Tumgik
neboispascetteeau · 2 years
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Ne bois pas cette eau
Plus d’une fois j’ai eu cette velléité là : m’installer face à elle avec une caméra. Chacun de ses mots, chacune de ses idées, ses fulgurances, je souhaitais les conserver. 
Assise à chaque fois, se grattant la joue comme si un poil la démangeait, son regard dirigé vers moi mais toujours vague. Les mots sortent comme ça, comme ils lui viennent. Pourtant, ça fait des années qu’elle les rumine. Elle n’a pas conscience, du moins je crois, de la violence qui sort de sa bouche. C’est sa propre douleur qui parle. Elle gicle. 
L’écouter, c’est capter la vie déçue de milliers de femmes. Celles qui attendent tous les soirs leur mari, pour qui le couple est une profonde solitude. “Ces hommes là ne savent pas qu’ils nous rendent prisonnière.”. 
Elle relate la vie des autres comme si c’était la sienne. Les histoires se confondent et lui servent à exprimer sa douleur. Partout, elle cherche des points communs entre elle et ces femmes. Et si différence il y a, elle les exprime pour mieux souligner la sienne. 
Je me souviens de son poste de radio allumé pour que je puisse m’endormir. Elle était là, près de moi. Je sentais sa longue chemise de nuit toucher mes jambes. 
France Bleu ou Nostalgie - 106.4 -, la chaleur encore brûlante d’un bidon de Soupline contre mon ventre. Chaque fois que je dormais chez elle, même en été, elle avait peur que j’ai froid. Alors, elle prenait ce bidon de cinq litres et le remplissait d’eau bouillante. Au début de la nuit, je l’éloignais de moi. Elle, elle restait là, silencieuse. Nous attendions toutes les deux le passage du marchand de sable, qui faisait une arrivée délicate sur de la Disco. 
La musique était partout, surtout les mercredis matins. Au réveil, au déjeuner, après la douche, au retour du marché. Elle épluchait des pommes de terres pour en faire des frites sur Big Bisous de Carlos, m’envoyait chercher de la crème à la laitière sur Toutes les femmes sont belles de Franck Michael. 
Quand, j’avais soif, j’avais interdiction boire de l’eau du robinet. Alors, si je n’avais pas le courage de descendre à la cave chercher une bouteille de Contresse, je me rabattais sur de l’Orangina. 
Crêpes roulées du charcutier et steak-frites-ketchup étaient mon repas du midi. J’évitais le plus possible le museau de cochon et les restes de rôti de porc froid de la veille. Sa grosse croûte graisseuse et sa sauce marron cloquée de gras jauni me dégoutaient. De toute façon, les restes étaient pour mon grand-père. Je devais, plutôt, nous devions manger chaud. 
(...) 
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