Tumgik
#HeniJMLevet
carnetsdhiver-blog · 7 years
Text
Les Aventures de Benjamin Duronflan, chapitre 12 – Panchganga ghat
Dans le train, Benjamin avait appris le nom des quatre-vingts ghats de Varanasi, qu’il ânonnait depuis comme une comptine, tout en comptant machinalement sur ses phalanges. « … Manikarnika ghat, Bajirio ghat, Scindhia ghat, Sankatha ghat, Ganga Mahal ghat, Bhonsale ghat, Naya ghat, Genesa ghat, Mehta ghat, Rama ghat, Jatara ghat, Raja Gwalior ghat, Mangala Gauri ghat, Venimadhava ghat, Panchganga ghat… ». Pour elle, c’était comme une incantation, un long mantra que son compagnon lui récitait. « Panchganga ghat » répéta-t-elle. C’était le ghat où il et elle habitaient. Par l’intermédiaire d’un site internet très renommé en Europe mais assez peu utilisé en Inde, ils avaient trouvé à louer une chambre avec cuisine « chez l’habitant ». Les trois fenêtres de leur chambre s’ouvraient sur le Gange et une ancienne mosquée. Le troisième étage était leur domaine, et ils en sortaient assez peu. Le reste de la maison était habitée par la famille qui les accueillait, enfin la famille… pour dire vrai, ni l’Américaine, ni Benjamin n’arrivaient à comprendre les liens de parenté qui unissaient les personnes qui les avaient accueillis. Qui était par exemple, cette petite vieille dame aux yeux perçants qui leur glissait des secrets en hindi à la dérobée ? Son nom était Sarsvati, comme la déesse des arts et de la connaissance. Benjamin aimait cette femme, elle l’appelait « beta » (mon fils) quand elle le voyait. Elle  lui parlait beaucoup, il ne comprenait pas mais acquiesçait d’un air complice jusqu’à ce qu’elle disparaisse avec son sari orange dans une pièce obscure de la maison où il n’osait l’accompagner.  La maison était percée d’un petit patio carré qui laissait passer un peu de lumière aux étages inférieurs. Que firent l’Américaine et Benjamin pendant les deux semaines avant la mort de Rajat Upadhyay ? L’Américaine se le demanda souvent par la suite. Quand elle tentait de se souvenir des deux semaines qui précédèrent le triste événement, elle ne pouvait pas en dire grande chose. Les litanies de Benjamin « ...Dashashwamedh ghat, Prayag ghat, Rajendra prasad ghat, Man Mandir ghat, Tripura Bhairavi ghat, Mir ghat, Phuta ghat, Nepali ghat, Lalita ghat, Manikarnika ghat, Bajirio ghat... ». Encore et encore jusqu’à la folie. En réalité, ils étaient restés beaucoup dans leur lit. Ils écoutaient depuis leur chambre la religiosité bruyante et animée de Kashi, l’ancien nom de Varanasi. Ils lisaient, tous les deux lisaient beaucoup. Parfois, l’Américaine lisait des passages, des lignes, quelques mots qui lui faisaient penser à son compagnon.
« - Écoutes, c’est colonial, mais c’est drôle et ça me fait penser à toi. ‘Dans la véranda de sa case à Brazzaville, Par un torride claire de Lune, Un sous-administrateur des colonies, Feuillette les ‘Poésies’ d’Alfred Musset…
Car il pense encore à cette Chilienne Qu’il dut quitter en débarquant à Loango...’  - Je vois pas le rapport, répondait Benjamin sans quitter des yeux son Dumézil qu’il considérait depuis peu comme contenant tous les secrets à connaître sur l’Inde et sa spiritualité. - ‘-C’est pourtant vrai qu’elle lui dit ‘Paul je vous aime’, A bord de la ville de Pernambuco. - Tu te moques de moi… - ‘Sous le panka qui chasse les nombreux moustiques, Il maudissait ce rivage où l’attache sa grandeur, Donne un soupir à ses amours transatlantiques, Se plaint de la brusquerie de M. le gouverneur, Et réprouve d’une façon très énergique La barbarie des officiers envers les noirs…’ - En plus, ça se passe en Afrique, ça n’a rien à voir. - ‘Et le jeune et sensitive fonctionnaire Tâche d’oublier et ferme les yeux...’ »
Quoi de plus ? Quel serait le récit de ces quatorze jours ? S’il y eut de l’amour ? Oui, Benjamin était distant, pour la première fois depuis qu’il avait aperçu cette main à Jaisalmer, depuis qu’il avait ressenti ce trouble tout à la fois sensuel et moral, il éprouvait le doute. C’est peut-être pour cela que ces deux semaines sont l’histoire d’un silence.
« ...Bhonsale ghat, Naya ghat, Genesa ghat, Mehta ghat, Rama ghat, Jatara ghat, Raja Gwalior ghat, Mangala Gauri ghat, Venimadhava ghat, Panchganga ghat, Durga ghat, Brahma ghat, Bundi Parakota ghat, Lal ghat... ».  Elle le voyait descendre : il allait au tea-shop ou bien philosopher sur les marches de la mosquée avec quelques libres penseurs hindous critiquant les temples et les livres saints. Ils dissertaient ensemble sur une religion de l’humanité et de l’amour. De la fenêtre, elle regardait la cour de cette grande mosquée de pierre rouge dominant le Gange avec ses trois grands bulbes couvert de cerfs-volants abandonnés. Tous les soirs, vers sept heures, un muezzin venait chanter l’appel à la prière avec pour unique sonorisation la large voûte d’une des trois portes de l’édifice. Il chantait seul ; la mosquée n’avait plus de fidèles, isolée dans ce quartier hindou. Une fois, elle avait entendu sa voix se briser, il avait toussé trois fois puis avait repris ses « Allah akbar » magnifiques.
Le quartier n’était pas un quartier que l’on eut pu dire bruyant, mais il en dégageait une musique caractéristique qui peuplait l’espace entre elle et lui, qui emplissait leur chambre en passant par les fenêtres ouvertes. La nuit est l’empire des grillons, puis au petit matin, les cloches et les tambours se réveillent. Ils animent la ville en continue, se faisant échos les uns les autres. « On dit que Vanarasi est le cœur battant de l’hindouisme », et cette pulsation chaque temple la joue comme à tour de rôle. Quand la chaleur dissipe les brumes du matin, quand les rues s’emplissent, alors les discussions des hommes et les rires des enfants. « Aoh, aoh ! Aoh, aoh » mais c’est là quelqu’un qui appelle les mouettes qu’on entend. Et ces hurlements euphoriques ? Probablement un match de cricket organisé sur la placette sous leurs fenêtres. Mais ce que Benjamin préfère par-dessus tout ce sont les cris des marchands ambulants. Oui, il y a là sous ces fenêtres, comme dans le Paris du Moyen-Âge, cet homme qui crie « Oyez mesdames, oyez ! Vieux papiers, vieux chiffons, j’achète à bon prix ! », ou encore les « « Rémouleur, rémouleur ! Repasse couteaux ! Repasse ciseaux ! ». Dans son imaginaire, Kashi était ainsi telle une ville médiévale européenne et il s’en régalait. L’Américaine lui aurait fait remarquer le caractère problématique d’une telle pensée, mais pendant ces deux semaines, il les gardait pour lui. Panchganga ghat s’étalait sur une petite pointe en de nombreuses plates-formes abritées sous des structures en bambous. Une longue série de marches très raides descendait depuis la mosquée jusqu’au ghat, il fallait passer entre deux temples pour l’atteindre. La pointe était le repère où les lutteurs faisaient leurs exercices et se baignaient dans le Gange. Plus au sud, des pères et leurs garçons allaient au bain en fin de journée, tandis que des vieillards profitaient des heures chaudes presque nus, écoutant la radio et profitant de leur ami Surya, le soleil, après leurs ablutions quotidiennes. C’était là où, en bon brahmane, Rajat Upadhyay avait célébré son pujat tous les matins. Là aussi où Benjamin allait faire son yoga le matin ainsi qu’un peu de méditation. Mais, un jour,  Rajat Upadhyay était décédé. Cela n’était pas arrivé du jour au lendemain, mais cela avait tout changé.
0 notes