pornographique d’une histoire conventionnelle est de considérer la structure de celle-ci. Toutes les histoires sont à un degré ou un autre préoccupées par les personnages, le scénario, l’exposition, le dénouement et la résolution ; mais dans le domaine de la pornographie, on ne trouve qu’une simple reconnaissance des convenances, un décorum bâclé qui masque à peine le véritable but de l’histoire : offrir encore et encore une gratification bien précise. Les histoires conventionnelles peuvent aller dans n’importe quelle direction, mais la pornographie s’oriente vers sa catharsis préférée et ne s’en éloigne jamais beaucoup.
Supposez par exemple que vous ignoriez l’existence du porno et que vous regardiez un de ces « thrillers érotiques » qu’on peut voir tard sur les chaînes du câble. En quelques minutes, vous remarqueriez que ce n’est pas un thriller ordinaire, que le discours narratif est un peu étrange. Vous pourriez vous demander s’il est strictement nécessaire à l'histoire que les personnages se déshabillent et se frottent les uns aux autres toutes les cinq minutes. Vous pourriez vous interroger sur l’utilité d’introduire des personnages grotesques et inutiles dans le seul but de les voir forniquer, et sur les raisons qui poussent le scénario à se tordre uniquement pour permettre aux personnages principaux de se s'enlacer selon toutes les combinaisons qu’un mâle hétérosexuel pourrait trouver appréciables. Si l’on s’attend à une histoire conventionnelle, la narration pornographique a une apparence obsessive et démente ; elle est statique, répétitive, et ne se déplace que le long d’un cercle.
Ce fut mon expérience en lisant Ender’s Game de Orson Scott Card, qui prétend être un roman de science-fiction des plus classiques, mais est en réalité – je m’en rends compte maintenant – une œuvre pornographique. Certains lecteurs pourraient être trompés par l’omission scrupuleuse par l'oeuvre de tout contenu sexuel, mais il se trouve simplement que le sexe n’est pas le fétichisme d’Enders Game. Sa gratification est ailleurs.
Le livre satisfait deux fétichismes liés. Le plus évident est d’exaucer le souhait de tout geek. Ender Wiggin, le protagoniste du livre, est un classique Mary Sue – un génie prépubère qui est, en toute simplicité, le meilleur en tout. Face à ses pairs à l’école de bataille spatiale pour enfants surdoués, Ender est plus sage, plus intelligent, plus sensible, plus aimant, meilleur en cours, meilleur en piratage, meilleur combattant et meilleur meneur d’hommes. Ce pour quoi tous le haïssent. Tous – sauf les filles, évidemment – et ils ne le laisseront jamais l’oublier. Ils veulent l’écraser, l’humilier, le tuer. Mais Ender est meilleur qu’eux, et parce qu’il est meilleur, il sort toujours vainqueur.
Fidèle à la meilleure des traditions pornographique, chaque chapitre n’est qu’une évolution vers une catharsis. Ender prouve qu’il est meilleur que tous les autres, et le lecteur nerd y trouve une libération par procuration. La séquence de catharsis commence par une revanche contre une brute de l’école (qu’Ender tue à coups de pieds). Puis, tout comme un film pornographique monte au créneau par le truchement de positions plus exotiques, de copulations plus longues et de participants plus nombreux, dans Ender, les obstacles deviennent plus difficiles. Les provocations deviennent plus extrêmes, les brutes plus fortes. Les défis imposés par ses mentors deviennent impossibles. Mais Ender gagne toujours, peu importe la difficulté du combat, ou à quel point on a truqué celui-ci ; peu importe à quel point ses ennemis conspirent pour mettre toutes les chances contre lui. Il gagne toujours, puis force ses ennemis à reconnaître son génie et sa supériorité – et s’ils ne le font pas, il finit par les tuer.
Il n’y a pas de tension dramatique ni de véritable trépidation lors de ces face-à-face ; la seule tension vient de la durée avant l’inévitable catharsis. Il devient clair assez tôt qu'Ender est le meilleur, l’imbattable, qu’il garantit la satisfaction de tous vos fantasmes de revanche geek ; on peut compter sur chaque chapitre pour fournir sa décharge. Dans chacun d’eux, aussi sûrement que la star porno montre ses nichons, Ender fait face à une provocation terrible ; dans chacun d’eux, son triomphe est aussi certain que l’éjaculation, aussi indéniable.
Pour soutenir ce rythme, il faut tordre le scénario, s'assurer que les autres personnages détesteront Ender. Aucune raison claire ne justifie qu’il soit ainsi méprisé de tous ses pairs : c’est un homme confiant, excellent en jeu, le genre de type qui serait typiquement apprécié à l’école. Et pourtant, les autres semblent le haïr a priori. Chaque fois qu’il se fait des amis, il se fait encore plus d’ennemis, et tout ce qu’il fait nourrit la haine de ces derniers. Cette masse de haine est surfaite, jamais convaincante, et joue simplement sur la paranoïa du lectorat ciblé. Son effet est d’intensifier la gratification, de faire monter la tension pornographique, et de ne rendre les victoires inévitables d’Ender que plus douces.
Exaucer les vœux d’un geek n’est pas le seul fétichisme visible dans Ender’s Game : l’autre est le solitaire apitoiement sur soi de celui qui a un vrai talent et que l'on persécute. Ender, voyez-vous, ne veut pas continuer de battre, d’humilier et de tuer des gens. Ceux qui le forcent encore et toujours à agir contre sa volonté, ce sont les dirigeants de l’école, qui veulent qu’il réussisse, et ses victimes, qui refusent obstinément d’accepter qu’il est le meilleur. « Pourquoi ne m’a-t-il pas laissé tranquille ? » se demande-t-il en tuant une brute de plus. Après chaque victoire vient un accès d’apitoiement tout aussi cathartique pendant lequel Ender se torture l’âme d’un remords extatique. Même dans ce domaine, il excelle. Personne ne peut s’apitoyer sur son sort comme Ender le fait !
Dans le gang-bang solitaire final, on trompe Ender afin qu’il se batte contre une flotte extraterrestre alors que toutes les chances sont contre lui ; il finit par détruire la flotte, la planète-mère extraterrestre et même l’espèce entière. Mais pendant tout ce temps, les aliens préparaient un message, pour lui et lui seul : en fait, ils étaient gentils et n’avaient aucune mauvaise intention. Ce qui nous amène à un orgasme d’apitoiement final et soutenu lors duquel Ender comprend le message et l’horreur qu’on l’a forcé à commettre ; il sait alors qu’il doit parcourir la galaxie, porteur du message extraterrestre, et s’apitoyer au nom de toute l’humanité. Si l’apitoiement sur soi vous émoustille, ce doit être la chose la plus excitante au monde.
Mais si l’apitoiement sur soi vous émoustille, vous êtes malade et vous avez besoin d’aide. De même pour les fantasmes de revanche geek. C’est le vrai problème d’Ender’s Game : ce n’est pas juste du porno, c’est du porno malade. Quoi qu’on dise du porno qui fétichise le sexe, il s’agit au moins d’une pulsion naturelle et saine, d’une chose généralement agréable. Au contraire, les fétichismes d’Ender’s Game ne sont pas sains. Nous nous prenons parfois tous en pitié, nous fantasmons tous occasionnellement à l’idée d’être le meilleur et de le prouver ; mais si vous ruminez ces sentiments autant que le protagoniste d’Ender’s Game, si vous adhérez au message du livre « tout le monde me déteste parce que je suis le meilleur » (qui est présenté sans la moindre ironie ni mesure d’introspection), si votre vie vous apparaît comme une persécution sans fin par la main de vos inférieurs, alors vous avez besoin soit de commencer à voir le monde autrement soit de vous faire aider. Ceux qui prétendent qu’Ender’s Game reflète leurs sentiments d’enfant en révèlent un peu trop sur eux-mêmes.
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Comment voir l'avenir
Traduction de How to see the future, de Warren Ellis
Voici le texte de la conférence que j’ai donnée jeudi dernier, lors d'« Améliorer la Réalité ». Merci encore à Honor et à son équipe d’être si merveilleux et d’avoir eu la gentillesse de bien vouloir m’inviter.
L’idée d’organiser un événement intitulé « Améliorer la Réalité » est une idée tirée tout droit de la science-fiction. Il y a vingt-cinq ans, vous auriez immédiatement accepté l’idée qu’en 2012, des gens se retrouveraient dans une ville en plein essor technologique pour parler d’améliorer la réalité. D’ajuster localement la luminosité du ciel. Pourquoi pas ? C'est un futur consensuel. Un récit sur lequel nous sommes d’accord. Comme dans les vieilles histoires de science-fiction, où Vénus était toujours une jungle extraterrestre, un « enfer vert » ; où Mars était toujours un exotique désert rouge sillonné de canaux.
Bien sûr, Vénus est en fait un merdier sous pression sur lequel on ne posera pas le pied avant mille ans d’avancées technologiques. Et Mars est un trou à rat. Bienvenue dans le futur de J.G. Ballard, autour duquel un autre consensus se forme rapidement, où tout est intrinsèquement banal. C’est essentiellement le seul point de vue raisonnable à avoir aujourd’hui.
Un auteur du nom de Ventakesh Rao a récemment utilisé le terme « normalité manufacturée » pour décrire ce consensus. L’idée est la suivante : le monde active notre prédisposition psychologique à croire que nous vivons dans un présent statique et morne. L’atemporalité est vue comme la condition du 21e siècle. Bien sûr que Vénus n’est pas un enfer vert – ce serait bien trop intéressant ! Bien sûr que les Google Glass ou les Google Gloves ont l’air tirés de décors de flops sciencefictionnesques des années 90 et 2000. Bien sûr qu’il n’y a pas grande différence entre monter dans un avion pour traverser la moitié de la planète et monter dans un train pour aller de Londres à l’Écosse dans les années 20 – radiations et mains baladeuses mises à part.
Nous prenons nos iPhones et, si nous sommes relativement au courant de l’histoire, faisons remarquer que nous avons là un appareil incroyable, un appareil qui contient une carte du monde en temps réel et les plus grandes bibliothèques que l’on puisse imaginer ; que c’est là un changement de paradigme absolu en termes de communication et d’émancipation. Et un abruti dit qu’on croirait que le iPhone est tiré de « Star Trek : la nouvelle génération », puis un autre répond que c’est loin d’être aussi cool que le communicateur du capitaine Kirk qu’on pouvait voir dans l’original, et quelqu’un dit que non, qu’on peut acheter une coque qui lui en donne l’apparence, et voilà que la course à la normalité manufacturée a commencée, et si personne ne gagne, c’est parce que tout le monde s'est endormi.
Et il ne reste plus personne pour améliorer la réalité.
Je vais faire une suggestion : ces théories d’atemporalité et de normalité manufacturée peuvent être court-circuitées en un instant.
Il suffit d'observer autour de soi.
La banalité Ballardienne surgit lorsqu’on n’a pas le futur qui nous a été promis ou lorsqu’on l’obtient si tard que ça ne change plus rien.
Mais c’est parce qu’on regarde le présent dans un rétroviseur. Voilà ce que Marshall McLuhan a dit dans les années soixante, alors que le monde était saturé de futurs possibles, de futurs vraisemblables. Il a dit : « Nous observons le présent dans un rétroviseur. Nous marchons à reculons vers le futur ».
Il a dit aussi, en 1969, l’année où l’on marcha sur la Lune : « En raison de l’invisibilité de tout environnement lors de sa période de création, l’homme n'a conscience que de l’environnement qui l’a précédé ; en d’autres termes, un environnement ne devient pleinement visible que lorsqu’il a été remplacé par un autre ; ainsi, notre vision du monde a toujours une étape de retard. Le présent est toujours invisible car il nous environne et sature notre attention de façon écrasante ; ainsi, nous vivons tous dans une époque antérieure à la nôtre. »
Trois ans plus tôt, Philip K. Dick avait écrit un livre intitulé « En attendant l’année dernière ».
Voyons ce que vous pensez de ça :
Le mont Olympe, sur Mars, culmine si haut et est en pente si douce que, avec l’équipement et les vivres adéquats, vous pourriez presque aller à pied jusqu’à l’espace. Mars a une atmosphère énorme, boursouflée, plus épaisse que la nôtre, mais à cette altitude il n'en reste presque plus rien. 30 Pascals de pression, c’est ce qu’on a dans un four à vide industriel ici, sur Terre. Autant dire qu’on est dans l’espace. Imaginez-vous ça. Imaginez un monde où l’on pourrait littéralement marcher jusqu’à l’espace.
Voilà une idée qui en jette plus que les canaux et les déserts rouges exotiques. Imaginez un instant vivre dans une culture martienne où cette chose est présente pendant l’existence d’une espèce entière. Une montagne dont on ne peut voir le sommet parce qu’elle est un petit monde à elle toute seule et que ce sommet se cache derrière l’horizon. Imaginez des colonies grimper le long de ses flancs. Imaginez des batailles pour la possession de sections de flancs. Des générations et des générations d’explorateurs mourant toujours plus haut, des technologies améliorées, étendues, afin de pouvoir grimper jusqu’à pouvoir sauter en orbite. L’idée de normalité manufacturée nous suggère que, étant martiens, nous trouverions cela profondément morne et ne mettrions pas dix ans à geindre qu’on ne peut pas tout simplement péter jusqu’aux cieux.
Maintenant, imaginez un monde où le voyage vers d’autres mondes est une curiosité antique. Imaginez lire les mots « Vintage spatial ». Pouvez-vous ne serait-ce qu’envisager appartenir à une culture qui pouvait voyager dans l’espace et qui a cessé de le faire ?
Si le futur est mort, alors nous devons aujourd’hui l’invoquer et apprendre à le voir clairement.
Vous n'arriverez pas à bien voir le présent si vous continuez de regarder un rétroviseur. Le présent est face à vous. Il est juste ici.
En ce moment même, six personnes se trouvent dans l’espace. D'autres impriment des prototypes d’organes humains, d’autres encore des nanotissus qui pourront se lier à la chair humaine et au système électrique de l’Homme.
Nous avons pris l’ombre d’un atome en photo. Nous avons des jambes robotiques contrôlées par des ondes cérébrales. Des explorateurs se tenaient récemment au point à l’air libre le plus profond du monde, une grotte située plus de douze kilomètres sous l’Abkhazie. La NASA se prépare à lancer trois satellites de la taille de tasses à café que l’on pourra contrôler avec des applications pour téléphones mobiles.
Ou pour une autre version du vintage spatial : Voyager 11 est à plus de 11 milliards de kilomètres de nous, et fonctionne grâce à huit bandes magnétiques et 64K de puissance de calcul.
Ces dix dernières années, nous avons découvert deux espèces auparavant inconnues de l’Homme. Nous pouvons filmer des éruptions à la surface du soleil, des atterrissages sur Mars, et même sur Titan. Est-ce que cela vous ennuie profondément ? Parce que ça a lieu, maintenant. Prenez votre téléphone et regardez l’heure qu’il est, parce que c’est le présent et que ces choses ont lieu. Le téléphone portable le plus simple est d’ailleurs un appareil de communication qui écrase toute la science-fiction, toutes les radio-montres et communicateurs portatifs. Le capitaine Kirk devait régler son putain de communicateur sur la bonne fréquence, et il ne pouvait pas envoyer de SMS ni prendre de photo pour lui ajouter un joli filtre Polaroid. Le téléphone portable, la science-fiction ne l’a pas vu venir. Elle n’a certainement pas vu les fenêtres de verre lumineuses que nous sommes nombreux à avoir sur nous, et grâce auxquelles nous produisons des choses extraordinaires en pointant nos doigts vers elles comme des putains de sorciers.
C’est, au passage, ce dont parlait Steve Jobs lorsqu’il a dit que les iPads étaient magiques. La métaphore centrale est la magie. Peut-être qu’il semble étrange de parler de magie ici, mais la magie et la fiction sont profondément liées, et vous assistez maintenant à une séance de spiritisme où nous invoquons l’esprit du futur. Nous l’invoquons dans le présent. Il est là, maintenant. Dans la pièce. Avec nous. Nous vivons dans le futur. Nous vivons dans la science-fiction, où l’on peut voir des atomes, jusqu'à l’autre bout du monde, et par-delà les lacs de méthane de Titan.
Utilisez le rétroviseur comme il se doit. Si je m’étais assis à côté de vous il y a vingt-cinq ans, que vous aviez entendu un téléphone sonner et que j’avais sorti une brique de verre et dit « désolé, mon téléphone vient de me dire qu’il y a une nouvelle vidéo d’éruption solaire », vous m’auriez fait interner dans l’instant. Utilisez le rétroviseur pour vous imaginer parler du GPS à quelqu’un il y a vingt-cinq ans. Cette génération est la dernière du monde occidental que nous allons perdre. Les LifeStraws. La biologie synthétique. Le séquençage génétique. Le virus à l’origine du SRAS a été séquencé 48 heures après avoir été identifié. Je ne parle même pas du web, du wifi, de la 3G, du Cloud, des cigarettes électroniques…
Comprenez que le temps présent est tout sauf banal. La réalité que nous connaissons explose de nouveauté jour après jour. Ca n’a pas que du bon. Vivre aujourd’hui est étrange, pas tout à fait confortable. Mais je veux que vous sentiez la présence du futur dans cette pièce. Je veux que vous compreniez, avant de commencer cette journée, que cette chose invisible autour de nous, c’est la sensation de vivre dans le futur, pas dans les années passées.
Être un futuriste désireux d’améliorer le réel, ce n'est pas continuellement regarder vers l’avant dans l’attente de ce qui est va venir. Améliorer la réalité, c’est voir clairement où l’on est, puis se demander comment faire mieux.
Comportez-vous comme si vous viviez dans une histoire de science-fiction. Comportez-vous comme si vous étiez capable de magie, capable d’organiser des séances de spiritisme où l'on invoque le futur, capable de contrôler la luminosité du ciel.
Comportez-vous comme si, avec de la volonté, on pouvait marcher jusqu’à l’espace. Voyez les choses en grand. Et améliorez-les.
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