Et si lâAmĂ©rique nâavait jamais Ă©tĂ© dĂ©couverte?
Le dilemme mortel
 Prologue
 1492. Colomb voit une terre au loin. LâInde, enfin! Il prend le contrĂŽle du bateau, mais fonce dans un rocher. Son bateau coule. Tout son Ă©quipage pĂ©rit. Un peu plus loin, une tribu amĂ©rindienne, curieuse, explore les vestiges de la caravelle.
 Câest le dĂ©but de la nouvelle Ăšre de lâAmĂ©rique. Celle-ci parvient Ă reconstruire la flotte marine et en construit dâautres, devenant ainsi une puissance maritime impressionnante. Les langues europĂ©ennes trouvĂ©es dans les livres se trouvant dans le bateau sont dĂ©chiffrĂ©es aprĂšs des annĂ©es et des annĂ©es de recherche. Entre-temps, les AmĂ©rindiens sâallient pour percer le mystĂšre europĂ©en, crĂ©ant lâOrdre, un ensemble de nations.
 Le continent amĂ©ricain est nommĂ© Opal par ses habitants. « AmĂ©rique » ne veut rien dire pour eux, car ce nom nâaurait existĂ© que si les EuropĂ©ens, ou les Blancs, lâavaient nommĂ© ainsi.
 Les AmĂ©rindiens se rendent compte que lâEurope est trĂšs diffĂ©rente de lâAmĂ©rique. Ils se mĂ©fient de ce continent. Chaque fois quâun bateau europĂ©en sâapproche dâeux, ils tuent tout le monde et pillent le bateau. Plus ils trouvent de livres dâhistoire, plus les AmĂ©rindiens trouvent les EuropĂ©ens cruels. La guerre, le meurtre, lâhypocrisie... De plus en plus de nations joignent lâOrdre devant cette menace quâest un autre continent.
 MalgrĂ© eux, les AmĂ©rindiens perdent leur culture, lentement remplacĂ©e par celle de lâEurope. Ils demeurent majoritairement pareils, mais une acculturation est inĂ©vitable.
 500 ans plus tard, les AmĂ©rindiens se rendent compte que ça ne peut pas continuer ainsi. Les EuropĂ©ens sont horribles et ne mĂ©ritent pas de vivre. Ils mettent donc sur pied une Ă©quipe de vingt personnes pour aller explorer, ou plutĂŽt espionner lâEurope pour savoir quels moyens seraient les plus efficaces pour gagner cette guerre.
 En Europe, le dĂ©veloppement a Ă©tĂ© grandement ralenti. Bien quâon soit en lâan 2000, les EuropĂ©ens nâont pas Ă©voluĂ© beaucoup depuis les annĂ©es 1700. Par ailleurs, lâabsence du commerce triangulaire a rendu la traite dâesclaves noirs moins exploitĂ©e, ce qui fait que la lutte contre lâesclavage est moins populaire. La possession dâesclaves, bien que controversĂ©e, est lĂ©gale.
 Une Europe sous-développée réussira-t-elle à échapper à la menace amérindienne?
   Chapitre 1 : La proposition
 Mon pÚre me réveille sans me ménager.
 « Sora, réveille-toi. Je dois te parler. »
 à contrecĆur, je me dirige hors de chez moi, une petite maison en bois que mon pĂšre mâa donnĂ©e il y a deux mois, quand jâai eu dix-sept ans.
 Dans la salle du Conseil, oĂč se dĂ©roulent les rĂ©unions de lâOrdre, dont mon pĂšre est le chef, tout le monde est dĂ©jĂ assis. Je prends ma place.
 « Nous avons pensĂ© longuement, me dit Amarok, le conseiller de mon pĂšre. Nous te voulons dans la mission dâespionnage. »
 Je reste interdite un moment. Est-ce quâil parle vraiment de la mission dâespionnage en Europe dont on parle depuis des annĂ©es, quâon planifie depuis des dĂ©cennies et quâon attend depuis des siĂšcles?
 « Comment ça? Pourquoi moi? demandé-je, confuse.
-   Tu es ma fille, rĂ©pond le chef. Je te fais confiance plus quâĂ nâimporte qui. Jâai besoin que le chef de lâexpĂ©dition me soit loyal et qui de mieux que toi pour ça? »
 Ah. Il mâenvoie parce quâil sait que je ne le trahirai pas...
 « En plus, ajoute Amarok, tu connais le français et lâanglais, deux langues trĂšs utiles en Europe. â Le veux-tu? »
 Je nâhĂ©site que quelques secondes. Câest enfin lâoccasion pour moi de faire mes preuves! MĂȘme si je suis un peu rĂ©ticente Ă lâidĂ©e de quitter mes terres pour presque deux ans, une telle occasion est unique. Mon pĂšre ne me verra plus jamais comme une enfant quâil doit protĂ©ger, mais comme une femme indĂ©pendante.
 Jâaccepte donc.
 Chapitre 2 : Le départ
 Debout Ă lâarriĂšre du bateau, je regarde mon continent dâorigine, lâOpal, devenir un petit point au loin puis disparaĂźtre. Je serre mon carrĂ© mobile dans ma main. Cette petite boĂźte est mon seul moyen de communication Ă distance.
Je ne pourrai pas Ă©crire Ă mon pĂšre, car on est trop loin, mais jâĂ©changerai des messages avec les dix-neuf autres participants de cette mission. Ainsi, nous partagerons nos dĂ©couvertes et nous fixerons un point de rendez-vous dans environ un an.
 Nous accostons trois mois plus tard. Nous nous séparons avec chacun la mission de ramasser des informations sur les faiblesses des Européens pour nous en servir contre eux dans une guerre prochaine.
 Mon rĂŽle, câest de prendre des notes sur la vie de tous les jours de lâennemi. Câest mon pĂšre qui mâa attribuĂ© ce rĂŽle, dont je doute de lâutilitĂ©. Je crois quâil ne veut pas que je me mette en danger. Il a toujours Ă©tĂ© protecteur et, si je venais Ă mourir, il serait dĂ©vastĂ©.
 Comme mon pĂšre me lâa indiquĂ©, je cherche un travail en tant que domestique. En effet, quoi de mieux pour Ă©valuer la vie quotidienne des Blancs que de vivre chez eux?
 Câest pour cette raison que jâaccepte de travailler chez les Keller, une famille prospĂšre origine de la Belgique.
 Chapitre 3 : Le dégoût
 Les EuropĂ©ens sont cruels, dĂ©goĂ»tants et manipulateurs. Ăa ne mâa pris que deux mois en Belgique pour mâen rendre compte.
 Commençons par les Keller : ils sont une famille dysfonctionnelle dont le pĂšre est toujours absent. Quand ce dernier arrive Ă la maison, il y a deux options. Soit il crie sur ses enfants, car, contents de voir leur pĂšre revenir aprĂšs une si longue journĂ©e, ils ont eu le malheur de lui dĂ©montrer de lâaffection, soit il frappe sa femme, car elle nâa pas eu le temps de faire le souper.
 Je ne crois pas que toutes les familles soient ainsi, mais chez nous, ça nâexiste pas. Je nâai jamais vu dâOpalais frapper sa femme, son mari ou ses enfants. La violence est sĂ©vĂšrement punie.
 Une autre raison pour laquelle jâexĂšcre les EuropĂ©ens, câest le meurtre et la guerre. Quel est le but de tuer quelquâun pour le pouvoir? Ă Opal, personne nâa jamais tentĂ© dâassassiner notre chef, car ses dĂ©cisions sont justes et il est impartial. Quant Ă la guerre, on en avait aussi, avant, mais câest une autre histoire.
 La semaine passĂ©e, jâai vu les voisins, les riches Fidji, fouetter le nouvel esclave noir quâils avaient achetĂ© aprĂšs que lâancien se soit enfui. Le pauvre avait le dos tout en sang, mais monsieur Fidji a continuĂ© de lui faire du mal jusquâĂ ce que sa femme ait pitiĂ© et lui donne un peu de soupe et une heure de pause.
 Les EuropĂ©ens mĂ©ritent quâon ait lâintention de leur dĂ©clarer la guerre. Ils mourront tous, jusquâau dernier.
 Chapitre 4 : Les enfants
 Monsieur Keller part pour le travail. Je me fais réveiller par les jumeaux, Ashley et Jason, qui courent partout. Je vais voir si madame Keller dort et lui demande si elle va leur préparer à manger. Je la trouve en pleurs dans son lit, sûrement à cause de son mari.
 Je ne sais pas ce quâelle a fait pour hĂ©riter dâun homme aussi... mauvais.
 Je dĂ©cide donc de mâoccuper des enfants pour lui donner un peu de repos. Je leur ferai Ă manger mĂȘme si habituellement madame Keller insiste que ce nâest pas sur mon contrat et que je ne suis pas payĂ©e pour ça. Ăa me fait de la peine de les voir tristes Ă cause du manque dâamour de leur pĂšre.
 Je fais donc des crĂȘpes, leur dĂ©jeuner prĂ©fĂ©rĂ©. Ils sont vite attirĂ©s par lâodeur et viennent bouger autour de moi. DĂšs que je dĂ©pose une crĂȘpe sur la table, elle se fait engloutir. Quand ils se battent pour la derniĂšre, je la coupe en deux.
 « Vous aviez vraiment faim, constaté-je.
-   Hier soir, maman a oublié de faire à manger, avoue la fillette. Elle se battait avec papa. »
 Jâai pitiĂ© dâeux maintenant. Ces malheureux ne veulent quâĂȘtre aimĂ©s par leurs parents, mais le pĂšre est violent et la mĂšre trop occupĂ©e Ă le pleurer. Je ressens le devoir de leur remonter le moral.
 « Est-ce que vous voulez jouer à un jeu avec moi? »
 Leurs yeux sâilluminent. Je leur montre donc plusieurs jeux qui viennent dâOpal, mon continent dâorigine. Je leur explique que lĂ dâoĂč je viens, les jeux sont trĂšs populaires. On adore jouer. Ils veulent en savoir plus, donc je leur dis le plus que je peux sans mettre en pĂ©ril la mission.
 Le soir, je vais les border. Attendrie, je les regarde tomber dans les bras de MorphĂ©e alors quâune pensĂ©e sournoise monte dans ma tĂȘte. Je tente de la repousser, mais plus je lâignore, plus elle sâimpose.
 Si tous les Blancs meurent, alors Ashley et Jason mourront aussi. Ashley et Jason et tous les autres enfants européens innocents périront.
 Chapitre 5 : La rencontre
 « Je dois partir, annoncé-je. »
 Madame Keller me regarde avec horreur. Elle me supplie de rester. Depuis mon arrivĂ©e, presque un an plus tĂŽt, je mâoccupe beaucoup dâAshley et de Jason. Je la soutiens moralement quand monsieur Keller se montre abusif.
 « Ce nâest que temporaire, lui assurĂ©-je. Un mois tout au plus. »
 Quand elle accepte finalement de me laisser partir, je sors, mon carrĂ© mobile bien cachĂ© sous mes vĂȘtements. Ăa fait une semaine quâon planifie, avec les autres participants de la mission, une rencontre. Je reverrai enfin Bly, mon ami dâenfance.
 « Je vous jure que je nâai rien volĂ© ! sâexclame une voix que jâai du mal Ă reconnaĂźtre. »
 Câest lâesclave des voisins dont je ne connais toujours pas le nom, car on lâappelle...
 « Lâesclave ! Tu prĂ©tends ne pas avoir touchĂ© ma montre ? Menteur ! »
 Je mâen vais le plus rapidement possible pour ne pas le voir se faire frapper. En plus, jâai vu monsieur Fidji Ă©chapper sa prĂ©cieuse montre dans de la bouse de vache, mais ĂȘtre trop dĂ©goĂ»tĂ© pour la ramasser. Il veut mettre ça sur le dos de quelquâun que personne ne dĂ©fendra.
 * * *
 Je voyage jour et nuit pour arriver au lieu du rendez-vous, un terrain vague oĂč personne ne nous surprendra.
 « Bly ! mâexclamĂ©-je. »
 Je saute dans les bras de mon ami. Il me salue.
 « Commençons, dit Chayton. »
 Il est le fils dâAmarok, le conseiller dâAnoki, mon pĂšre. Ăa lui donne donc un certain pouvoir.
 JâĂ©coute attentivement les Ă©changes concernant leurs forces militaires. Ils ne mâadressent pas la parole, car ils savent autant que moi que mon travail est complĂštement inutile. Je suis lĂ pour mâassurer quâils ne profiteront pas du fait que le chef est loin pour faire nâimporte quoi.
 La discussion terminĂ©e, nous nous installons pour la nuit dans le but de repartir demain matin. Je mâinstalle prĂšs de Bly, car il a Ă©tĂ© trĂšs silencieux pendant que les autres racontaient leur expĂ©rience. Ce nâest pas dans ses habitudes.
 « Tout va bien ? mâinquiĂ©tĂ©-je.
-   Oui. Pourquoi tu me demandes ça?
-Â Â Â Tu nâas presque rien dit tantĂŽt. Ăa ne te ressemble pas.
-   Oui, je... je ne disais rien parce que jâavais peur quâon voie que, justement, je vais trop bien. Jâai rencontrĂ© une femme. Elle sâappelle Taylor. On sâaime et on voudrait fonder une famille. Le seul problĂšme, câest que quand je lui ai dit la vĂ©ritĂ© sur nous et sur Opal, elle Ă©tait rĂ©ticente Ă quitter sa famille. »
 Je dĂ©sapprouve le fait quâil lui ait dit dâoĂč on vient, mais je suis heureuse pour lui. Ă cause des rumeurs qui courent Ă son sujet, Bly est assez solitaire. On raconte quâil est dĂ©rangĂ© mentalement et impulsif. Je sais que ce nâest pas vrai. Heureusement, je ne suis pas la seule Ă mâen ĂȘtre rendu compte.
 Taylor est une riche bourgeoise qui a refusĂ© de se marier. Sa mĂšre lâa reniĂ©e, mais son pĂšre lui est restĂ© fidĂšle. Il leur donne sa bĂ©nĂ©diction sâils dĂ©sirent sâunir. Pour lâinstant, ils nâont aucun projet dâavenir. Bly ne lui a pas dit que les Opalais planifient exterminer la race blanche, donc elle ne comprend pas pourquoi il tient tant Ă ce quâils dĂ©mĂ©nagent sur son continent dâorigine.
 Taylor a promis de garder le secret. Elle ne connaßt pas toute la vérité, seulement que nous venons de trÚs loin et que nous explorons. Pour Bly, cette mission est comme une occasion de se racheter pour ses erreurs. Il se repend, il a beaucoup changé.
 Il croit quâaprĂšs tout, une guerre contre lâEurope au complet nâest pas une si bonne idĂ©e. Non seulement ils sont plus grands et plus puissants quâon le pensait, mais Taylor ne le laisserait jamais tuer ses amis et sa famille.
 En plus, ce serait un gĂ©nocide important, donc les consĂ©quences sociales, Ă©conomiques et mĂȘme gĂ©ographiques seraient immenses... sans compter les pertes que nous subirions.
 Je ne sais pas sâil est aveuglĂ© par lâamour ou par la vĂ©ritĂ©.
 Chapitre 6 : Alfredo
 Lâesclave sâappelle Alfredo. Je le sais parce que hier, je suis allĂ©e lui parler. Il Ă©tait surpris que je mâadresse Ă lui normalement. Les Fidji lui crient toujours dessus. Je mâen fiche, moi, quâil soit noir ou blanc ou esclave ou libre ou riche ou pauvre. Il est un humain, donc un Ă©lĂ©ment de la nature, au mĂȘme titre que moi.
 Jâavais du mal Ă supporter le voir repeindre la clĂŽture tout seul pendant la nuit alors quâil dormait Ă moitiĂ©, donc je suis venue lâaider.
 « Jâavais une soeur et un frĂšre, avant, au Congo. Ils se sont fait capturer en mĂȘme temps que moi. Mon pĂšre a donnĂ© sa vie pour tenter de nous protĂ©ger, me raconte-t-il. »
 Câest tellement horrible que je me sens mal dâavoir eu une vie aussi facile.
 « On nous a ligotĂ©s dans un bateau. On devait sâempiler parce quâil nây avait pas assez de place. Tellement de sang souillait le sol quâon ne savait jamais Ă qui il appartenait. Ma soeur a tentĂ© de sauter Ă lâeau pour sâĂ©chapper, mais elle sâest noyĂ©e. Mon frĂšre a virĂ© fou. On lâa tuĂ©, car personne nâaurait voulu dâun esclave qui ne cesse pas de pleurer ou de crier.
-   Câest la faute de lâEurope, tout ça, non? Si tu pouvais tous les tuer, un par un, tu le ferais ? »
 Si quelquâun a une raison de dĂ©tester ce continent, câest bien lui. Câest pourquoi sa rĂ©ponse me surprend.
 « Non. En France et au Portugal, lâesclavage est illĂ©gal. En Angleterre, ça le deviendra bientĂŽt. Ici, en Belgique, il y a beaucoup de rĂ©voltes. Ce nâest pas toute lâEurope qui a un mauvais cĆur. Et mĂȘme si je dĂ©teste monsieur Fidji, je ne suis pas un meurtrier. »
 Un meurtrier. Si on tue toute lâEurope, est-ce que ça fait de nous des meurtriers? Est-ce que ça ne nous rend pas meilleurs quâeux?
 Chapitre 7 : Doutes
 Au fur et Ă mesure que la fin de ma mission approche, jâai de plus en plus de doutes par rapport Ă la guerre. Certes, certains EuropĂ©ens mĂ©ritent de mourir dans dâatroces souffrances (par exemple monsieur Keller), mais...
 Mais la plupart ne le mĂ©ritent pas. Je pense Ă Ashley, Ă Jason et Ă tous ces enfants qui nâont rien Ă voir avec tout ça. Je pense aux madames Keller qui sont des victimes et qui ne feraient pas de mal Ă une mouche. Je pense au pĂšre de Taylor qui supporterait sa fille quoi quâil arrive. Je pense Ă madame Fidji qui prend en pitiĂ© son esclave et lui donne Ă manger en cachette en espĂ©rant secrĂštement que lâesclavage devienne illĂ©gal.
 Je pense à ceux qui ne méritent pas de mourir.
 La veille de mon départ, ma décision est prise : je ne laisserai pas une telle guerre se déclencher.
 Chapitre 8 : La fin
 Ăa y est. La fin de ma mission. Jâai dĂ» briser le cĆur dâAshley et de Jason en leur disant quâils ne me reverront plus jamais. Madame Keller mâaffirme quâelle ne pourra jamais me remplacer. Monsieur Keller a levĂ© les yeux au ciel en disant quâon me payait trop de toute maniĂšre. Alfredo a dit au revoir Ă sa seule amie.
 LâOpal me manque. Jâai hĂąte dây retourner, mĂȘme si beaucoup me manqueront. La gorge nouĂ©e, je prends un train en direction du point de rendez-vous.
 La premiĂšre chose que je fais quand je rencontre les autres Opalais, câest leur dĂ©blatĂ©rer mon opinion. Je leur parle de ma rĂ©cente prise de conscience. Je ne reprends mĂȘme pas mon souffle, car jâai peur quâon mâinterrompe.
 Quand finalement je termine, le silence persiste. Je me tourne vers Bly pour avoir du support, mais il est trop surpris pour mâappuyer. Je regarde ensuite Chayton ; câest lui le chef officiel de la mission, câest lui que je dois convaincre. Il lance :
 « Pourquoi ? La derniĂšre fois quâon sâest vus, tu croyais quâon devait les tuer.
-   Jâavais dĂ©jĂ quelques doutes. Je sais que plusieurs devraient ĂȘtre supprimĂ©s de la surface de la Terre, mais « plusieurs », ce nâest pas la totalitĂ©. En plus, qui sommes-nous, pour dĂ©cider que quelquâun mĂ©rite la mort ? »
 JâĂ©voque madame Fidji, Jason et Ashley, Alfredo, tous ceux qui ont contribuĂ© Ă changer ma vision du monde europĂ©en.
 « On a fait tout ça pour rien, ça veut dire ? déplore une femme.
-   Pas pour rien, sâoppose quelquâun dâautre. Jâai passĂ© deux ans sur le front, et certains Anglais ne voulaient pas tuer leurs ennemis. Je me suis fait des amis et ils ont un bon fond.
-   Jâai rencontrĂ© des Italiens vraiment gentils, renchĂ©rit Cholena. Je me sentirais mal de les Ă©liminer... »
 De plus en plus dâOpalais mâapprouvent, mais beaucoup sâopposent toujours Ă lâidĂ©e dâĂ©pargner lâEurope. Ăa signifierait que nous avons passĂ© deux ans ici pour rien, selon eux.
 Quant Ă Bly, il ne dit toujours rien. Jâimagine quâil pense Ă Taylor, comme la derniĂšre fois. Au moins, je sais quâil sera de mon bord. Lâavantage, câest que mon pĂšre est le chef et quâil a le pouvoir de changer dâidĂ©e. Je sais que je le convaincrai. Je sais que cette guerre nâaura pas lieu.
 Quand jâĂ©tais petite, mon pĂšre me surprotĂ©geait. Jâai appris comment prĂ©senter mes arguments pour le convaincre dâĂȘtre de mon avis. Si jâutilise cette technique, il abandonnera la guerre. Câest certain.
 « On retourne Ă Opal, tranche Chayton. On verra ça avec le chef Anoki. Il jugera de ça lui-mĂȘme. »
 Tout le monde approuve. Ceux qui sont dâaccord savent que je rĂ©ussirai Ă convaincre mon pĂšre, ceux qui ne sont pas dâaccord ont conscience que câest Ă Anoki de choisir et les indĂ©cis se fient Ă la dĂ©cision du chef de lâOrdre.
 Nous prĂ©parons le bateau. Je mâapproche de Bly pendant les prĂ©paratifs. Je me demande comment il fera, pour Taylor. Il nâen a pas parlĂ© devant les autres, donc jâai gardĂ© le secret. A-t-elle acceptĂ© de le marier ? Va-t-elle dĂ©mĂ©nager Ă Opal ?
 « Quand jâaurai convaincu mon pĂšre, tu pourras Ă©pouser Taylor sans problĂšme. Vous en ĂȘtes rendus oĂč? JâespĂšre que tu mâinviteras au mariage... »
 Il acquiesce, silencieux. Je sens que quelque chose ne va pas. Et si elle lâa quittĂ© et que jâai touchĂ© une corde sensible ?
 « Je peux te parler deux minutes? En privé, précise-t-il.
-   Dâaccord. Peut-ĂȘtre que tu me diras câest quoi ton excuse cette fois pour ne pas avoir parlĂ© de la journĂ©e... »
 Nous quittons le quai bondĂ© pour nous promener dans les rues et ruelles Ă©troites de la ville. Les lampadaires sâallument au fur et Ă mesure que lâobscuritĂ© grandit.
 « Alors, quâest-ce quâil y a ? Tu vas bien au moins ? »
 Son absence de rĂ©ponse mâindique que non. Jâinsiste :
 « Câest Taylor ? Elle va bien ? »
 Câest Ă ce moment que tout dĂ©rape. Bly, mon ami dâenfance que je connais depuis toujours et Ă qui je confierais ma vie, se mĂ©tamorphose en un inconnu. Cet inconnu pousse un cri de rage et empoigne mon cou pour me plaquer contre un mur.
 « Taylor est morte. AssassinĂ©e. Et Ă cause de toi, le meurtrier va peut-ĂȘtre ne jamais payer pour ses actes. »
 Je nâai pas le temps dâanalyser la situation. Sa main droite bloque mes voies respiratoires, sa main gauche sort une lame tranchante. Câest un couteau Ă viande typiquement europĂ©en.
 Je tente de projeter mon incomprĂ©hension dans mon regard pour quâil mâexplique ce qui sâest passĂ©. Je veux savoir qui est cet homme et ce quâil a fait de mon ami. Il doit comprendre parce quâil mâexplique :
 « La semaine passĂ©e, jâai visitĂ© Taylor. Je lâai trouvĂ©e morte, un trou dans le crĂąne. On lui a tirĂ© dessus. Câest lâĆuvre dâun Blanc. Qui dâautre sait se servir dâune arme Ă feu? »
 Si je pouvais parler, je lui dirais que je suis dĂ©solĂ©e et je lui demanderais en quoi mâasphyxier lui donnerait meilleure conscience. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas parce que ses doigts continuent de se refermer autour de mon cou.
 Je croyais que son passĂ© violent Ă©tait derriĂšre lui. Je croyais que les rumeurs disant quâil avait des troubles comportementaux Ă©taient inventĂ©es. Je croyais quâil ne me ferait jamais de mal. Je croyais que ses thĂ©rapies avaient fait effet.
 Jâavais tort.
 « La seule chose qui mâempĂȘchait de cĂ©der Ă la folie, câĂ©tait la certitude que le coupable paierait de sa mort, qui quâil soit, car nous allions tuer tous les EuropĂ©ens jusquâau dernier. Quand tu es arrivĂ©e, ce matin, je ne pouvais pas te laisser convaincre ton pĂšre de tout annuler. Ăa aurait signifiĂ© laisser son meurtrier sâĂ©chapper. »
 Je comprends deux choses. PremiĂšrement, si je retourne Ă Opal, la guerre nâa pas lieu, car je convaincs mon pĂšre. Le meurtrier de Taylor reste en vie et ne reçoit aucune sentence, car personne ne sait de qui il sâagit. Bly sait que le seul moyen de punir lâassassin est de dĂ©clarer la guerre.
 DeuxiĂšmement, je comprends que mon ami nâest plus. On lâa remplacĂ© par un monstre dont les actions sont dictĂ©es par un cĆur brisĂ© et un dĂ©sir de vengeance quâon ne peut assouvir.
 Quand Bly relÚve le couteau devant mes yeux, celui-ci est taché de sang.
 Mon sang.
 Chapitre 9 : Bly
 Je lĂąche Sora. Son corps sans vie sâĂ©croule par terre. Ses yeux vides me fixent dâun air absent, comme sâils mâaccusaient. Ils ont raison, ce que jâai fait est mal, mais ce qui serait encore plus mal, ce serait laisser lâassassin de Taylor en libertĂ©.
 LâOpal tuera tous les EuropĂ©ens jusquâau dernier. Tous. Câest le seul moyen de sâassurer que le meurtrier de ma fiancĂ©e ait ce quâil mĂ©rite : la mort.
 Je mâagenouille devant le cadavre de Sora et me mets Ă crier Ă pleins poumons. ImmĂ©diatement, dix-huit Opalais accourent, prĂȘts Ă nous porter secours. Trop tard.
 « Je... je ne comprends pas, balbutiĂ©-je. Un homme, un Blanc... il est sorti de nulle part et lâa poignardĂ©e, comme ça... pour aucune raison! »
 JâĂ©clate en sanglots, suivis par les plus proches amis de la victime. Une fois les priĂšres rĂ©citĂ©es, on la charge dans le bateau pour quâĂ Opal ait lieu une cĂ©rĂ©monie digne dâelle. Elle mĂ©rite quelque chose de bien. MĂȘme si elle a eu tort de vouloir annuler la mission, câĂ©tait ma meilleure amie et je lâaimais.
 Heureusement, personne ne sâest posĂ© de question sur les hĂ©matomes autour de son cou. Ăa ne concorderait pas avec ma version des faits. Les gens sont tellement stupides, parfois...
 Chapitre 10 : Un an plus tard
 En apprenant que sa fille adorĂ©e sâest fait tuer cruellement par un EuropĂ©en, le chef de lâOrdre est entrĂ© dans une rage folle. Je nâai presque pas eu Ă le manipuler pour quâil dĂ©cide de leur dĂ©clarer la guerre.
 Sora nâest pas morte en vain. GrĂące Ă elle, jâai lâassurance que le chef Anoki Ă©liminera tous nos ennemis jusquâau dernier.
 En janvier 2004, le premier bateau Opalais accoste en France et tue des milliers de civils.
 Ainsi commence une longue guerre opposant lâEurope et lâOpal, une guerre que Sora voulait Ă tout prix Ă©viter mais qui, ironiquement, a Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©e par sa faute.
 Une nuit de dĂ©cembre, sur le champ de bataille, une lance me transperce la poitrine, droit dans le cĆur. Je ne peux mâempĂȘcher de me rappeler que câest Ă cet endroit prĂ©cis que jâai poignardĂ© Sora. Le karma fait bien les choses. GrĂące Ă lui, je retrouverai lâamour de ma vie, au paradis.
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