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clementbenech · 4 years
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Journal du carnet retrouvé
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11. 09. 2019
Les Français ont battu les Américains au Mondial de basket, en Chine.
Je finis Sur les falaises de marbre, de Jünger, que Gracq admirait tant. Je veux bien saluer la virtuosité des images et la « connaissance du monde » (astuce éthique ?) qui en transparaît ; mais mon admiration est froide, marmoréenne. Jamais je ne m’immerge dans ce récit si bien orné que j’ai l’impression, à le lire, de suivre du doigt un motif en relief sur une porcelaine…
Pour noter ce qui m’a marqué dans Eugénie Grandet, il faudrait que j’aie le livre sous la main ; mais je me souviens d’un romanesque exacerbé, et d’une structure intéressante, qui mériterait d’être schématisée (ce besoin toujours de désosser pour comprendre). Intéressant usage de la fonction déictique du titre, car on pourrait croire sans cela que le véritable héros du livre est le père Grandet, dont la rouerie est une source de réjouissance. De l’argument du livre, on pourrait d’ailleurs tirer une pièce de boulevard facile : la fille qui hérite des terres, les deux familles concurrentes qui veulent placer leur poulain, le cousin qui débarque dans ce jeu de quilles pour tout y chambouler… Et quand la littérature, je ne dis pas s’invite mais s’engouffre dans ce scénario bien ficelé, c’est un véritable festival. Balzac régale, comme dirait un commentateur sportif.
13. 09. 2019 
J’ai déjà très envie de commencer à écrire mon roman mais je sais comme le premier mot posé entraîne son lot de deuils.
15. 09. 2019
Drôle de douleur à l’épaule qui devient intercostale hier soir, difficultés à respirer, je me bourre de codéine, impossible de dormir… J’ai fait un faux mouvement l’autre soir, c’est très probablement ça ; mais si je vois là une réaction hystérique, serait-ce ma crainte de ne pas être à la hauteur ? de ne pas « avoir les épaules » ?
En perspective de mon départ de la rue F.-D., j’envisage de vendre un certain nombre de livres que je trouve mauvais ou inutiles ; F.-H. me conseille de passer par l’application Momox qui permet de scanner ses livres pour connaître leur prix d’occasion. Cette démarche suscite une libido chez moi. Un désir de m’alléger, de couper dans mes impedimenta. Désir : devenir spore (rêve de fécondation ?). Que je contienne toute « l’information » nécessaire et puisse pourtant voyager partout. M. a ce rêve aussi, je crois, il vit avec quelques livres et quelques vêtements. Schématisée, ma préoccupation ressemble à une configuration fréquente dans les jeux de plate-forme :
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Je ne crains pas le temps qui s’écoule.
17. 09. 2019
Ma volonté d’être spore fait écho fortement à ma préoccupation de la simplification – des idées qui prennent une forme exportable, des schémas qui ont atteint leur taux maximal de… minimalisme – moi aussi, je voudrais me simplifier, m’alléger…
Roman. Raconter les frasques de P. m’exposerait à un vrai problème narratif, qui est de résister à la tentation de l’empilement, tentation à laquelle j’avais cédé dans le chapitre « Instantanés de Dragan » de mon dernier roman. Cette juxtaposition d’idées numérotées, je puis bien la dissimuler sous les oripeaux de l’expérimental, la revendiquer, je vois bien qu’elle sonne comme un refus de trancher, comme l’étalage d’un matériau qui demande encore à être fondu – de la littérature en kit ! Et en même temps (pour me défendre) : une idée qui naît toute seule, dans son coin, n’y a-t-il pas quelque chose de mauvais à vouloir la faire participer contre son gré à un flux, un enchaînement ? (Je sens bien qu’il y a un reliquat éthique dans cette préoccupation, que je ne parviens pas à liquider.) En somme, l’agencement des parties est toujours le problème esthétique majeur à mes yeux.
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clementbenech · 5 years
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Journal estival 2019
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06. 07. 2019
Je veux connaître les oiseaux. C’est une fleur que nous a faite le Créateur en découpant le vivant en parties connaissables ; je ne me remets pas du fait qu’il existe une espèce qui s’appelle « le merle » et dont on puisse appréhender plusieurs individus, du fait qu’il n’existe pas d’individu situé entre le merle et la tourterelle, comme un merlo-tourterelle, ou quelque chose comme ça.
 23. 07. 2019 Marseille
J’aimerais voir une bonne phrase aux rayons X. En lisant le nouveau livre d’Emmanuelle Pireyre, Chimère, m’est venu un schéma que l’on trouvait dans Pokémon, et qui montrait l’éventail des qualités d’un Pokémon :
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 (C’était quelque chose comme ça.) Pourquoi ce schéma m’est-il venu aussi spontanément et que puis-je en faire ? Je crois qu’il y a là l’intuition que la phrase pireyrienne – en cela analogue à la phrase humoristique –, pour atteindre son but propre, sa littérarité, cherche à nommer successivement les objets les plus disparates, à créer un effet de disparité par l’accumulation de particularités, tant dans les noms que dans les épithètes. C’est l’effet produit, dans le domaine comique, par des enchaînements tels que « voilà un trans végan unijambiste albinos intermittent du spectacle » ou, dans un autre registre, « un lance-roquettes greffé sur un tank lui-même à cheval sur un sous-marin nucléaire », on voit le procédé. Or il est notable que, dans le domaine de la littérature d’une part, et dans celui de l’humour d’autre part, il ne produit pas le même effet : dans la littérature, c’est ainsi un effet d’éloignement successif de l’objet (je pense au jeu du bonneteau) qui produit l’instant littéraire.
 05. 08. 2019 Spetsai, Grèce
 (Lisant Les Habits neufs du Président Mao de Simon Leys.)
 Peng Dehuai, revenu dans son Hunan natal en 1958, raconte que les casseroles ont été réquisitionnées pour faire fondre l’acier, ce qui est « incommode pour cuisiner ».
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 10. 09. 2019
 Dîner hier soir avec S.-D., qui pète la forme. Toujours toulousain, il s’est mis à l’achat-vente de vélos. Il passe par Le Bon Coin, rachète des perles à des ignorants et les revend via ce même site, en changeant la région. J’essayais de lui parler de mon face-à-face avec John Truby, de l’attirance qu’il exerce sur moi, et aussi des limites de sa théorie, car si je regarde avec lucidité les livres que j’ai aimés dans ma vie, à l’exception notable de Harry Potter, ils ne satisfont pas aux conditions décrites et prescrites par Truby dans son Anatomie du scénario. Difficile de dire qu’Austerlitz puisse être rapporté à une prémisse de deux lignes, ni que La Salle de bain comporte un personnage animé par un « désir fort » qui serait mis en échec par un antagonisme incarné, ni encore que Dino Egger voie son personnage confronté à un « dilemme moral ». Tout juste peut-on admettre que le Tomas de L’Insoutenable légèreté de l’être (attention : spoiler) vit une « prise de conscience » qui amène à un « nouvel équilibre » (la vie rurale, en compagnie de Teresa). Et c’est ici que le bât blesse, car en effet, c’est romancier – « vrai romancier » – que je me rêve…
 Quel imbécile ! Je n’ai pas pris mes Confessions. J’y avais pourtant noté deux ou trois occurrences de « formation d’idées » chez Rousseau. C’est assez fascinant : il vit, ou voit, ou s’entend raconter un événement particulier ; et, celui-ci lui faisant alors forte impression (dégoût, amour, tendresse ?), il en tire une théorie, une idée générale. Voilà une bien étrange manière de procéder : c’est quand la sensibilité est à vif qu’il faudrait fixer une vue de l’esprit ! Il en va de ses théories comme de la photographie : une scène vient impressionner l’âme aux sels d’argent du pauvre Jean-Jacques, et la voilà fixée pour l’éternité comme une parabole qui explique tout. Au lieu que je tente (pour mon humble part) de redresser le biais de ma nature par le poids des données objectives – penser contre moi, plus simplement. De ne pas être le pur pantin de mes passions. De refuser que mes idées soient l’arborescence symbolique de mon tempérament. Parce que je suis doux et tendre de nature, je devrais être pacifiste, humaniste, antimilitariste…? En vérité, une assertion ou une idée qui flatte notre nature devrait être examinée deux fois. Je ne cesse d’y repenser quand je joue au basket, ce qui m’est arrivé ce samedi à porte de Vanves, en compagnie d’Étienne. Car cette correction de la nature que je prône dans les idées, un geste au basket me permet de la modéliser : quand, venant du côté du terrain en dribblant, je prends un tir en tête de raquette ou au-delà de la ligne de trois points (on parle alors de tir en course), je sais que je vais devoir « rectifier le tir », et l’orienter dans la direction contraire à ma course, si je souhaite marquer.
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clementbenech · 5 years
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Journal d’un heureux
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26. 01. 2019
Sentiment que le langage vouvoie le réel, et que l’image le tutoie. Impression physique de cette analogie, de cette distance énergique entre les mots et les choses.
31. 01. 2019 — minuit et demi
Après avoir vu Catastrophe en première partie de Feu! Chatterton au Zénith la semaine dernière, j’ai écrit à Blandine pour lui dire la banalité suivante : pendant que je les voyais sur scène, je me demandais pourquoi l’on faisait quoi que ce fût d’autre que de la musique, dans la vie ; en jouer, en écouter. Ce sentiment soudain que la vie plafonnait. Ce n’est pas la première de mes rêveries plafonnières, et j’ai déjà beaucoup écrit sur les moyens et les fins. Pour autant, je peine à trouver ce que je cherche vraiment, je ne sais même pas ce que je cherche, en vérité. Les fins individuelles ? Blandine a raison de m’envoyer en réponse un extrait de son prochain roman où plusieurs personnages se sont fixé des buts ; ils sont maintenant placés dans une ornière rassurante, mais chacun dans la sienne ; moi, c’est peut-être la question des fins collectives que je place avant tout autre — celles qui sont imposées d’en haut, de la moindre structure de pouvoir. Et pourtant, c’est un événement essentiellement individuel — ma présence à ce concert — qui a déclenché cette réflexion. [...]
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11. 05. 2019 — Francfort-sur-le-Main
Actuellement au café Mola, juste devant la maison où a grandi Goethe. Parce qu’en moi j’ai tué Dieu mais pas le divin, je suis entré humblement dans ce sanctuaire, tête baissée, en mode avion. [...]
Chose étonnante, qui m’a fait pousser un cri de surprise dans mon petit lit d’étudiant, alors que je lisais M Train de Patti Smith : elle a photographié le même château d’eau que moi, à Berlin ! Le livre a été publié en 2015, c’est-à-dire la même année que Lève-toi et charme. La photo passée, elle ne consacre qu’une ligne ou deux au bâtiment ; mais que cette auteure (américaine !) se trouve à placer dans son livre ce même bâtiment (pourtant peu connu) me semblait invraisemblable.
29. 05. 2019 
Une intuition avant de dormir l’autre soir : “mon rapport au contemporain : fuir ou attaquer. Il n’y a pas de solution intermédiaire si l’on possède une volonté.” J’ai noté cela sur mon téléphone, dans un demi-sommeil. Je pensais à mon rapport au contemporain tel qu’il a basculé entre L’Été slovène et Lève-toi et charme (dans le premier, j’osais à peine utiliser les termes de “téléphone portable” !). Mais que vient faire la volonté là-dedans ? Je crois pourtant me souvenir que c’était le cœur de mon intuition...
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14. 06. 2019
Je crains de n’avoir pas trouvé encore la métaphore exacte pour évoquer ces œuvres qui n’ont pour valeur que le choix de leur médium, que la surprise que ce choix provoque. L’autre jour, je vois la vidéo d’un défilé de mode où les mannequins semblent vêtus d’énormes baudruches, qui peu à peu se dégonflent puis s’ajustent à leur corps. La vidéo avait été énormément partagée, constituant ce que l’on appelle un buzz. Sans doute pas pour la valeur intrinsèque (indépendante du contexte) de cet événement, ni même pour son intérêt visuel objectivement assez faible, mais bien plutôt pour l’écart ressenti entre la sacralité de la piste de défilé (que ce genre de clowneries contribuent fortement à dévaluer) et le carnavalesque de ce happening. Je veux dire que, hors de ce médium (le défilé de mode) qui ne lui est pas naturel, cet événement n’est rien ; il est à peine plus divertissant que les faiseurs de bulles et les hommes-statues des places touristiques. De sorte que l’intérêt qu’il suscite est dû à ce braquage d’horizon d’attente. On pense à un prophète infortuné dans son pays, qui irait tenter sa chance dans le pays frontalier, aux yeux duquel il paraîtra plus neuf, plus pertinent. Quiconque se pique d’avoir l’œil esthétique ne devrait pas se laisser prendre à des pièges aussi grossiers de la perception.
J’en vois bien souvent des exemples et notamment chez un artiste, Céleste Boursier-Mougenot, qui avait pour une exposition rassemblé des oiseaux dans un hangar ; les oiseaux, en se posant sur les cordes de guitares électriques branchées, produisaient des sons rocailleux. L’artiste était tout émerveillé de montrer de “vrais oiseaux”, comme si la caution de l’art prêtait une aura à ce qui en est déjà pourvu, mais de surcroît — et carrément — servait de clé pour voir la vie quotidienne, qui sans ça nous serait complètement opaque. Je ne déteste pas Duchamp — vrai provocateur, d’une inventivité folle — mais le duchampisme, lui, est un cancer ; je veux dire cette arrogance, ce démiurgisme de croire qu’il faut au monde réel le sceau de l’art pour exister, pour apparaître pleinement. Autre décalage : un écrivain qui se prête au jeu du suspense dans son roman sans que celui-ci soit étiqueté “polar” semble bénéficier en la matière d’une certaine indulgence, celle que l’on éprouve pour les amateurs (quel critique d’art irait démolir l’aquarelle de son vieil oncle, peinte un dimanche en bord d’étang ?). De même, ceux qui se servent du paravent de la littérature pour faire passer en contrebande des idées médiocres, qu’on jugerait dans un essai (leur milieu naturel) nulles et non avenues. Peut-être pourrions-nous en tirer une sorte de loi esthétique : un objet esthétique est valable s’il peut être exposé dans son médium naturel sans y être immédiatement affadi.
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18. 06. 2019
Je vais enlever cet après-midi mon pansement au creux de la main ; il me restera de cet épisode une magnifique cicatrice, légèrement plus claire que le reste de ma paume. J’ai fait remarquer à R. que l’on s’était connus alors que je ne l’avais pas, et que maintenant, elle était là — la cicatrice. Je ne sais pas pourquoi il m’a semblé que je disais quelque chose en disant cela ; il m’arrive de constater des choses parfaitement évidentes, et d’éprouver pourtant la nécessité d’en faire état.
J’ai visité, pour le compte de Libération, une exposition sur le “mobilier des architectes” à la Cité de l’architecture et du patrimoine. Exposition d’abord incompréhensible dans sa conception, par laquelle on cherche à revaloriser son exposition permanente en y mêlant des œuvres qui suscitent la concupiscence de l’époque — je veux dire les chaises design, plutôt que les bas-reliefs. Donc, entre une reproduction en modèle réduit de la cathédrale du Puy-en-Velay et un prototype d’appartement de la Cité radieuse, on dispose un fauteuil de créateur, un service à thé design. L’idée est que la concupiscence de l’œil reste constante dans tout ce qu’il voit ; ça n’a pas fonctionné sur moi et je me suis largement demandé ce que je fichais là. L’idée de l’exposition était que le mobilier de maison dessiné par les architectes était “particulier”, avant la professionnalisation du design ; mais une fois encore, cette particularité en reste à la proclamation de son existence, sans passer par le dépôt de ses statuts. L’éventuelle spécificité est éclatée en de multiples identités, notamment nationales ; et on se demande bien ce qui reste à l’intersection des ensembles “mobilier d’architecte” et “mobilier japonais” (A ∩ J) dans un éventuel diagramme de Venn — et qui serait susceptible d’être décrit comme un caractère véritable. Passer du tas au tout, en somme (Debray). Je regardais notamment l’enfilade de services à thé, tous plus cocasses les uns que les autres, et me rappelais alors pourquoi j’étais attiré par cette chose que l’on appelle “absolu” : ces œuvres étaient pour moi purement relatives, elles n’avaient de saveur que relativement au service à thé basique, dont mon œil projetait la silhouette au-dedans de ces monstres. Voilà qui ne serait d’ailleurs pas nié par leurs démiurges : ainsi, une citation de Nouvel disait qu’avec telle bibliothèque, il avait délibérément “cherché le décalage”...
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19. 06. 2019
Revenons à mes services à thé fantaisistes. Je voudrais insister sur le fait que leur valeur ne peut être que purement relative, dans la mesure où ils ne créent d’effet que par rapport à l’idée de service à thé, disons le service à thé alpha, que chacun a dans le fond de l’œil (pour reprendre la belle expression d’Amaury da Cunha). N’y eût-il pas cette sacralité de la norme, il n’y aurait pas ce plaisir de blasphémer, caractéristique de l’esprit moderne, et selon lequel la forme ne doit plus suivre la fonction mais le “bon plaisir” (je cite de mémoire approximativement l’un des panneaux de l’exposition). Peut-être l’esprit classique était-il, lui, plutôt hanté par la forme parfaite, le chef-d’œuvre, qui fait tant bâiller le moderne. Mais le fait est que je puis, pour délasser mon stylo, facilement imaginer différentes formes de théière, ce sera toujours plus facile (et plus narcissique) que de découvrir l’ultime théière, la théière idéale.
(Ici, l’auteur dessine quelques théières de son cru.)
25. 06. 2019
Ai-je vraiment assez dit ce qui me rendait irréconciliable avec l’esprit moderne ? Je parle de son goût du décalage pour le décalage, de la distinction pour la distinction. Et de son irrévérence grégaire...
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clementbenech · 5 years
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Journal d’un tacite
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17. 07. 2018 (Catane, Sicile)
... Après cela, il y a eu l’Auvergne, dix jours pour terminer mon essai et relire Vie et mort de l’image de Debray. Dix jours n’y ont pas suffi. Salah était là les premiers jours ; on se déplaçait en 4L. Je suis allé avec lui à la médiathèque d’Ambert où se produisait par grand hasard la jeune dramaturge Marion Guilloux, qui fut l’une de nos camarades de la Sorbonne en première année — il y a presque dix ans ! — et que j’ai croisée dans le village, en plein après-midi caniculaire, une vraie scène de film. Blandine et Pierre nous ont rejoints pour les derniers jours.
29. 07. 2018
J’ai reçu une lettre de Berlin, signée Theresa. Elle avait lu mon livre en allemand et me racontait, en anglais, toutes les petites coïncidences que cette lecture avait occasionnées : notamment, elle prétendait s’être retrouvée aux urgences pour s’être mordue à la lèvre supérieure pendant la lecture, lèvre dont j’avais été semble-t-il le premier à lui faire remarquer la forme spécifique au niveau de la commissure.
21. 11. 2018
Moyens et fins. Ce qui me passionne, c’est quand bute, quand plafonne la chaîne apparemment infinie des moyens (j’ai conscience de mêler les métaphores, ça fait brouillon). On fait ceci pour faire cela, etc. Mais quand nous atteignons le dernier des cela ? Et d’ailleurs y a-t-il un ultime cela ? C’est ce qui me déplaît avec la rhétorique du filigrane quand on parle des œuvres d’art : il semble que ce qu’elles sont n’est rien à côté de ce qu’elles évoquent (manière de penser qui évoque quelqu’un qui achèterait une maison pour bien voir le ciel). Je crois que l’art est une fin, comme le butoir en métal ou en bois des gares terminales. Et les artistes qui prétendent “interroger” par leur œuvre remettent une pièce dans la machine, renquillent pour un tour de manège. Il faudrait ne créer d’œuvres que pour donner à celui qui les recevra une raison d’être — à un moment particulier, du moins. C’est pourquoi j’avais adoré quand Arthur de Feu! Chatterton avait répondu à Marie Richeux que leur musique n’était pas une façon d’interroger mais de tenter de formuler une réponse. À la philosophie d’interroger ! Assez d’interrogateurs ! Répondons ! Essayons !
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05. 12. 2018
Je cours un peu après le temps mais je lis Bouvard et Pécuchet.
19. 12. 2018
Émission au sujet de Kundera et du roman sur France Culture avec l’indispensable Matthieu Garrigou-Lagrange. Cela tourne autour de questions qui me préoccupent, l’engagement, la politique. Garrigou-Lagrange demande à son invitée, avec un peu de rouerie, s’il n’y a pas dans le refus kundérien de l’engagement — alors que “son peuple souffre, tout de même” — une sorte de préciosité ou d’hédonisme. Je rumine un peu cette question au reproche moral à peine voilé (bien qu’elle soit en partie rhétorique, et nullement agressive). Je crois qu’on ne veut pas que le roman soit un art. Personne ne songerait à demander à un musicien ou à un sculpteur de composer ou de sculpter des œuvres en soutien à leurs compatriotes s’ils parvenaient à réchapper de la tragédie de leur pays. On voudrait au contraire que leur liberté soit au service de leur art, on voudrait qu’ils soient pleinement eux-mêmes, qu’ils soient Modigliani, Brancusi, et non des exilés par essence, des déchirés. C’est le fait que le roman emploie le langage articulé qui le vassalise ainsi à nos yeux. L’espace voué aux idées et au débat politique est-il restreint en quelque manière pour qu’on veuille réquisitionner le sien ?
26. 01. 2018
Quand je tente de percevoir la différence entre la manière dont la presse et celle dont la littérature se sont emparées chacune de la possibilité technique de l’image, j’achoppe, car il est vrai que leurs fonctions sont tout à fait différentes. Et je parviens à voir en quoi est vertueuse la résistance de la littérature à cette innovation. Mais je vois aussi comment cette vertueuse résistance peut tourner comme un lait à cet anti-utilitarisme qui n’est que le vice miroir de l’utilitarisme, tant il est vrai qu’une vertu “n’est pas le contraire d’un vice mais l’équilibre entre deux vices opposés”. Le refus du fonctionnel peut aussi trouver son fondement ou sa prolongation dans un respect idolâtre pour les moyens au détriment des fins ; à cet égard on peut avancer que le vice opposé à l’utilitarisme est le fétichisme. Pouët, nous voilà bien avancés, en effet.
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La hâte que j’avais de lire le nouveau livre de Michel Houellebecq a peut-être un peu gâté ma lecture, comme on arrive trop vite sur un obstacle. Ce qui m’a légèrement déçu, peut-être, est que mon attente était fondée sur les quelques mots qui en avaient été dits avant sa sortie : quelque chose comme “un roman sur l’Europe et les territoires”, si je me souviens bien. Je me frottais les mains car je voyais bien comment on pouvait houellebecquiser la chose. En voilà une, de chose, qui m’amuse beaucoup, par exemple : que l’appartenance nationale soit considérée comme mauvaise (camp du Mal / relents fascistes / heures les plus sombres) mais pas l’appartenance continentale (camp du Bien / drapeau étoilé / esprit d’union et d’ouverture). Oui, je l’avoue, je voyais bien ses gros pieds gaulois patauger dans le goulash européen. De ce point de vue, on est un peu sur sa faim, car ce qui concerne le sujet, plutôt sur un mode mélancolique que burlesque (ce qui m’a déçu par ailleurs, car c’est son burlesque que j’aime tant), dure à peine une cinquantaine de pages et pourrait être isolé de Sérotonine comme une nouvelle. Le reste du roman se caractérise par une préoccupation romanesque faible, et une préoccupation descriptive — ou sociologique — plus forte. C’est là que le bât blesse un peu pour moi, car, si je l’ai toujours défendu malgré ses outrances, c’est justement parce que le fait d’être vraiment romancier (plutôt que de discourir simplement sur l’état des choses) le rendait à mes yeux moins justiciable des propos tenus par ses narrateurs successifs. Je veux dire que c’est quelqu’un qui, réellement, créait des péripéties, au sein desquelles on trouvait des pièces de discours ; c’est comme si le rapport de forces s’était inversé (motif chéri du basculement ontologique, pouët).
Mais il y a autre chose. Auparavant, chez Houellebecq, la ponctuation était tenue comme un jardin à la française, jusqu’à une sorte d’ivresse de l’exactitude qui rappelait chez lui l’ingénieur agronome. Parfois pourtant — et je l’ai noté ici un peu plus haut —, soudain son registre de langage s’affaissait et avec lui la ponctuation, de façon à laisser affleurer un “parler-bébé” qui accentuait l’effet comique de ses provocations. Il y avait là un génie qui me semble avoir totalement muté dans Sérotonine. On dirait qu’il a tout à fait lâché la bride et met des virgules partout, comme un enfant qui raconte une histoire, essoufflé. Le tout crée un drôle d’effet de renoncement ; comme si cet anti-libéral absolu croyait en une main invisible de la ponctuation, comme si renoncer pouvait être un choix. À mon goût l’inconditionnel est toujours un enfant. Et là, il gâche un bon truc par l’usure. Finalement, on dirait qu’il y a un schème commun entre les couples ponctué/déponctué, conformisme/provocation et trame/digression, à savoir qu’une rupture ne peut être ressentie comme telle que dans une solide continuité, ou, pour le dire autrement : il n’y a pavé que s’il y a mare. Il n’y a digression que s’il y a trame. Une suite de digressions est un recueil de nouvelles, pas un roman ; et une suite de provocations ennuie car un roman ne s’oppose pas seulement au monde réel, il forme un monde lui-même qui possède ses propres normes, de sorte que, si la provocation y est la règle, elle est bientôt vécue comme un conformisme relativement à ce petit monde, et non plus comme la provocation qu’elle est peut-être dans l’absolu.
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clementbenech · 6 years
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Journal du paresseux
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14. 01. 2018
Je ne voudrais pas, en remuant des idées un peu noires, risquer d’attenter à mon équilibre fragile et conquis de haute lutte ; et en même temps ne faut-il pas s’en prendre aussitôt aux idées fraîches, celles qui nous vrillent l’esprit jusqu’à l’ossature même ? Une idée peut être noire et fraîche.
En ce moment je fais de la rééducation avec un kiné pour retisser mes ligaments abîmés, et je n’ai pas réussi à en faire autant avec l’amour.
29. 01. 2018
Je suis sorti ce soir du film de James Gray The Lost City of Z avec un besoin inextinguible d’écrire sur ce que j’avais vu. Quel film ! Et aussitôt, je voudrais écrire de façon pavlovienne comme un critique de métier : quel film sur — et enchaîner avec une litanie de noms communs et de concepts ou de notions qui, pris isolément, ne disent rien du film en tant qu’il est singulier et dont on espère que l’assemblage s’il est unique pourra dessiner quelque peu son intérêt. Quel film sur l’honneur, sur l’engagement, sur les chimères, sur le home. En disant cela, je ferais passer pour essentiels des éléments qui sont accidentels ; et ce qui est essentiel c’est ce qui est montré, la texture de la jungle, la honte d’un nom à laver palpable sur un visage, un rite indien incompréhensible, une flèche qui traverse une Bible...
Il faut que les concepts émanent naturellement de ce qui est montré et non que les concepts accouchent d’images.
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02. 03. 2018
Je vois bien que je ne suis pas de ceux qui font leur miel du malheur.
10. 06. 2018
Je lis dans Just Kids de Patti Smith l’expression toute simple “combing the streets”, que l’on pourrait traduire par ratisser les rues ou bien les passer au peigne fin : cette métaphore hélas archi-usée est, si l’on y prête attention, d’un génie absolu. Il a bien fallu en effet que naisse un jour dans l’esprit de quelqu’un cette analogie entre le geste de peigner une chevelure — chaque dent du peigne passant entre les cheveux — et le déploiement rationalisé d’un groupe de personnes à intervalles réguliers — pour ratisser un espace forestier. Il a fallu que cette intuition naisse dans un esprit humain ; et son devenir, l’institution de cette intuition me fascinent.
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13. 06. 2018
Je me suis désormais interdit de tweeter sur la politique (heureusement, tout n’est pas politique). D’une part, parce que je n’aime pas ce que cela fait à certains esprits que j’aime plutôt par ailleurs, et que je ne vois pourquoi je serais exempt de cette loi ; d’autre part, parce que je crois de moins en moins que l’on puisse convaincre quiconque — a fortiori sur Twitter —, de sorte que tout étalage de ses opinions s’apparente de plus en plus, pour moi, au signalement narcissique de sa propre vertu ou de son intelligence ; enfin, je goûte la provocation, mais peu le conflit : c’est aimer la nage mais pas l’eau.
Une affaire médiatique allait très vite me donner l’occasion de mettre à l’épreuve ma résolution : un rappeur inconnu de mes services, nommé Médine, dont il a été montré assez vite la proximité avec des mouvements islamistes, et qui fut l’auteur entre autres joyeusetés d’un album intitulé Jihad est supposé se produire en octobre au Bataclan. Mon premier mouvement de pensée fut de me dire qu’il se trouverait toujours des illuminés pour en défendre le principe, au nom d’une conception tout à fait dévoyée de la liberté d’expression et au mépris de la décence élémentaire qui garantit la vie en société ; mais je crois avoir mis de l’eau dans mon vin.
J’ai l’impression d’être ici sur une corde raide car j’ai défendu Booba il y a trois ans dans les colonnes de Libération, alors qu’il se disait “ni Charlie ni pas Charlie”, propos que j’avais mis sur le compte de la provocation inhérente aux codes du rap. Mais il y a des limites au-delà desquelles on bascule : la quantité change la qualité, comme dirait Régis Debray, et il arrive que le taux de provocation dépasse un seuil au-delà duquel l’absence de réaction ne relève pas de la tolérance mais de la mort cérébrale.
Je ne pense pas cependant avoir grand-chose à dire sur un problème aussi épineux, qui ne soit mieux dit ailleurs ; à part peut-être sur un point particulier du débat, qui m’a été soufflé par un animateur de radio lorsqu’il a dit que le Bataclan était un lieu sacré, mot qui a fait ciller le debrayen que j’essaie d’être. Ma réaction a été de penser que, précisément, nous n’avions pas voulu qu’il le devînt — sacré. Je reprends Éloge des frontières :
Le sacré, c’est du tangible et du solide. C’est fait en dur parce que c’est fait pour durer. Visible à l’œil nu, sensible au pied comme à la main. Cela, laïc ou religieux — panthéon, cathédrale ou mausolée —, se marque dès l’abord par le degré, la palissade, la balustrade, l’emmarchement, le péristyle, le porche, la courette, le garde-corps. Dans l’entassement urbain, le lieu sacré [...] déjoue la promiscuité du profane par un parvis, une esplanade ou un portail, un vide intermédiaire et protecteur. [...] Une sacralisation en appelle à la vie. C’est l’acte réflexe de l’instinct de conservation face au risque d’impermanence.
Ces pages superbes me reviennent toujours en mémoire quand des esprits bien intentionnés déplorent l’usage désinvolte qui est fait du Mémorial de l’Holocauste près de la porte de Brandeburg, à Berlin. Certes, d’y voir des selfies de touristes la banane aux lèvres et autour du bide a de quoi faire froncer du nez quand on sait à quoi il ambitionne de renvoyer. Pourtant, je ne parviens pas tout à fait à condamner ces comportements, ces photoshoots intempestifs ; car il ne suffit pas d’invoquer le sacré pour le créer : le sacré, c’est du solide avant tout ; et les monuments, comme les objets, suggèrent par leur forme leur utilisation. J’ai l’impression que le choix initial fait par un architecte entre le monument que l’on respecte et celui que l’on habite (que l’on investit de sa personne, venez comme vous êtes) est de nature binaire, catégorique, je crois qu’il n’existe aucun entre-deux : au Mémorial ludique, on joue.
Je pense que nous avons fait une erreur en ré-ouvrant le Bataclan, car nous avons renoncé alors à en faire le lieu symbolique et sacré que nous invoquons aujourd’hui plus que nous le désignons. Nous avons voulu “leur” montrer que la vie continuait, et ce que nous avons voulu une preuve de puissance et de résilience lancée à “leur” figure n’a pu être interprété par “eux” au contraire que comme une preuve de faiblesse, une incapacité au sacré qui prouve notre décadence (deux systèmes de valeurs se toisent). Et, s’il est vrai qu’une plaque rappelle l’événement pour les générations futures, la sacralité d’icelui se trouve surtout sur nos langues et dans nos mémoires, lesquelles sont plus périssables que le marbre et l’obsidienne, hélas.
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clementbenech · 6 years
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Journal des temps qui courent
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11. 10. 2017
De la même façon que les écrivains pimentent une idée un peu banale par l’emploi de l’itératif, artifice qui donne immédiatement profondeur et perspective à un événement (chez Modiano par exemple : “Des deux entrées du café, elle empruntait toujours la plus étroite, celle qu'on appelait la porte de l'ombre”), exhausteur de goût à employer avec modération, de même donc, certains journalistes aiment à inscrire des événements individuels dans un contexte général parfois amplement fantasmé. Je pense notamment à la notion de “génération”. Ce concept répété ad nauseam — cette génération qui a connu, cette génération qui est coincée entre — semble donner aussitôt une portée générale à ce qui est particulier. Mais on sait que le particulier ne fait pas recette... Tout cela m’évoque la pincée de paprika dont les restaurateurs peu inspirés ornent leurs assiettes.
Minuit. Promenades nocturnes dans Paris ; je passe devant des restaurants éclairés où des bandes d’amis sont heureux ; alors je me sens très différent d’eux et je désire soudain aborder la vie avec une telle évidence. Pourtant je sais qu’il me suffirait de franchir la porte pour être l’un des leurs... Je le sais avec la tête mais pas avec les tripes.
22. 10. 2017
Aujourd’hui, un article élogieux sur mon roman dans [magazine de télévision] m’apprend que ma principale qualité est mon “écriture sans prétention”.
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23. 10. 2017
Une heure du matin. Lecture de Michéa, aujourd’hui : Le Complexe d’Orphée, sur cette étrange crainte de disparaître dont fait preuve la gauche à l’idée de tourner la tête en arrière (il suffit à cet égard de voir comment la presse de gauche a criminalisé jusqu’au mot passé). Il tourne autour de ses idées préférées : le progrès comme religion, la décence commune d’Orwell, le déracinement engendré par le capitalisme. La clarté de son style et de ses idées donne envie de penser et d’écrire.
Comme je suis particulièrement requis par ce qui touche au lien entre l’homme et l’animal — et à tout ce qui les sépare — sa critique du capitalisme et de la dissolution des liens sociaux que celui-ci provoque n’est pas sans m’évoquer un phénomène de ré-animalisation pernicieuse, sous les oripeaux du Progrès. Un retour, déguisé en aller ! Michéa mentionne ainsi cette triple obligation immémoriale de “donner, recevoir et rendre” qui constitue selon l’anthropologie le fondement, le socle de toute construction éthique — et ce, indépendamment du contenu de ces obligations. Indépendamment, sauf à ce que ces contenus se trouvent en incompatibilité majeure avec lesdites opérations, ce qui lui semble être le cas avec l’égoïsme, la cupidité et l’ingratitude, officiellement encouragés pour la première fois de l’histoire des civilisations (Milton Friedman : Greed is good). Voici l’emploi des moyens de la civilisation (par laquelle nous nous sommes arrachés à l’animal) contre elle-même...
Désir de l’homme liquide : traverser la vie sans heurts. Mais il reste la dureté de la civilisation. Là où il y avait des murs il n’y a plus que des rideaux mais je vais devoir bientôt traverser un rideau de larmes.
16. 11. 2017
À Toulouse, nous nous sommes longuement arrêtés devant une peinture de la conversion de Saint Paul. “Pourquoi me persécutes-tu ?”
17. 11. 2017
Le monde de l’art, qui est le sacré que nous avons substitué à la religion, nous offre un modèle pour penser l’époque contemporaine : je fais référence ici à sa façon systématique — et inédite auparavant — de valoriser l’intention plutôt que la réalisation, la démarche plutôt que l’œuvre. Seule, en effet, une époque pour qui c’est l’intention qui compte aurait pu accoucher d’une idée aussi ubuesque que l’écriture dite inclusive. Ses intentions sont superbes — qui s’opposerait, en effet, à un outil permettant de rendre visibles les minorités et de combler l’inégalité entre les hommes et les femmes ? Comme nous serions bien, tous, à nous serrer les coudes au coin du feu ! Dans ce contexte, lever le doigt et s’interroger à voix haute sur l’efficacité d’un tel procédé ne peut que témoigner d’un esprit rétrograde. On gâche la fête. Cette préférence pour l’intention me semble à mettre en parallèle avec l’impunité dont jouissent ceux qui, aujourd’hui, continuent à se dire “communistes” malgré la liste interminable des crimes commis sous cette appellation. Médiatiquement, on les câline, on met en avant la jeunesse communiste de telle personnalité comme une anecdote charmante. Sur les réseaux sociaux, de nombreux adolescents en arborent les couleurs par légèreté et provocation ; comme si, finalement, les camouflets et les désillusions infligés tout au long du XXème siècle à cette idéologie et à ses zélateurs — je pense ici à Simon Leys face aux contingents de maoïstes — n’en étaient pas venus à bout. C’est que le communisme a pour lui l’intention angélique. Qu’importe alors si son bilan (le résultat effectif, tangible de ses bonnes intentions) dépasse, en désastre, celui de tous les fascismes ?
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21. 11. 2017
Montée du puritanisme américain dans la société et retournement copernicien dans la question de la représentation, en douceur. Une ministre propose de bannir la cigarette des films français. Puis fait machine arrière ; mais qu’elle ait pu proposer sans rire une telle mesure montre bien la montée d’une demande morale (l’envie du pénal, dirait le facétieux Muray), corrélée à une baisse d’exigence et de sensibilité esthétiques ; à l’extension du domaine de la lutte répond un amenuisement du champ de la beauté. En bon néo-michéiste, je me garderai bien de juger mauvais un désir de morale en soi, ce qui ne m’interdit pas de juger le contenu de cette morale bêtement hygiéniste et fondamentalement contre l’art. Parole de non-fumeur. Le retournement copernicien que je mentionne est le passage d’une conception essentiellement descriptive (ou imitative) et accidentellement prescriptive de l’art à son exact inverse. À entendre nos nouveaux progressistes, l’art — et principalement le cinéma, qui est aujourd’hui l’art-étalon (Debray) — serait une simple, mais gigantesque machine à produire et à “véhiculer” des “clichés” et des “modèles”, bien évidemment stigmatisants et aliénants, puisque rigides. Plus personne, ou presque, ne questionne ce nouveau postulat (d’autant plus puissant qu’il est informulé) — et ceux qui tentent de s’y opposer répondent parfois sur le plan de la qualité de ces “modèles”, concédant ainsi déjà une victoire partielle à leurs contradicteurs, quand il faudrait adopter une posture d’esthète, c’est-à-dire radicalement amorale.
Cette nouvelle exigence morale (modérément humaniste tant elle table peu sur l’esprit critique des hommes) raisonne comme les régimes qui produisent des films didactiques pour édifier la population — je pense à ces films coréens qui mettent en scène un ouvrier pris entre son amour pour son pays et son amour pour sa famille...
22. 11. 2017
Si l’on adopte face à la littérature, comme c’est mon cas, une posture “technique” ou “purement esthétique”, on ne peut que regarder avec circonspection cette volonté d’ingérence de la morale publique. En effet ce qui fait qu’une phrase, qu’une scène fonctionnent, ce ne sera pas leur degré d’adhésion aux valeurs du moment mais leur degré de vérité — et cette vérité se conquiert par l’observation longue et réfléchie du monde et de ses lois, ainsi que des mœurs, suivie d’une lente digestion. Or l’observation des mœurs nous apprend me semble-t-il que la réalité a une fâcheuse tendance à obéir à ce que d’aucuns appellent des “clichés” et qui sont en fait des pratiques allant de la culture à l’habitus. Le traqueur de clichés et de stéréotypes projette sur autrui avec tant de force son propre individualisme, sa propre conception de la liberté comme affranchissement de toutes les appartenances (et les signes y afférents) qu’il va jusqu’à refuser de voir autour de lui combien l’on aime se conformer à des panoplies de personnalité, livrées en kit. Faille connue du logiciel progressiste qui voudrait enchaîner logiquement les propositions “ceci est mauvais” et “ceci n’existe pas” — ainsi les faits ne concordant pas avec la ligne du parti passent-ils par pertes et profits.
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clementbenech · 7 years
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Journal d’un crâne
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22. 09. 2017
Fatigue physique qui me laisse dans l’incapacité quasi-totale de me concentrer sur quoi que ce soit. Je suis à Beaubourg où je lis laborieusement le Mimesis d’Erich Auerbach, qui m’impressionne par son érudition et sa profondeur mais semble n’aborder jamais directement la question qui me préoccupe, à savoir la capacité qu’a le langage à “restituer” une réalité ou un fantasme, dans une perspective quantitative. Posons le problème en termes pratiques : pour transférer un liquide d’un récipient à un autre, le langage tient-il plus de la louche ou de l’écumoire ? À considérer que cette substance est justement la réalité que l’on se propose de restituer. Le livre d’Auerbach tourne autour de cette question mais la traite plutôt historiquement que techniquement.
27. 09. 2017
Je lisais un livre de psychologie sociale : Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Joule & Beauvois, dont certaines lignes pleines de poésie de l’aride — poésie saharienne, à la Wittgenstein — ont étrangement résonné en moi.
On a coutume, à la suite de Staw, d’appeler “escalade d’engagement” (escalation of commitment) cette tendance que manifestent les gens à “s’accrocher” à une décision initiale même lorsqu’elle est clairement remise en question par les faits.
Retour de Bordeaux où Mollat nous recevait avec François-Henri. [...] Elle me disait qu’elle [...], et je lui ai répondu qu’il était très difficile de me rendre heureux attendu mon peu de dispositions naturelles pour cette activité.
11. 10. 2017
Je sais bien à quoi je m’expose en avouant qu’avant de voir chez quiconque une “opinion”, notamment politique, je vois un tempérament. On me répondra avec un peu de facilité que cela me regarde si j’ai une aussi courte vue. Il n’empêche que — et en cela plus freudien que bourdieusien — ce qui me saute aux yeux quand je vois quelqu’un exprimer une opinion, c’est combien celle-ci est une prolongation symbolique, je ne dis pas de son corps, mais de sa complexion. C’est ce que j’appelle à part moi le “déterminisme physiologique”, qui gagnerait à se voir attribuer un nom plus passe-partout, comme “sprountz”.
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clementbenech · 7 years
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Journal jardinier
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22. 05. 2017
Soirée où je ne connais quasiment personne, rue de l’Abbé-Grégoire [...]. Un type souriant et habillé avec goût discute sur le balcon en compagnie de trois autres garçons distingués, à propos du film le plus mauvais de tous les temps. Le dandy se tourne soudain vers moi : “et vous, qu’en pensez-vous, mon ami ?” J’avais l’impression d’être dans Les Nuits de la pleine lune. Ils avaient presque tous lu Proust ; l’un d’entre eux, avec qui je devais me lier d’amitié plus tard, me faisait penser à Robert de Saint-Loup ; je le lui fis remarquer. Un peu plus tard, un garçon que je connaissais par ailleurs pour ses opinions politiques fit irruption dans la soirée. Je lui serrai la main et l’apostrophai :
— Alors, toujours royaliste ?
Aussitôt, il ouvrit grand sa chemise, dévoilant la fleur de lys qu’il avait tatouée sur la poitrine.
26. 06. 2017
Éloge d’Ostermeier par F. P. sur France Culture : dans chacun de ses compliments sur le metteur en scène, je vois pour ma part un blâme. Elle exulte de l’interactif, des jeux de lumières dans la salle, de la présence écrasante de l’acteur principal... autant de raisons de le fuir à mon goût.
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04. 07. 2017
Dîner avec F..., extrêmement prolixe ce soir, notamment une fois lancé sur la littérature, antique en particulier. Alors que je lui faisais l’éloge d’Aristophane contre les tragiques grecs, dont les préoccupations me paraissent perdues pour notre temps : “Eschyle, il faut le lire comme du Pagnol, en fait... et ne jamais oublier avec les antiques qu’ils cherchaient avant tout à fermer la gueule de leur adversaire par une bonne repartie, comme dans les duels de rap d’aujourd’hui.” Puis : “d’ailleurs, quand on voit la puissance du rap américain par rapport au rap français... Piouf.” (Il souffle.) Et aussi : “Le Sur Racine de Barthes il faut reconnaître que c’est brillant... même si c’est fondamentalement bête.”
J’ai l’impression qu’il s’est opéré dans le discours sur l’art un glissement pernicieux du résultat à l’intention quant à ce qui est exalté, glissement adossé à la volonté contemporaine qu’a chacun d’être artiste, encouragée sinon créée par la montée de l’individualisme (phénomène que je me garde de me condamner totalement) et les publicités pour Nike. Glissement de l’idée de chef-d’œuvre à l’idée de citoyenneté, du tableau exposé en musée à la toile en pleine élaboration, dans la moiteur de l’atelier. Plus facile de glorifier le geste. Plus facile de le juger sur des motifs quantifiables, spectaculaires. Je reprends Philippe Muray dans Après l’histoire — il raille tel musicien d’un groupe breton qui affirme ceci : “avant d’être des musiciens, on est des citoyens”. Commentaire de Muray : “il suffit d’imaginer une phrase pareille dans la bouche de Mozart, de Rodin, de Haydn, de Giotto ou de Cézanne pour avoir de quoi rire jusqu’à l’an 3 000.” Et l’on voudrait lui répondre qu’ils n’y étaient certes pas poussés, tous ces grands artistes, à une époque où l’œuvre finale faisait autorité bien plus que le procès de sa réalisation.
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17. 07. 2017
Magnifique exposition sur les jardins au Grand Palais ; là-bas pour y emmener Alice, principalement, je me suis retrouvé à prendre goût à ces herbiers du XVIème siècle, à ces xylothèques (des bibliothèques d’essences de bois, collectées et numérotées sous forme de cassettes), ces plans gigantesques pour des jardins démesurés, d’une époque où symétrie et minutie évoquaient plutôt grandeur et noblesse que psychorigidité. Le paysage est un bel art ; c’est le seul dont on plante les ingrédients au lieu de les déterrer. Être paysagiste, c’est accepter un featuring à vie avec la planète Terre. J’aime l’idée de laisser le sort de son œuvre entre les mains d’une instance extérieure, qui plus est impersonnelle, objective. Voir les jardins de mon oncle reproduits en photo dans la série des plus grands paysagistes français m’a également beaucoup ému et j’ai trouvé soudain cette activité pleine de sens.
L’exposition était si réussie qu’au moment de sortir j’ai eu presque un peu de chagrin de n’avoir pas croisé d’œuvre contemporaine indigente à railler. Pourtant, il y avait du contemporain, un grand socle carré qui contenait lui-même quatre cents niches également carrées remplies de terre argileuse de couleurs disparates. Cette œuvre m’a attiré, malgré le panonceau qui voulait en faire une œuvre vaguement militante (dans le goût de la mairie de Paris qui veut nous “réconcilier avec la Seine” alors qu’on ignorait tout de cette fâcherie — Muray) contre les idées reçues sur les sols, ou quelque chose de cette eau-là. Heureusement la dernière œuvre m’a comblé : il s’agissait de deux petits tas de poudre jaune safran, derrière une vitre. L’innocuité totale d’un tel dispositif m’a dirigé tout naturellement vers la description écrite qui la jouxtait, où l’on apprenait que l’artiste allemand — dont on taira le nom, pour ne pas le sortir de son anonymat légitime — employait dans cette œuvre évidemment intitulée Sans titre du pollen de fleurs de noisetier.
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Le reste mérite bien d’être cité in extenso : “sa collecte est une forme de méditation qui oblige à la patience. Pour lui, “le pollen est le début potentiel de la vie de plante. C’est aussi simple, aussi beau, et aussi complexe que cela. Et bien sûr cela génère de nombreuses pensées”.” Bien sûr. Il est évident que nous ne connaîtrons rien de ces pensées, qui à l’instar de celles de notre bon monarque sont trop complexes pour nous être communiquées. Mais j’oubliais le début, où il est écrit que l’artiste est “empreint de culture orientale”. Eh oui, car tout l’Orient est là : patience, méditation... Les portefaix cambodgiens qui ont édifié l’imposant temple d’Angkor n’auraient pas dû se casser les reins à la tâche ; un tas de pollen aurait suffi. Pauvre Orient...
Voilà l’artiste contemporain de la publicité pour Nike : pour lui, il suffit “seulement de le faire”.
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clementbenech · 7 years
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Journal délaissé
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12. 12. 2016.
J’aime de moins en moins la métaphore, ou du moins celle que j’avais pratiquée jusqu’à maintenant, à savoir celle qui entend tirer sa beauté de l’établissement d’une correspondance, de préférence entre deux éléments très éloignés l’un de l’autre (j’appelle métaphore également la comparaison). Car au fond, je sais pour être en arrière-cuisine qu’une métaphore n’est jamais engendrée au sein même du texte en train de s’écrire, mais naît tout à fait par hasard dans la vie courante (je parle ici de ce que j’avais appelé jusqu’à maintenant une « bonne métaphore » – la mauvaise, pure ornement, naissant elle d’une suite de mots grâce à la seule force cinétique et par une paresse grimée en spontanéité). Oui, la bonne métaphore est toujours plaquée, et c’est ce qui devrait la discréditer aux yeux du romancier, lequel ne devrait pas chercher à additionner des valeurs en soi mais à créer une valeur globale par la conjugaison d’éléments qui, pris séparément, n’en ont aucune. Plus je vais et plus ce défaut de valeur intrinsèque des éléments qui composent un roman m’apparaît comme la condition d’un bon, d’un grand roman.
01. 01. 2017.
Pendant une heure et demie, le chat avait miaulé à la mort dans sa cage, sur la banquette arrière. Entre deux complaintes, il s’abîmait les canines contre ses barreaux en aluminium. Nous sommes arrivés chez Alice, l’avons déposé et lui avons ouvert, puis sommes repartis au cinéma. Rentrés en fin de soirée, nous avons vu ses yeux nous regarder à travers sa cage, dans laquelle il était revenu faire une petite sieste, de son propre chef.
Et une fois que nous l’aurons eu, ce point de croissance ?
22. 01. 2017.
Puis je suis parti en Roumanie, […] quatre jours à Bucarest, sous la neige. […] Où les assemblages de communisme et de capitalisme créent des télescopages esthétiques intéressants, comme ce gigantesque centre commercial place de l’Union qui semble vouloir en remontrer à la Maison du Peuple située à quelques encablures, et dont j’ai appris que Trump avait voulu la racheter pour en faire un casino. […] Grâce à Despina j’ai pu aller voir une messe orthodoxe, très ennuyeuse, le pope lisant ses psaumes d’une voix monocorde, tourné vers les reliques.
J’étais bien installé chez la mère d’Ilinca (rue V…). Sauf qu’il n’y avait pas de bureau donc je devais travailler à mon roman sur une table à repasser. [...]
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31. 01. 2017.
Que faire de la paix ? est la question philosophique qui m’intéresse le plus en ce moment.
20. 02. 2017.
Les gens de gauche et les gens de droite ne sont pas d’accord sur les moyens parce qu’ils ne sont pas d’accord sur les fins ; comme deux personnes qui se disputeraient, l’une quant à la meilleure manière de conduire un camion, l’autre quant au secret d’une bonne mayonnaise.
 10. 04. 2017.
J’ai parfois l’impression d’être moins vivant que par le passé.
 22. 05. 2017.
Papa est venu à la maison il y a quelques semaines pour retirer à Dino une tique qui s’était incrustée sous la peau de son cou. Comme il n’avait pas de coton il a pris un mouchoir et comme il n’avait pas d’alcool à 90° ni ses lunettes sur le nez, il a pris une bouteille de liquide de rinçage pour lave-vaisselle et en a jeté une rasade dans le creux du mouchoir. Moi j’ai immobilisé Dino sur mes genoux et on a retrouvé très vite la tique en passant la main en peigne dans son pelage. Papa n’avait pas non plus la pince à tiques idoine alors il a pris une fourchette mais c’était une fourchette qui devait avoir les dents du bonheur, parce que l’acarien passait au travers sans difficulté. Comme Papa se plaignait de ne rien voir je lui ai dit de chausser ses lunettes mais il ne voulait pas, et il a sorti sa pince multifonctions pour arracher la tique, qui résistait, résistait, de sorte qu’elle a fini par exploser et lui envoyer dans les yeux une sorte de jus grisâtre, ce qui plutôt que de me dégoûter m’a fait rire sans interruption pendant une minute au moins.
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clementbenech · 7 years
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Bientôt de retour
(Pour vous jouer un bon tour.)
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clementbenech · 7 years
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Adresse
Adresse à l'écrivain qui conclut un interminable paragraphe par “, en un mot :” : fallait le dire plus tôt.
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clementbenech · 7 years
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Journal suisse et parisien
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24. 08. 2016, Lavigny (Suisse)
J’en suis encore à me demander ce que c’est vraiment de célébrer. Je dirais que c’est un hommage du langage, considéré comme noble, à quelque chose qui ne l’est pas encore et se retrouve ainsi adoubé. Les guerriers, dans l’Antiquité, puis l’électricité dans l’époque moderne, et enfin la vitesse et les voitures de course pour les futuristes. Il semble pourtant que ces exhortations à célébrer par la littérature battent de l’aile à l’époque contemporaine, comme si nous ne savions plus ce que célébrer veut dire. Il nous reste bien le mot de Rimbaud, « il faut être absolument moderne », que nous répétons à l’envi comme le fragment rescapé d’une langue morte. Mais le désir n’y est plus. Comme si la noblesse avait passé le sceptre de l’instance célébrante à l’instante célébrée. Aujourd’hui ce n’est plus à la littérature de « rendre célèbre », conformément à l’étymologie transparente du mot, car elle est toujours moins célèbre que ce qu’elle s’évertue à louanger. Non, c’est au monde contemporain de lui rendre hommage et de rejeter sur elle un peu de sa lumière. D’où ces robes de créateur à l’effigie de La Recherche du temps perdu…
27. 08. 2016
Enfin le retour du tonnerre. Ces quelques jours de beau temps ininterrompu m’ont jeté dans une telle torpeur… Freud cite ce distique de Goethe dans Malaise dans la civilisation : « Alles im Leben lässt sich ertragen / Nicht nur eine Reihe von schönen Tagen » (Tout, dans la vie, se laisse supporter / Si ce n’est une série de beaux jours).
12. 09. 2016
Moyens, fins. Olivia de Lamberterie parle du nouveau livre de Céline Minard dans « Le Masque et la Plume » : c’est le syndrome « une Ferrari d’accord, mais pour aller où ? »
Photo de Woodstock sur Facebook. On s’extasie : tout ce monde ! quelle liberté ! etc. Je me demande bien ce que cela change à l’échelle d’un homme, qu’il soit dans une foule de mille ou de cent mille personnes, et me dis une fois de plus qu’on nous apprend à désirer pour plusieurs. D’où que nous apparaissons parfois comme des machines à désirer avec un défaut d’ampérage.
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08. 11. 2016, Paris
Il y a dans le « je t’aime », au-delà du plaisir d’être aimé, un plaisir qui est celui de l’effet de seuil, ou de l’effet palier, comme un cliquet sur une roue dentée. Je ne pense pas, comme Barthes, que le « je t’aime » soit performatif (idée qui comme beaucoup doit son succès à son excès, comme le « Medium is message » de McLuhan bien décortiqué par Debray) mais qu’il scelle une réalité, transforme du mouvant en solide. Je t’aime, et donc l’affection que j’ai pour toi a dépassé un seuil qualitatif, une porte qui s’est refermée derrière une fois franchie.
09. 12. 2016
Beaucoup lu Houellebecq récemment, Extension du domaine de la lutte, Plateforme, et puis son essai sur Lovecraft, Contre le monde, contre la vie. Ce qui m’avait déjà frappé cet été à New York quand j’avais lu La Carte et le Territoire, et qui n’a pas manqué de me frapper à nouveau, c’est combien l’humour de Houellebecq siège dans son ethos de niaiserie face aux arabesques du réel ; ses passages savants, assez nombreux, où l’on voit un homme qui « connaît les choses », font ressortir avec d’autant plus de vigueur ces instants délicieux où, soudain, l’enfant affleure – passages qu’il a soin de signaler par une syntaxe un peu flottante, un affaissement furtif et calculé du registre de langue, et qui m’enchantent particulièrement.
Le succès de cet ethos enfantin est surtout dû à sa rareté. Exemples de ce flottement piqués dans Plateforme : « il aimait sa fille dans un sens ». Ce « dans un sens » est d’une oralité bien pesée. Puis « dans l’ensemble, le show était quand même surtout assuré par des animateurs ». Voilà, « quand même surtout ».
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clementbenech · 8 years
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Ma bibliothèque idéale
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Vingt-cinq ans. C’est le jour de mon anniversaire, en avril dernier, que je me suis mis en tête de faire une sorte de bilan des livres qui avaient compté dans ma petite vie. J’en oublie sûrement. Hélas. Les voici. De bien des auteurs ici, il faudrait intégrer l’œuvre complète. Mais le mieux est l’ennemi du bien.
Mon seul critère : me souvenir d’avoir voulu en parler à tout le monde une fois le livre terminé. J’ai dû restreindre à la littérature générale, sauf exceptions. Il manque donc les bandes dessinées, les livres jeunesse, et la philosophie. Ce sera pour une prochaine fois.
ALAIN. Propos sur le bonheur
ALMENDROS, Vincent. Ma chère Lise
BECHDEL, Alison. Fun home
BELIN, Bertrand. Requin
BOUVIER, Nicolas. L’Usage du monde
BRETON, André. Nadja
BRETON, André. Manifeste du surréalisme
CERVANTÈS, Michel (de). Don Quichotte
CARRÈRE, Emmanuel. D’Autres Vies que la mienne
CHARLES, Lise. La Cattiva
CHEVILLARD, Éric. La Nébuleuse du crabe
CHEVILLARD, Éric. Choir
CHEVILLARD, Éric. Dino Egger
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CIORAN. De l’Inconvénient d’être né
COHEN, Albert. Le Livre de ma mère
DEBRAY, Régis. Éloge des frontières
DEBRAY, Régis. Vie et mort de l’image
DÉSÉRABLE, François-Henri. Évariste
DREYFUS, Arthur. Belle famille
DOSTOÏEVSKI, Fiodor. Crime et châtiment
FERNIOT, Jean. Pour le pire
FREUD, Sigmund. L’Inquiétante étrangeté
FREUD, Sigmund. Dora, Fragments d’une analyse d’hystérie
FREUD, Sigmund. L’Interprétation des rêves
GOMBROWICZ, Witold. Contre les poètes
GRACQ, Julien. Le Rivage des Syrtes
GRACQ, Julien. En lisant en écrivant
GUIBERT, Hervé. Le Mausolée des amants
HERPE, Noël. Objet rejeté par la mer
HOUELLEBECQ, Michel. La Carte et le Territoire
HUGUENIN, Jean-René. Journal
HUXLEY, Aldous. Le Meilleur des mondes
HUYSMANS, Joris-Karl. À rebours
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KUNDERA, Milan. L’Insoutenable Légèreté de l’être
KUNDERA, Milan. La Valse aux adieux
KUNDERA, Milan. L’Art du roman
LANZMANN, Claude. Le Lièvre de Patagonie
LAURENS, Camille. Romance nerveuse
LERNER, Ben. Au départ d’Atocha
LEVÉ, Édouard. Autoportrait
MALLARMÉ, Stéphane. Poésies
MANN, Thomas. Tonio Kröger
MATTON, François. Oreilles rouges et son maître
MODIANO, Patrick. Dans le café de la jeunesse perdue
MODIANO, Patrick. Villa triste
MODIANO, Patrick. De si braves garçons
MURAY, Philippe. Désaccord parfait
NOTHOMB, Amélie. Hygiène de l’assassin 
PESSOA, Fernando. Le Livre de l’intranquillité
PIREYRE, Emmanuelle. Féerie générale
PROUST, Marcel. À la recherche du temps perdu
RADIGUET, Raymond. Le Diable au corps
REINHARDT, Éric. Le Système Victoria
RENARD, Jules. Journal
RIMBAUD, Arthur. Poésies
ROSSET, Clément. L’École du réel
ROSTAND, Edmond. Cyrano de Bergerac
ROWLING, J. K. Harry Potter
SABOLO, Monica. Tout cela n’a rien à voir avec moi
SAFRAN FOER, Jonathan. Extrêmement fort et incroyablement près
SARTRE, Jean-Paul. La Nausée
SARTRE, Jean-Paul. L’Existentialisme est un humanisme
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SEBALD, W. G. Austerlitz
SEBALD, W. G. Les Émigrants
SIMONET, Mathieu. Barbe rose
STEINBECK, John. Les Raisins de la colère
STEINER, Olivier. La Vie privée
SÜSKIND, Patrick. Le Parfum
SVEVO, Italo. La Conscience de Zeno
TARTT, Donna. Le Maître des illusions
TOUSSAINT, Jean-Philippe. La Salle de bain
TOUSSAINT, Jean-Philippe. La Vérité sur Marie
TOUSSAINT, Jean-Philippe. La Télévision
VALÉRY, Paul. Tel quel
VERGER, Frédéric. Arden
WILDE, Oscar. Le Portrait de Dorian Gray
WINTERSON, Jeanette.Pourquoi être heureux quand on peut être normal?
ZORN, Fritz. Mars
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clementbenech · 8 years
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Journal estival
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23. 06. 2016
L’autre jour, Marc et moi sommes allés à Greenpoint dans les nouveaux bureaux pour prendre des mesures. Après quoi nous avons pris l’East Ferry direction Dumbo avec des cartons sous le bras. C’était un magnifique trajet sous le soleil. Et arrivés à la librairie PS qui fermait ses portes, nous avons acheté leurs étagères pour une maudite somme. Il fallait additionner des pieds et des pouces, ce qui était vraiment coton. Puis j’ai pris un burger avec lui. En veine de confidences, j’ai failli lui parler de l’effet de seuil.
Finalement, non.
On a pris une limonade assis face à Manhattan dont les immeubles semblaient des excroissances autour desquelles les hélicoptères tournaient comme des mouches drosophiles.
10. 07. 2016
Déception après la finale de l’Euro perdue contre le Portugal. En rentrant chez moi depuis Governor’s island où je suis allé voir le match sur écran géant avec des amis, je repensais à une certaine posture de l’homme, qui serait de dire : “mais ce ne sont que vingt-deux imbéciles qui courent après un ballon !” Et la légion d’honneur ? “Une simple breloque !” Et la sexualité ? “Une gesticulation ridicule !” Je connais cette position. Je me dis que ces gens que je ne parviens pas à qualifier (nihilistes ?) sont peut-être lucides, mais doivent être bien malheureux, à dénuder ainsi ce à quoi notre civilisation — avec tous ses défauts — donne de l’importance...
11. 07. 2016
Dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, Kundera place des extraits de partition. C’est d’ailleurs l’une des plus belles pages du livre : pour suivre Teresa, Tomas doit renoncer à son poste de chirurgien en Suisse, et il apporte sa démission à l’homme qui l’y a appelé pour le sauver. D’abord réticent, le médecin consent à laisser partir Tomas au moment où celui-ci cite le “Es muss sein!” de Beethoven, adouci par la référence commune.
Kundera place cette partition au sein du livre parce qu’il n’y a pas de plus grande précision à laquelle puisse prétendre l’imprimé. La précision ultime serait la chose même, c’est-à-dire d’écouter la musique en question. Mais ici, si ces notes dépassent en exactitude une reconstitution par le mot, elles restent pourtant intégrées au cadre du roman, sans rupture d’immersion. Pourtant, ce n’est pas par amour de l’exactitude elle-même que j’aime cette partition (ce qui serait une position universitaire), mais parce que cette précision m’émeut, m’étreint. Kundera fait le pari de l’irremplaçable.
16. 07. 2016
Je monte les escaliers jusqu’au quai du métro aérien. Je sais que la sortie que je devrai prendre une fois parvenu à destination se situe exactement du même côté, de sorte que d’un point de vue économique, l’optimal serait de ne pas bouger. Mais voilà, je veux actualiser ma présence sur ce quai — j’ai des jambes, il faut qu’elles servent — je marche un peu plus loin. Je crois qu’il y a là une tendance humaine très profonde qui relève sûrement de ce que j’appelle en mon for intérieur l’aspect injonctif de la liberté. Des jambes qui veulent servir rencontrent un quai qui veut être arpenté. Le cerveau n’a pas son mot à dire dans cette opération, il assiste impuissant à la rencontre de deux volontés. Je dis que cette tendance est profonde car on la retrouve également dans des activités plus “socialement favorisées”, pour reprendre la terminologie freudienne. Et notamment la politique, qui bien souvent préfère l’acte — au niveau du langage — à son contenu véritable. Même quand, comme dans les derniers événements, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire que de pleurer nos morts.
Il en va de même pour l’écriture, d’ailleurs. Ce que Barthes appelait le babil (dans Le Plaisir du texte). Un stylo ivre qui répond à l’appel d’une page.
Le dramaturge qui cède à la tentation paresseuse de l’interactif : “je ne sais pas toucher l’âme des gens, donc je vais toucher leur corps”. D’où aussi ces basses surpuissantes qui nous font battre le cœur.
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24. 07. 2016
La visite seul au musée est le meilleur remède qui soit contre le vague à l’âme de la gueule de bois. Un peu fébrile et dépossédé, j’ai passé en revue la collection d’art américain du Brooklyn Museum, ainsi que quelques Monet et un buste de Balzac par Rodin, très amusant. Un tableau de Monet m’a particulièrement requis, comme peuvent seuls le faire les paysages dans lesquels je me promène en vagabond, à peine esquisse, léger comme le fétu.
28. 07. 2016
[...] Et elle m’a sorti de ce filet de ressentiment dans lequel j’étais empêtré depuis la soirée précédente. Je lui ai offert une glace, et [...]
Nous avons visité le supermarché, comme s’il s’agissait d’un musée. J’ai repensé au “voir comme” de Wittgenstein. Pour la salade de fruits, nous avons acheté des bananes, des pêches et un pamplemousse jaune. Nous avons envoyé un SMS pour savoir si le bus arrivait. Il était à trois minutes alors que nous faisions la queue, et nous sommes sortis en courant du supermarché pour le voir nous passer sous le nez à toute allure. Nous l’avons un peu poursuivi. J’avais de l’avance et jonglais avec les pêches pour qu’elle puisse me rattraper. Pas eu le temps d’attraper un sachet, les pêches étaient à même mes mains, avec leur duvet blanchâtre et légèrement collant comme de la craie humide. Je me sentais en communion avec le monde, pas question de regarder ma montre. En attendant le bus suivant, on a mis les pêches dans son soutien-gorge après avoir collé leurs étiquettes sur notre front.
C’était une excellente salade.
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04. 08. 2016
Retour à Paris.
11. 08. 2016
[...] Je lui dis deux ou trois phrases en anglais avant de me rendre compte de ma bévue. [...]
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clementbenech · 8 years
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Journal, juin
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07. 05. 2016
Flowery sheets
Your allergic skin
Shows goosebumps
(Haïku sur un mouchoir.)
26. 05. 2016
J’ai dit que la liberté me paraissait être un concept intrinsèquement relatif, à savoir que l’on ne pouvait être libre que par rapport soit à une oppression antérieure, soit à une autre personne ou à un autre peuple qui le serait moins que nous. D’où mon étonnement quand j’entends un Américain me dire qu’il vit dans un pays libre. Automatiquement, je me dis : par rapport à qui ? ou : par rapport à quand ? Mais l’idée d’une liberté absolue me semble une contradiction dans les termes.
Je dis qu’il y a une différence entre espace libre et espace vide car l’espace libre — paradoxalement, ou du moins il me semble qu’il y a là un paradoxe — implique une résistance. L’espace vide, c’est celui dont on a aspiré tous les atomes pour l’insonoriser ; l’espace libre, c’est une chambre pleine d’air ambiant. Cette réflexion me vient de mon désaccord avec l’idée que la page blanche serait un espace libre. Je la dirais plutôt espace vide, car si j’admets la première proposition, c’est pour me demander aussitôt : très bien, mais quel est l’enjeu de cette liberté ? N’est-ce pas une liberté de nourrisson ?
La liberté d’écrire n’importe quoi ne me semble pas être liberté véritable. Ce qui m’amène à penser qu’une liberté véritable est toujours corrélée à une fin. On me répondra qu’une liberté de qualité médiocre n’en est pas moins liberté. Je crois au contraire qu’il y a un seuil qualitatif en deçà duquel on passe de la liberté au vide.
Je crois à la liberté contre, et avec Gombrowicz, qu’il n’y a “que face à l’ennemi et à lui seul que l’on peut vérifier pleinement notre raison d’être”. N’oublions pas que les avions décollent face au vent.
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30. 05. 2016
[...] Mais nous avons vu un raton-laveur pointer sa petite tête hors d’une poubelle, à la nuit tombée.
Le narrateur de Mars ne manque pas d’ironie envers les “choses élevées”. Ce qui m’intéresserait, ce serait une étude de l’imaginaire de l’élévation : une étude bachelardienne de cette élévation. Pourquoi ces idées-là, ces sujets-là spécifiquement, sont-ils assimilés à la hauteur ?
04. 06. 2016
L’effet de seuil me requiert particulièrement en ce moment, il surgit notamment dans toutes mes lectures. Le livre de Ion Pacepa, Horizons rouges, sur la dictature de Ceausescu, qui me passionne (comment un dictateur, super-homme, nous apprend par effet de loupe ce qu’est un homme), rapporte ces paroles du Conducator : “si un homme prend de la cocaïne de temps en temps, il ne change pas fondamentalement. Si un homme prend de la cocaïne tous les jours, il devient un junkie.” Et dans Mars, Zorn reconnaît que certains enfants zurichois ont sûrement reçu la même éducation mortifère que lui, mais chez lui elle a atteint un seuil critique, comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, ou l’eau qui bout à cent degrés. Je suis sûr qu’il doit exister une lecture à ce sujet, sur l’imaginaire (décidément) du seuil, un peu comme ce qu’est l’Éloge des frontières de Régis Debray à l’imaginaire de la frontière.
Quand on a un esprit qui par nature, comme une bouffée de chaleur, monte vers les hauteurs, vers les “choses élevées” peu chères à Fritz Zorn, il faut une force qui les ramène vers la terre ferme. De même que l’on envoie une flèche en appliquant à la corde et à l’arc des tensions de force égale (constat que Debray prête à Héraclite, mais je ne l’ai jamais retrouvé dans les Fragments de ce dernier). Quelle force ? La trivialité peut-être — Booba dirait le sale, ce qui convient presque mieux — qui compense le séraphique. Trivialo et Séraphin sont mes deux anges gardiens, un sur chaque épaule. Et je ne dois laisser aucun des deux prendre le dessus.
Chez Kundera, les personnages pètent et chient (il admire Rabelais) volontiers. Car il craint l’éthéré comme la peste. S’ensuivrait une réflexion sur la différence entre littérature et cinéma (lequel propose différents degrés d’existence aux objets qu’il aborde) que je n’ai pas le cœur à esquisser ce soir.
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28. 06. 2016
Sur la politique, il me semble qu’une étude de l’imaginaire du positionnement en dirait bien plus sur nous que d’examiner les mesures réelles prônées par les différents partis et l’adhésion qu’elles suscitent. Quand j’avais préparé Sciences-Po entouré de gens qui affirmaient leurs positions avec la pleine certitude de l’œuf avant l’éclosion, il m’avait déjà frappé à l’époque qu’ils cherchaient avant tout à exprimer quelque chose de leur nature (quand ils ne répétaient pas tout bêtement ce que disaient leurs parents, écueil dans lequel je ne risquais pas de tomber puisque mes parents ne me parlaient jamais de politique). Natures variables dont l’éventail allait de l’insurgé d’extrême-gauche (“on ne va pas se laisser faire”) à la froide rationalité cynique et faussement résignée de l’extrême-droite, en passant par l’espoir progressiste, altruiste de la vieille gauche ainsi que par le parti du réel à droite (droiture, rectitude, inflexibilité).
Il serait amusant de chambouler les places au Parlement et de voir ce qui en résulterait dans le positionnement politique de mes compatriotes.
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clementbenech · 8 years
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Un mail martien
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Chère Blandine,
Tu m'as demandé : qu'est-ce qui te plaît tant chez Zorn, pourquoi à toi ? et comme je viens de le relire, je vais essayer de te répondre.
Ce qui me plaît chez lui, c'est cette implacable lucidité, laquelle n'est pas seulement exhibée, mais employée en vue d'une fin, qui est sa guerre. Dernière phrase du livre : je me déclare en état de guerre totale. Contre son milieu bourgeois qui a fait de lui un monstre de politesse, un individu craintif, épouvanté à l'idée de faire usage du monde, incapable d'amitié et d'amour.
Ce qui me plaît, c'est sa manière de tenir un ton pendant tout le livre. On loue souvent dans les livres les variations de tons, de même qu'on loue un écrivain capable d'écrire des livres extrêmement différents les uns des autres (comme si cette omnipotence avait une valeur intrinsèque), mais ce qui me semble difficile à moi, c'est bien plutôt de garder une voix unie pendant trois cents pages. Et parce que c'est difficile, c'est peut-être ici que se trouve l'art. Pas pour le goût de la performance, mais parce que Zorn a trouvé en l'occurrence un canal où la réception est idéale (comme on trouve un endroit d'une maison de campagne où l'on capte cinq barres) et que toute latitude nous est alors donnée pour l'entendre.
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Me fascine (et à vrai dire, seule m'intéresse, dans le domaine des idées) la faculté de penser contre soi. À rebours de l'esprit de clocher, de caste qui me rebute. On encense généralement les penseurs et les intellectuels pour leur cohérence (vie et œuvre au diapason), j'apprécie pour ma part que l'on fasse l'éloge du contraire de soi. De la faiblesse, pour un malabar, de la force physique, pour un malingre comme Nietzsche. J'y trouve bien plus de sincérité car je sais que n'y loge pas le désir de se grandir indirectement. Chez Zorn, c'est d'une force inouïe. C'est le bourgeois par excellence, d'une normalité maladive, qui va faire soudain l'apologie du désordre, de l'énergie gaspillée, du jazz (grande subversion au sein de sa famille), de la sexualité proscrite toute sa vie. On lui a dit : tiens-toi à l'écart et meurs ! et il l'a fait. Et c'est pour ça qu'à la fin de sa vie son message d'implication, d'intrication dans la vie réelle et sa viscosité me touche plus que celui de quelqu'un qui aurait effectivement vécu cette vie. Car la plupart des gens croient qu'il faut vivre de la manière dont ils vivent, et c'est pourquoi leurs leçons n'ont guère de poids.
En écriture, je m'efforce de m'en tenir au conseil de Gombrowicz dans Contre les poètes : plus on est idéaliste, plus il faut être réaliste. Histoire de mettre un contrepoids dans la balance, car c'est l'équilibre qui frappe juste. L'équilibre, et ici chez Zorn, l'extrême correction de la langue qui rend son incorrection à lui, son impertinence fondamentale encore plus frappantes. Son attaque contre les fondements de son éducation a d'autant plus de poids qu'elle est effectuée avec les armes mêmes de cette éducation, avec cette pensée extrêmement didactique, ses raisonnements hypothético-déductifs à la Wittgenstein, qui aboutissent toujours à des lemmes-uppercuts : cela vaut la peine de vivre en Enfer car l'Enfer est là où Dieu n'est pas. Quelle politesse ! Quelle force pourtant !
Enfin, c'est quelqu'un pour qui la métaphore n'a rien d'ornemental mais exprime quelque chose de très profond. Zorn a une disposition associative absolument inouïe, il est vraiment voyant, et sa comparaison entre sa famille et le bernard-l'hermite, pour ne citer que celle-ci, est plus que drôle (même si elle l'est aussi) : elle fait surgir une réalité qui était enfouie sous la surface du langage. C'est une comparaison issue d'un sentiment organique, et non pas fabriquée de toutes pièces.
Pour finir, c'est un livre hilarant. J'ai tout dit.
Je t'embrasse.
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clementbenech · 8 years
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Journal de Brooklyn
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09. 04. 2016
La perspective du roman donne à tous les matériaux que j’approche une densité qui est celle du moyen soudain affublé d’une fin, car alors je ne suis plus à flâner dans la culture comme un sac poubelle à la surface du bouillon primitif, mais j’agis avec une direction nette et déterminée.
10. 04. 2016
[...] La bougie entre nous me brûlait le menton. [...]
23. 04. 2016
Le chimpanzé me fait rire car je le “vois comme” un homme. J’utilise le schème de perception “homme” pour le regarder et c’est pourquoi il me fait rire, en jouant avec cette frontière. Comme quand je mets les chaussures de quelqu’un d’autre, qui me vont même si ce ne sont pas les miennes. En revanche, la girafe ne semble jamais ridicule car elle ne ressemble pas assez à l’homme pour que mon protocole de perception “homme” fonctionne, pour que je puisse, avec profit, la “voir comme” un homme.
Les métros passent sous mon immeuble et le font vibrer tout entier. Que se serait-il passé si j’étais monté dedans ?
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25. 04. 2016
Je n’aime pas trop quand le réel côtoie sa représentation : l’autre jour au supermarché il y avait un paillasson orné d’un dessin de viande, au pied du rayon viande, comme dans une œuvre de Joseph Kosuth.
C’est grâce à Bachelard que j’ai pu formuler ce qui me préoccupait depuis longtemps au sujet de la distinction entre direct et indirect, à savoir qu’il y a un imaginaire du direct, encore à explorer.
28. 04. 2016
L’autre nuit. Je conçois une forme en m’endormant, puis cette forme prend peu à peu l’apparence d’une femme allongée, lascive ; et je me dis alors : ah tiens, c’est vrai qu’il y a le sexe. Comme si la fantaisie qui avait précédé l’apparition de cette femme se faisait au sein d’un monde dont la sexualité fût absente.
30. 04. 2016
“L’identité”. Mais à qui faut-il être identique pour avoir droit à ce Graal ? C’est là la rêverie d’un ignare : j’imagine qu’avoir une identité, c’est avoir des traits reconnaissables, et pourtant pour être reconnaissables ils doivent être partagés, donc identiques. D’où que l’identité est une combinaison unique de qualités partagées.
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07. 05. 2016
Écriture de mon roman : je m’impose comme contrainte quasi-oulipienne de ne pas citer les noms les plus célèbres des lieux new-yorkais. J’aimerais être capable de l’écrire sans dire “Statue de la Liberté” ni “Times Square”, ni “Empire State Building”. Pourquoi cela ? Peut-être pour essayer de ne pas mettre un pied dans le secteur (les frontières, encore) du guide de voyage. Mesure prophylactique qui peut paraître excessive mais qui est liée à mon désir de faire un vrai roman. Or un roman qui ne se pose pas la question du domaine du roman est souvent une version frelatée d’autre chose (essai, cinéma).
14. 05. 2016
Ce que je n’ai pas dit l’autre jour au sujet de mon roman et de sa contrainte : je veux éviter de citer des noms également pour qu’il contienne le taux le plus bas possible de phatique (mon poison). Or bien des romans qui se passent à l’étranger se piquent de donner à voir. Mais quand la ville a le malheur d’être connue, on risque de tomber dans la conversation mondaine : “vous et moi connaissons Manhattan”. Ce n’était pas le cas pour mon premier roman, L’Été slovène. 
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